***
— Juve ?
— Eh bien, Fandor ?
— Savez-vous, vous les avez littéralement ahuris ? savez-vous que les voilà tous persuadés que vous êtes un peu sorcier ?
— Et après ?
— Eh bien, Juve, après, savez-vous que si j’étais à leur place, à ces braves gens de la direction, en présence de la merveilleuse découverte que vous venez de faire, de ce truquage ingénieux, si j’étais à leur place, dis-je, c’est vous que j’accuserais d’avoir triché.
Mais Juve éclata d’un large rire, haussa les épaules, satisfait et l’air gonflé d’importance.
Lui et Fandor se trouvaient dans le restaurant ultra élégant de Monaco. Ils venaient d’achever un bon souper et en étaient au champagne.
— Bah, fit Juve, tu exagères, Fandor… D’abord le sept gagnait avant mon arrivée à Monte-Carlo, ce qui m’innocente. Et ensuite, si, vraiment c’était moi qui avais truqué toute cette affaire, tu avoueras que j’aurais été bien sot au moment où j’ai renvoyé aux croupiers tout ce que j’avais gagné ce soir même ?
— Plaignez-vous donc, richard.
— Oh, je ne me plains pas.
Juve avait lieu d’être satisfait.
Tandis que le policier démontrait avec son habileté coutumière, son extraordinaire science policière, le truc qui avait permis à un ingénieux voleur, encore inconnu, de faire sortir à volonté le 7, M. de Vaugreland avait eu une idée charmante. Il avait attiré Juve à part et l’avait forcé à reprendre, à titre de gratification, tout ce qu’il avait gagné le soir même à la roulette en jouant le fameux numéro 7.
— Gardez cela, avait dit le directeur, cet argent vous appartient en propre, vous l’avez bien gagné.
Et comme Juve se défendait, refusait une libéralité qui lui semblait exorbitante, M. de Vaugreland avait ajouté :
— Mais si, prenez cette somme, que diable. En vous l’abandonnant, le Casino gagne encore. Ce truc aurait pu lui coûter bien davantage. Vous n’avez pas de scrupules à avoir.
Et Juve s’était laissé faire.
Juve était possesseur maintenant de cent huit beaux billets de mille francs qui, suivant son expression, ne devaient rien à personne.
Toujours généreux, d’ailleurs, Juve s’était empressé de dire à Fandor que cet argent leur appartenait à tous les deux par moitié. Une discussion en était née entre le journaliste et le policier, l’un voulait forcer l’autre à partager ce petit trésor et bien entendu le journaliste avait refusé obstinément.
— Allons toujours souper, avait conclu Juve et ma foi, offrons-nous un festin digne de cette soirée.
C’était ce festin qu’ils achevaient, vidant coupes sur coupes, ne ménageant pas les vins généreux.
Mais tandis que Juve était d’une étourdissante gaieté, Fandor, lui, demeurait sombre.
C’est qu’à la vérité, Fandor était effrayé.
Juve ne tarissait pas d’anecdotes sur la roulette. Avec des détails fiévreux, il contait à son ami toutes les émotions qu’il avait ressenties au cours de la soirée, alors que la bille venait avec une régularité stupéfiante se poser sur le 7, alors qu’il voyait enfler, d’une manière prodigieuse, le tas d’or qui représentait ses gains.
— Ah ça, dit-il, à la fin, savez-vous, Juve, que vous commencez à m’inquiéter ? Vous vous emballez d’une manière extraordinaire. Est-ce que par hasard la roulette vous aurait conquis ?
Juve haussa les épaules, vida encore une fois sa coupe :
— Ma foi, dit-il, peut-être bien.
16 – DAME DE COEUR, DAME DE PIQUE
En suivant l’avenue des Rosiers, toute calme, toute ensoleillée, riante et gaie ce matin-là, Jérôme Fandor, qui cheminait lentement, avait peine à s’imaginer qu’il était dans cette même avenue où, quarante-huit heures auparavant, alors que la nuit étendait son voile d’ombre sur le paysage alentour, un drame incompréhensible et brutal se déroulait.
Était-il possible que dans un pays aussi délicieux, aussi pittoresque, que dans une région de rêve et d’enchantement comme celle qu’il parcourait, il y eût parfois des attaques nocturnes et que le sang coulât sur les fleurs ?
