Or,comme l’homme au manteau sombre dégustait ainsi,lentement cette fois, la brûlante liqueur qu’il avaitcommandée ; tandis qu’il promenait des yeuxintéressés sur les détails pittoresques de latabagie hollandaise dans laquelle il se trouvait, brusquement ilparaissait tressaillir.
— Ah !par exemple, murmurait-il.
L’hommeau manteau brun, qui avait pris une pose nonchalante se redressaitinstinctivement. Il semblait désormais, en effet,scrupuleusement attentif et fortement étonné.
— Celafait trois fois que je le rencontre… murmurait-il. Trois foisque j’ai la nette impression que je suis épié,espionné, filé, suivi. Décidément, ilfaudra que j’en aie le cœur net.
L’hommeau manteau sombre fixait en ce moment un consommateur qui se trouvaità l’autre bout de la tabagie, et qui, plusieurs fois, eneffet, avait paru le fixer lui aussi avec une certaine attention.
C’étaitun tout jeune homme de vingt-cinq ans environ, aux traits énergiqueset intelligents, à l’allure décidée, auregard vif, et qui, vêtu avec une certaine recherche, bien quesans élégance, détonnait quelque peu parmi laclientèle famélique de la tabagie.
L’hommeau manteau brun le fixait toujours ardemment.
— Voicitrois fois, répétait-il encore, que cet inconnu setrouve sur ma route… trois fois qu’il me regarde commequelqu’un qui vérifie un signalement, et je ne sais,moi, que son prénom à peine… Daniel, ai-je cruentendre dire qu’il se nommait. En vérité, c’estune imprudence que j’ai faite ; cet individu, j’auraidû depuis longtemps m’en méfier !
L’hommeau manteau brun, impassible toujours en apparence, continuait enréalité à dévisager l’inconnu qu’ilcroyait s’appeler Daniel.
— UnFrançais, remarquait-il. Sûrement, c’est unFrançais…
Etsoudain, comme il se levait, ramassant sa monnaie, dissimulant lalettre qu’il venait d’écrire dans l’une desgrandes poches de sa cape, l’homme au manteau brun ajoutait :
— Jene sais qui est ce Daniel, mais si par malheur il s’agit d’unpolicier appelé par Juve ou Fandor pour me combattre, jemontrerai à Juve et à Fandor qu’il n’estpoint homme qui vive qui puisse me faire peur, et que Fantômas,tout meurtri qu’il est en ce moment par ses tragiquesaventures, est encore capable de vaincre, est encore capable de tuer…
L’hommeau manteau brun, Fantômas peut-être, Fantômasassurément, jetait encore un dernier regard de haine àl’adresse du personnage qu’il disait s’appelerDaniel.
— Nousnous reverrons, murmurait-il tout bas… nous nous reverronsquand il me plaira, et je saurai si le hasard seul a voulu ces troisrencontres…
Ilsortait du cabaret, il se perdait dans la nuit embrouillardéed’Amsterdam… l’homme au manteau brun ricanait, etrépétait par moments :
— Nousallons voir si Juve et Fandor sont véritablement honnêtes,nous verrons si Juve et Fandor me répondront…
Etil agitait toujours, d’une main qui tremblait, la lettre qu’ilavait écrite dans la tabagie hollandaise.
— C’esttoi, Fandor ?
— C’estmoi, Juve. Rien de nouveau ?
— Si,Fandor.
— Quoi ?mon Dieu…
— Elleest sauvée…
— Sauvée ?…
EtFandor, qui rentrait dans la chambre d’hôtel oùJuve et lui demeuraient toujours depuis les aventures qui avaientterminé les intrigues du palais royal et depuis la disparitiond’Hélène, Fandor bondissait comme un fouau-devant de Juve, la figure illuminée d’une joieintense, d’une joie considérable.
— Sauvée…répétait-il. Hélène est sauvée…Ah ! Juve, soyez béni pour la nouvelle que vous medonnez. Je devenais fou, moi, voyez-vous. Mais parlez, bon Dieu…Où est-elle ?… Comment savez-vous qu’elleest sauvée ?… Parlez donc… parlez donc…
Fandors’était précipité sur Juve, il avait prisle policier par le bras, il le secouait sans ménagements,l’ahurissant de demandes, et ne lui laissait pas le temps derépondre.
