— Réponds que tu acceptes, je me charge du reste.
— Bon, bon, d’accord…
— Par exemple, si tu ne veux pas que je te fasse conduire au violon sitôt que tu débarqueras, il faut me promettre de m’obéir aveuglément, quoi qu’il arrive, entends-tu, Bouzille ? quoi qu’il arrive.
Le chemineau cligna de l’œil en regardant le journaliste :
— Compris, monsieur Fandor, je marche… je marche « à votre compte ». Vous savez bien qu’avec un peu d’argent et de la considération vous faites de Bouzille ce que vous voulez.
— Quand vous aurez fini tous les deux de discuter, criait Ivan Ivanovitch, est-ce oui, est-ce non ? Acceptez-vous dix francs pour me conduire jusqu’au Skobeleff. Il y en a pour une heure aller et retour.
— Voilà, voilà ne vous fâchez pas, répondit enfin Bouzille qui larguant l’amarre et s’emparant des avirons approcha le bateau du rivage.
Ivan Ivanovitch sauta à bord prestement et s’installa au milieu de l’embarcation. Bouzille ramait.
Fandor, placé à la barre, se trouvait face à face avec Ivanovitch.
Mais l’officier ne pouvait le reconnaître, Fandor étant enveloppé d’un suroît, des pieds jusqu’à la tête et maintenait en outre le capuchon rabaissé sur le visage.
Ivan Ivanovitch était, d’ailleurs, si absorbé qu’il ne prêtait aucune attention aux manœuvres hésitantes et maladroites de ces deux matelots d’occasion.
Perpétuellement, l’officier regardait sa montre et semblait fort agacé, comme l’est un homme en retard.
La barque s’éloigna de la côte.
Elle avait parcouru environ trois cents mètres dans la direction du large sans que le passager et ses hommes eussent échangé une seule parole.
Soudain une interpellation rompit le silence et stupéfia Ivan Ivanovitch.
Une voix calme avait appelé :
— Commandant.
L’officier regarda avec surprise son interlocuteur. C’était l’homme qui tenait la barre et Fandor à ce moment ayant rejeté son capuchon en arrière, Ivan Ivanovitch le reconnut.
L’officier russe bondit vers le journaliste au risque de faire chavirer l’embarcation :
— Fandor, dit-il, que faites-vous là ?
— Vous le voyez, répliqua le journaliste, je me promène en mer.
L’officier s’alarma :
— Que signifie cette plaisanterie ?
— Ça n’est pas une plaisanterie, c’est la pure vérité. Il y a quelques jours, monsieur Ivan Ivanovitch, j’étais votre hôte dans une superbe baleinière menée par six marins de l’État russe. Mon navire est moins luxueux que le vôtre, mais la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, et c’est très volontiers que je vous offre cette hospitalité.
— Pardon, intervint Bouzille qui écoutait la conversation tout en ramant avec peine, mais, monsieur Fandor, il était convenu que monsieur donnerait dix francs.
Fandor foudroya du regard le maladroit chemineau, puis il reprit, s’adressant à l’officier :
— Je suis d’ailleurs fort heureux de la circonstance qui me permet de me rencontrer avec vous.
Puis, abandonnant le ton de la plaisanterie :
— Mon commandant, il se passe des choses mystérieuses, graves, épouvantables. Il importe de les tirer au clair, nous y sommes intéressés, vous et moi, de façon absolue. Voulez-vous m’aider et je vous aiderai ?
L’officier regardait Fandor avec méfiance :
— Vous voulez dire, fit-il, que la fatalité s’acharne sur moi en ce moment et m’accable. Cela est exact, mais je tiens à ajouter qu’en aucune façon je ne consentirai à me mêler, même de loin, aux intrigues, aux aventures dont vous êtes, vous et M. Juve, tantôt les héros, tantôt les victimes, dans tous les cas, les principaux acteurs.
— Ivan Ivanovitch, reprenait Fandor, il ne faut pas vous dérober. Il faut me répondre sincèrement. Vous avez menti tout à l’heure, menti à l’un de nous. Certes vous étiez avec moi lorsque je vous ai vu dans la galerie du Casino, la galerie Sud au bout de laquelle je me trouvais. Mais vous étiez avec Juve aussi quelques secondes avant ou quelques secondes après, c’est indiscutable. Répondez donc. Dites la vérité ?
— Nous avons déjà discuté de cette question, monsieur, pendant des instants dont le souvenir m’est insupportable. Brisons là, je vous en prie. Au surplus, je suis déjà fort en retard pour retourner à mon bord et je vois que nous dérivons. Voulez-vous me permettre de prendre la barre ?