Il était onze heures du matin.
Fandor avait résolu d’aller tout simplement se présenter à la maison de famille des Héberlauf et de demander à voir M lleDenise. Après tout, cette mystérieuse personne allait peut-être le recevoir ?
Fandor, lorsqu’il était descendu de la baleinière dans laquelle Ivan Ivanovitch avec sa brutalité toute ouralienne l’avait embarqué de force, avait eu la surprise de retrouver en arrivant à terre, en la personne du commandant, un homme d’une politesse exquise, d’une obséquiosité presque exagérée.
L’officier s’était excusé d’avoir imposé au journaliste cette promenade et cela dans des termes tels qu’il semblait difficile de lui en garder rancune. Il avait allégué un malentendu, une méprise.
Certes, Fandor n’était pas dupe de ce prétexte. Mais il n’osait trop rien dire et au surplus, l’officier lui annonçait qu’il allait le conduire immédiatement auprès de cette personne qu’il avait poursuivie, auprès de cette énigmatique Denise, celle-ci étant désireuse, assurait l’officier, de faire sa connaissance.
Fandor, ce soir-là, avait passé de surprises en surprises.
À peine s’étaient-ils approchés de la maison des Héberlauf, que son compagnon et lui étaient tombés dans une embuscade, avaient dû se défendre contre de mystérieux bandits.
L’officier s’était battu comme un lion : sur les rapides indications de Fandor, il avait même porté secours à Juve, puis aussitôt il avait disparu, s’enfuyant, non pas avec la précipitation d’un coupable, mais avec la discrétion d’un homme qui veut éviter les effusions de sympathie et fuir les remerciements.
Juve avait cru qu’il s’agissait de tout le contraire, qu’Ivan Ivanovitch était un des plus acharnés de ses agresseurs mais Fandor savait que son ami s’était trompé.
Naturellement, la bataille et les événements qui s’en étaient suivis avaient empêché Fandor de se rendre au rendez-vous de la jeune fille. Mais il avait décidé que ce n’était que partie remise, il s’y rendait. Le journaliste cependant était perplexe. Quel allait être le résultat de sa démarche ? Fandor n’était pas homme à hésiter. Après avoir sonné à la grille du jardin de la maison Héberlauf, ayant remarqué que l’un des battants était entrouvert, il avait suivi l’allée qui conduisait à l’entrée de la maison et attendit sur le perron.
Un valet de chambre vint ouvrir :
— Que désirez-vous, monsieur ?
— Je voudrais parler à M lleDenise.
Le domestique considéra un instant le visiteur, puis, en serviteur bien stylé, ne voulant engager personne, il déclara :
— Je ne sais pas si mademoiselle est visible. Si monsieur veut me remettre sa carte.
Fandor avait d’abord eu l’idée de se présenter sous un faux nom, d’invoquer un prétexte quelconque pour approcher la jeune fille, mais vite il répugnait à cette supercherie.
Fandor avait été introduit dans le salon du rez-de-chaussée, un salon assez vaste, confortablement meublé.
La porte s’ouvrit à nouveau. Le domestique apparut. Le cœur de Fandor se serra. Quelle était la réponse ?
— Si monsieur veut me suivre, dit le domestique, mademoiselle va recevoir monsieur.
Fandor aurait embrassé cet homme pour la bonne nouvelle.
Toutefois, il ne montra rien de ses sentiments et derrière le valet de chambre monta au premier étage. On l’introduisit encore dans un autre salon, plus petit que le précédent, plongé dans une pénombre discrète, grâce aux stores épais baissés sur les fenêtres.
Le journaliste attendit de courts instants, puis une porte s’ouvrit.
Quelqu’un apparut.
C’était Denise, M lleDenise, à la silhouette blonde, fine, gracieuse.
Fandor qui lui tournait le dos à ce moment se retourna tout d’une pièce en entendant le froufroutement soyeux de la jupe.
Mais lorsqu’il vit son interlocutrice, lorsqu’il se trouva en présence de la jeune et jolie personne dont, trois jours auparavant, il n’avait aperçu que le bout de la robe rose, il faillit défaillir.
Il se sentit devenir blême, et fut incapable d’esquisser le moindre mouvement.