— BonDieu ! parlez donc, répétait-il… Vous voyezbien que vous me faites mourir…
Il yavait vingt-quatre heures qu’Hélène avaitdisparu, vingt-quatre heures tout juste s’étaientécoulées depuis l’instant tragique oùFandor, rentrant dans le salon orange du palais royal, avait dûconstater le rapt de la jeune femme, sans pouvoir, hélas !se douter que Fantômas et Hélène se trouvaientencore à quelques mètres de lui, cachés derrièrela tenture, et courant le danger d’être immédiatementdécouverts.
Cesvingt-quatre heures, Juve et Fandor les avaient naturellementemployées à parcourir Amsterdam, à enquêter,à perquisitionner, à rechercher Hélène.
Hélas !ces recherches, jusqu’à cette heure étaientdemeurées vaines ! Nul au palais royal n’avait pules renseigner et la police elle-même, mobilisée par lareine Wilhemine, avait dû se déclarer impuissante àretrouver les traces de la femme de Fandor et de son sinistreravisseur.
Lesdeux hommes s’étaient séparés pour évitertoute perte de temps. Toute la journée, Juve avait enquêtédans les bouges d’Amsterdam, cependant que Fandorperquisitionnait dans les cabarets interlopes des faubourgs et de labanlieue, s’informait des moindres indices aux docksd’embarquement du port, comme aux guichets des grandes gares.Et c’était précisément à l’instantoù Fandor rentrait désespéré àl’hôtel que Juve lui criait d’une voix d’indiciblebonheur :
— Elleest sauvée…
Fandor,à cette nouvelle, perdait la tête. Pendant quelquesminutes, il était incapable de retrouver son sang-froid. Maisquand il parvenait enfin à se maîtriser, il écoutaitJuve, haletant, croyant vivre un extraordinaire cauchemar auxpéripéties fantastiques.
— Parlez,venait-il de dire, parlez donc… vous voyez bien, Juve, quevous me faites mourir ?…
EtJuve, le bon Juve, pouvait s’expliquer enfin. Le policier,d’ailleurs, ne pouvait fournir de bien nombreux détailsà Fandor. Ce qu’il savait était en somme, peu dechose ; il le disait rapidement :
— Écoute,Fandor, commençait Juve. C’est une aventureextraordinaire. Figure-toi que je rentrais ici, n’ayant rienappris, n’ayant rien trouvé, ne pouvant même riensoupçonner, la mort dans l’âme enfin, et medemandant si Fantômas n’avait pas à jamaisdisparu, lorsque la patronne de l’hôtel me remettait aupassage une lettre qui, à ce qu’elle me disait, venaitde lui être apportée par un homme inconnu, vêtud’un grand manteau brun.
Fandor,en entendant ces détails, sursautait :
— Unhomme vêtu d’un grand manteau brun, faisait-il, monDieu ! qui était-ce donc ?
Juven’hésita pas à lui dire :
— Fantômas…
Etcomme Fandor sursautait, Juve affirmait nettement :
— Oui,Fandor, c’était Fantômas… Fantômas aeu l’audace d’apporter ici même, à notrehôtel, une lettre et cette lettre, la voici…
Juveparlait d’un ton calme, et Fandor, pour une fois, nel’interrompait pas. La stupéfaction que le journalisteéprouvait en cet instant, en apprenant que Fantômasavait correspondu avec Juve, était telle qu’il étaitaprès tout logique que Fandor ne trouvât rien àdire.
— Cettelettre, la voici, répétait Juve. Écoute :
Etle policier avait sorti de sa poche une feuille de papier, il labrandissait, il en récitait le texte par cœur.
— Voicice qu’a écrit Fantômas, déclarait-il. Voicice qu’il a osé écrire :
Aprèsun instant de silence, d’une voix grave qui soulignait lesmots, Juve récita :
— Donnant !…donnant ! Juve, vous aurez confiance en ma parole, comme j’auraiconfiance en la vôtre. Nous sommes ennemis, mais nous ne nousméprisons point. Je sais ce que vaut votre honneur depolicier, vous savez ce que vaut mon honneur de bandit. Juve, vousvous affolez en ce moment, vous et Fandor, en vous demandant cequ’est devenue Hélène. Soit, je n’auraisnulle pitié de votre inquiétude, car je vous hais l’unet l’autre, si je n’avais, moi aussi, une inquiétudepareille au cœur.