Ses lèvres balbutièrent, puis soudain il gémit plutôt qu’il ne dit :
— Hélène !
La fille de Fantômas.
Celle que Jérôme Fandor avait arrachée à son père, celle que le monstre avait poursuivie sans que l’on pût jamais savoir exactement quel sentiment animait l’insaisissable bandit à l’égard de son enfant ?
Après le Natal, Fandor avait revu la fille de Fantômas à Paris et cela dans des situations si invraisemblables et pendant des instants si courts, si rapides, qu’il n’avait pas eu le temps de s’expliquer avec la jeune fille.
— Je vous écoute, monsieur, dit la fille de Fantômas, d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre calme, mais sa physionomie soulignait le ton de sa voix et ses yeux lançaient des éclairs.
Vraiment la fille de Fantômas était superbe à voir ainsi.
— Hélène, mademoiselle, vous aviez désiré me voir l’autre soir…, peut-être êtes-vous au courant des événements qui m’ont empêché de me rendre à votre appel…
— Je ne sais rien, que voulez-vous ?
La jeune fille se tenait toute droite, frémissante à l’entrée du salon. Elle n’avait pas invité Fandor à s’asseoir.
La fille de Fantômas reprit :
— Si j’ai manifesté l’intention de vous recevoir, monsieur, c’est contre ma volonté, je n’aurais pas dû, je ne dois pas vous voir, vous m’êtes odieux. Jérôme Fandor, vous avez voulu venir, vous avez tenu à me rencontrer, eh bien, écoutez : s’il est un être abject et misérable, lâche et faux, s’il est un homme qui oublie ce qu’on a fait pour lui et qui rend le mal pour le bien, bassement, hypocritement, c’est vous.
— Hélène, hurla Fandor, qui avait blêmi sous l’insulte.
Mais la jeune fille poursuivit, autoritaire et rude :
— C’est comme cela. Je vous ai tiré d’affaire autrefois, jadis, lorsque nous étions au Natal. Oh, ce n’est pas pour l’unique désir de faire le bien, je l’avoue à ma honte, c’est parce que je vous aimais. Je vous aimais, oui sans doute. En échange, vous m’avez traquée, poursuivie, j’ai été la victime de votre complice, car comment désigner autrement un homme tel que Juve qui, au mépris de l’honneur et de toutes les lois sacrées de l’intimité, s’empare de documents, de pièces et de titres qui ne lui appartiennent pas ?
— Hélène, si vous parlez de vos papiers, déclara Fandor, désespéré par cette scène horrible, si Juve les a pris c’est pour les protéger, pour vous protéger contre votre misérable père. Hélène, laissez-moi parler à mon tour, nous avons voulu et nous voulons encore vous sauver de votre père, vous sauver de vous-même.
— Vraiment.
— Hélène, déclara Fandor, nous sommes les uns et les autres victimes d’odieux malentendus, d’erreurs abominables. Voici longtemps, des mois entiers que je cherche à vous rejoindre. Les aventures effroyables auxquelles nous avons été mêlés, vous et moi, ont seules empêché que je mette mon projet à exécution. Reconnaissez, Hélène, que chaque fois que j’ai voulu vous joindre vous avez disparu. Je ne parle pas du Natal, j’évoque des souvenirs de Paris. Hélène, rappelez-vous la péniche de l’île des Cygnes.
— Fandor, souvenez-vous aussi du fiacre de nuit.
— Souvenez-vous, de la police correctionnelle.
Puis comme la jeune fille s’arrêtait interdite, Fandor, plus pressant encore, insinuait doucement presque à voix basse :
— Souvenez-vous d’avant-hier, Hélène, de l’après-midi au Casino de Monte-Carlo. Avez-vous donc oublié la jeune fille en rose venue enfermer d’un tour de clé dans le cabinet du directeur, Juve et Fandor qui causaient avec lui ?
La fille de Fantômas qui semblait toute émue de l’évocation de ces événements tressaillit aux derniers mots de Fandor :
— Hélas, hélas, murmura-t-elle.
Puis incapable de résister plus longtemps, elle se laissa tomber dans un fauteuil, la tête entre ses mains :
À quoi songeait la fille de Fantômas ?
Dissimulait-elle des larmes d’émotion ? cachait-elle au contraire, derrière ses doigts fuselés, des regards étincelants de colère ?