Juve,donnant, donnant… Je vous livre un secret, livrez-m’enun autre. Vous voulez savoir ce qu’est devenue Hélène.Apprenez donc qu’elle s’est enfuie de la prison que jelui avais réservée, et que, d’après lestémoignages fortuits que j’ai pu recueillir, il résulteque ma fille, à l’instant même où elleallait couler, entraînée au large par le flot, a étéheureusement sauvée par un voilier portant le nom deLa Cordillère, voilier de commerce, se rendant au Chili, etdevant arriver là-bas dans deux mois. Juve, donnant, donnant.Je vous dis où est Hélène : sur ce voilieroù, bon gré, mal gré, elle est prisonnièrepour deux mois.
Juve,à l’instant où j’enlevais Hélène,Vladimir disparaissait mystérieusement. Je ne puis savoir cequ’il est devenu. Votre habileté échoue pourretrouver ma fille, ma puissance ne me permet pas de retrouver monfils. Juve, vous avez immédiatement deviné que j’étaisle ravisseur d’Hélène, et je viens de vous direoù elle se trouve. Juve, soyez honnête, dites-moi sic’est vous qui avez arrêté Vladimir, dites-moi sivous avez l’intention de le livrer ?
Juve,les renseignements que je vous donne sont sincères, j’auraiconfiance en vous. Si comme je le crois, vous savez où estVladimir, vous laisserez ce soir votre fenêtre ouverte, etj’irai librement me présenter devant vous pour apprendrevos intentions.
EtJuve ajoutait, ayant terminé cette étrange lecture :
— Ettout cela, Fandor, tout cela est signé : Fantômas…
Deuxheures plus tard, Juve et Fandor se tenaient encore dans leur chambred’hôtel, discutant avec ardeur au sujet del’extraordinaire lettre qu’ils venaient de recevoir deFantômas.
Assurément,les circonstances étaient extraordinaires, qui avaient amenéle bandit à se livrer ainsi à Juve !
Assurément,si Fantômas avait été contraint de dire oùétait Hélène pour apprendre où étaitVladimir, c’est que de graves nécessitésl’obligeaient impérieusement à savoir ce qu’étaitdevenu son fils.
Juveet Fandor, d’un commun accord, avaient donc décidéde fermer leur fenêtre, signal convenu qui devait apprendre àFantômas qu’ils ignoraient complètement lesdernières aventures de celui qui s’était faitpasser pour le comte d’Oberkhampf.
Aussibien, à l’instant où Fandor avait clos lafenêtre, il n’avait pu s’empêcher desoupirer :
— BonDieu, avait déclaré Fandor, quel dommage que nous nesoyons pas des crapules ! Car, en somme, si nous laissions cettefenêtre ouverte, nous serions à peu près sûrsque Fantômas viendrait ici et que nous pourrions l’arrêter.Toutefois, ce serait une canaillerie. Donnant, donnant, commeFantômas dit lui-même. Il nous a appris où étaitHélène, en échange de certaines conventions,nous devons respecter ces conventions.
C’étaitnaturellement l’opinion de Juve, et c’est pourquoi lejournaliste, sans hésiter, avait fermé la fenêtre,avertissant ainsi Fantômas qu’il n’avait pas besoind’apparaître.
Qu’importaientd’ailleurs à Fandor, en cette minute, les aventures deVladimir, les aventures de Fantômas lui-même ?…
Fandor,pour être franc, confessait lui-même à Juve quetout lui était désormais bien indifférent,puisqu’il était ainsi certain qu’Hélèneétait sauvée, qu’elle était hors dedanger.
Et,joyeux, rasséréné, Fandor étourdissaitJuve de projets.
— Vouscomprenez, mon bon ami, disait-il, que maintenant tout me sembleclair. Hélène est sur un voilier qui s’en va auChili, ce voilier mettra deux mois à arriver àdestination. Ma foi, je m’en moque bien. Un bon transatlantiqueme mènera, j’en suis certain, en quinze jours, troissemaines au débarcadère. Donc, Juve, dans un mois etdemi au plus tard, je m’embarquerai, et je vous jure bienqu’alors quand j’aurai rattrapé Hélène,Fantômas ne nous la volera pas à nouveau, et cela pourla bonne raison que je ne la quitterai plus une minute…
Fandorse frottait les mains, dansait, jonglait avec une brosse àdents et des pincettes, cependant que Juve, un peu plus calme, maistout aussi joyeux néanmoins, applaudissait à cesprojets.
— Bon,très bien, disait le policier, c’est entendu, Fandor. Tuiras rattraper Hélène à son débarquementau Chili ; je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient.Seulement, si tu veux un conseil, en voici un et un bon…
— Lequel,Juve ?
Juvevenait de s’asseoir dans un grand fauteuil, il eut pourrépondre un sourire énigmatique :
— Voici,déclarait-il : Mon petit Fandor, dans deux mois turetrouveras Hélène et tu la ramèneras en France.Votre mariage n’est pas du goût de Fantômas ;donc, dans deux mois, tu auras encore très probablement àlutter contre cet éternel ennemi…
Àce moment, Fandor donnait amicalement un coup de pincettes sur lesgenoux de Juve.
— Monbon, vous radotez, faisait-il. J’ai, avant de partir, un moiset demi de disponible. Ce mois et demi, j’ai bien l’intentionde le consacrer à la capture de Fantômas. Fantômasdoit être arrêté avant qu’Hélènedébarque, donc…
— Donc,conclut Juve, je rengaine mon conseil, car j’allais précisémentte proposer, maintenant que nous sommes tranquilles sur le sortd’Hélène, de reprendre d’urgence, et celadans ton propre intérêt, la lutte contre Fantômas.
Lesdeux amis causaient encore longuement. Ils étaient, comme ledisait Juve, désormais libres entièrement de combattreencore Fantômas.
EtJuve, qui toujours se trouvait prêt à diriger leterrible combat, expliquait la situation à Fandor qui,d’ailleurs, demeurait quelque peu distrait :
— Monpetit, assurait Juve, l’essentiel, pour vaincre Fantômas,c’est évidemment de le retrouver. Pour faire un civet,il faut un lièvre. Donc, nous allons courir aprèsFantômas. Par malheur, Fantômas n’est point commodeà découvrir. Ou le chercher ? Rien ne le retientplus très certainement en Hollande, mais rien d’autrepart ne nous permet de croire qu’il va rentrer en France, àParis plutôt que n’importe où. Nous n’avonsen somme, Fandor, qu’un seul fil conducteur. Fantômasrecherche Vladimir, pourquoi ? comment ? dans quellesconditions ? c’est ce qu’il faut savoir. Si Vladimira disparu et si Fantômas veut le retrouver, c’estqu’évidemment quelque chose se manigance dans l’ombre,que nous ignorons totalement. Cherchons-le…
Juveinterrogeait :
— N’est-cepas ton avis, Fandor ?
MaisFandor, à cet instant, ripostait avec une grandetranquillité :
— Avez-vousremarqué, Juve, comme Hélène était jolielorsqu’elle portait le diadème royal à la cour ?
Celaprouvait évidemment que Fandor n’écoutait pastrès attentivement Juve. Le policier le comprit ; il eutun sourire indulgent.
— Amoureux,va ! fit-il sur un ton de raillerie. Ce soir, tu n’es bonà rien, tu ne penses qu’à Hélène.Soit, nous causerons demain.
— Nouscauserons demain, dit Fandor.
Lejournaliste avait été chercher une photographied’Hélène qu’il regardait avec des yeuxextasiés. Juve, encore une fois, l’arracha à sasongerie.
— Uninstant, demandait-il. As-tu rencontré à nouveau,Fandor, cet après-midi, l’étrange jeune homme quej’ai vaguement aperçu, que l’on m’a signalé,qui s’appelle Daniel, et qui, paraît-il, à desallures de policier ?
— Non,dit Fandor. Je n’ai vu personne répondant à cesignalement plutôt imprécis d’ailleurs. Pourquoi,Juve ?…
— Pourrien, répondit le policier, pour rien du tout. Cela n’apas d’importance. Le personnage m’intriguait un peu,voilà tout…
Juve,peut-être, eût trouvé ce personnage beaucoup plusimportant et lui eût accordé un tout autre intérêts’il avait pu se douter que Fantômas, l’homme brun,l’avait, lui aussi, remarqué, ce jour-là même,dans une tabagie hollandaise, s’il avait pu savoir ce queFantômas faisait à cette heure même !
ChapitreIV
Nuit d’angoisse
Cettemême nuit que Juve et Fandor employaient à causerlonguement, à échafauder des hypothèses et desprojets, relativement à la capture de Fantômas, qui, deplus en plus, de minute en minute, leur semblait nécessaire,des événements mystérieux, tragiques aussi, sedéroulaient en effet à quelque distance d’Amsterdam,tout près d’Haarlem, dans la superbe propriétédu malheureux M. Eair, ou plus exactement du père deFandor, d’Étienne Rambert, puisque telle était enréalité l’identité de cet extraordinairepersonnage.
Geoffroyla Barrique et Benoît le Farinier étaient toujoursoccupés à la cueillette des roses chez l’extraordinaireoriginal.