Fandor, respectueux de son silence, très ému lui-même n’osait l’interroger :
Au bout de quelques temps, ce fut la jeune fille qui reprit :
— Fandor, Fandor, oublions le passé. Rayons de notre mémoire tout ce qu’il peut avoir d’agréable ou de troublant. Certes nous sommes peut-être les victimes du sort, mais notre rôle à l’un comme l’autre n’est pas de nous pourchasser.
La jeune fille se leva. Elle alla à Fandor les deux mains tendues, la physionomie inspirée. Elle sollicita, mettant toute l’intensité de son désir dans l’étincellement de ses grands yeux :
— Il faut que vous laissiez Fantômas, que vous ne vous occupiez plus de lui. Il faut renoncer à le poursuivre, il faut que Juve…
Fandor hocha la tête, recula d’un bond :
— Hélène, que me demandez-vous là ? Est-il possible que vous songiez un seul instant à défendre ce monstre.
— Ce monstre, c’est mon père, fit la jeune fille en baissant la tête.
— L’aimez-vous donc ?
— Non, je le hais, mais c’est mon père.
Fandor ne répondit pas directement à la jeune fille. Il revint sur les événements plus récents. Et adroitement il interrogea :
— Hélène, lui demanda-t-il, pourquoi cette fuite mystérieuse l’autre jour dans les jardins du Casino ? Pourquoi nous avoir enfermés, car vous saviez, n’est-ce pas, que nous étions là ? Je crois comprendre, mais c’est votre père, c’est Fantômas qui dirige votre bras. Le monstre se dissimule près de nous. Vous agissez sur ses ordres et les mystérieuses attitudes que vous observez sont autant de supercheries destinées à le sauver, à nous écarter de sa route. Prenez garde, Hélène, c’est jouer un jeu dangereux.
La jeune fille ne parut pas effrayée de cette menace. Elle hocha doucement la tête, expliqua :
— Si j’ai agi de la sorte, ce n’est pas pour sauver mon père, c’est pour protéger un innocent, Ivan Ivanovitch.
— Nous y voilà, pensa Fandor, qui anxieusement, saisissant la balle au bond, se décida à plaider le faux pour savoir le vrai.
— Ivan Ivanovitch, fit-il, l’assassin de Norbert du Rand, l’agresseur de Juve l’autre nuit ?
Mais Hélène, dont le visage exprimait une profonde stupéfaction, courut au journaliste, et lui mettant les mains sur les épaules, d’un geste à la fois naturel et familier, rectifia :
— Ivan Ivanovitch, l’assassin de Norbert du Rand, c’est insensé, c’est fou, l’officier russe est innocent. C’est le plus honnête homme du monde, vous devriez le savoir.
— Hélas, vous avez raison, je le sais comme vous. Mais alors quel est l’auteur de tous ces crimes ? Et la mort inexplicable du député Laurans ? Si le meurtrier n’est pas Ivan Ivanovitch, ce ne peut être que Fantômas.
— Taisez-vous, dit Hélène, je ne sais pas, je ne sais rien, je ne puis rien dire.
Fandor insista :
— Vous ne voulez rien dire. Il le faudra bien pourtant. Il le faut, Hélène, il faut que nous allions parler à Juve, il faut que nous éclaircissions tout de suite, tous les deux, tous les trois, ces effroyables mystères.
À ces dernières paroles, la fille de Fantômas s’était ressaisie, elle avait reculé à l’extrémité du salon, toute pâle, et ses grands yeux se cernaient d’un cercle noir, tant son émotion était grande.
Mais cette jeune fille ne se laissait pas démonter.
— Fandor, dit-elle un peu plus tard, vous ne m’avez pas comprise, mais peu importe. Nous ne nous verrons plus désormais avant longtemps. Jamais, entendez-vous, jamais je ne recevrai un ordre de qui que ce soit. Jamais je n’irai voir Juve avec vous, jamais je ne parlerai à cet homme, et jamais, au grand jamais, je ne trahirai mon père. Hélas, je vous conseillais tout à l’heure de cesser de le poursuivre, de renoncer à vous acharner sur ses traces, car peut-être qu’avec le temps, seule et libre d’agir, j’aurais pu déterminer Fantômas à s’amender, mais vous refusez ?