Fandor à ce moment, d’un signe imperceptible avait indiqué à Bouzille qu’au lieu de pointer sur le large il convenait de ramer à toute allure vers la côte, c’est-à-dire de rebrousser chemin.
Fandor ne broncha pas, et maintenant la barre de sa main gauche, afin de continuer à orienter le bateau vers la terre, il déclara froidement :
— Je voulais précisément vous décider à ne pas retourner à votre bord.
— Pourquoi ? C’est impossible.
— Il le faut pourtant.
— J’ai des ordres que je ne puis enfreindre.
Paroles singulières qui surprenaient Fandor.
— Des ordres, interrogea-t-il, je vous croyais commandant et maître à bord de votre navire, maître absolu, après Dieu ?
— Je le suis en effet.
— Alors ?
Ivan Ivanovitch se mordit la lèvre.
Peut-être avait-il trop parlé ; en tout cas, il venait d’éveiller un soupçon dans l’esprit de Fandor.
Était-ce bien Ivan Ivanovitch que le journaliste avait en face de lui ? était-ce le véritable commandant du navire ?
La question qu’il se posait depuis quelques heures déjà, car plus il y songeait et moins il pouvait croire à la duplicité de Juve, était la suivante : « L’officier russe avait-il un complice ? un sosie ? un double ? n’étaient-ils pas deux ? »
Si Fandor, au Casino, s’était trouvé en présence du véritable officier, n’était-il pas désormais face à face avec un faux commandant ?
Oh, le journaliste n’hésita pas une seconde.
Avant que son passager eût pu faire un geste il prit son revolver et le braqua sur lui.
— Pas un mouvement, pas un geste, dit-il ou vous êtes mort.
— Fandor, s’écria l’officier.
— Ou vous êtes mort, répéta le journaliste.
Cependant que le malheureux commandant n’osait remuer, n’osait faire un mouvement, convaincu qu’il était tombé dans un guet-apens, ou que son interlocuteur était subitement devenu fou, Jérôme Fandor précisa :
— Vous pouvez vous rassurer, d’ailleurs, mon commandant ; je ne vous veux pour le moment, aucun mal, mais j’estime indispensable de m’assurer de votre personne afin de savoir exactement où elle se trouvera pendant un laps de temps à déterminer ultérieurement. Je ne suis pas fâché non plus de vous rendre la monnaie de votre pièce et de vous procurer le plaisir d’une promenade semblable à celle que vous m’avez si aimablement offerte il y a quelques jours. J’ajoute enfin qu’il me plaît assez de contrecarrer le projet qui semble vous tenir le plus au cœur.
— Que voulez-vous dire ? haleta l’officier, qui malgré la colère qui grondait en lui n’osait faire un mouvement, maintenu qu’il était immobile sous la menace du revolver et sentant que par derrière lui le complice de son agresseur – car c’était une véritable agression – l’homme qui tenait les avirons était prêt à se précipiter sur sa personne.
Fandor, toujours sur ses gardes, précisa encore :
— Je suis fort satisfait, disait-il, de vous empêcher de remonter à bord de votre navire. Cela non pas par pur désir de vous contrarier, mais pour vous voir enfreindre les ordres qui vous ont été donnés et que vous semblez si désireux d’exécuter.
— Monsieur Fandor, gémit l’officier, vous ne pouvez pas vous rendre compte de l’effroyable position dans laquelle vous me mettez en m’empêchant de rejoindre mon bord, vous m’imposez la situation la plus terrible qui soit au monde.
— Le Skobeleffne court, j’espère, aucun danger et peu importe au gouvernement russe, en fin de compte, que vous soyez ou non sur votre navire avant la fin de cette nuit.
— Qu’en savez-vous ? demanda le Russe.
— Je sais, poursuivit Fandor qui avait de la mémoire, qu’il y a quelques heures au Casino, tenez, précisément, lorsque nous causions dans la galerie Sud, avant la mort de ce pauvre Meynan, vous m’avez déclaré que peut-être vous iriez ce soir coucher à l’hôtel et qu’en tout cas rien ne vous obligeait à regagner votre bateau avant l’après-midi de demain.
Ivan Ivanovitch, de plus en plus troublé baissa la tête. Après un silence, il balbutia :
— Les circonstances ont modifié mes plans, les choses ont changé depuis…
— Allons donc, cria Fandor, ayez un peu de courage, expliquez-vous franchement, dites la vérité, la vérité vraie : qui êtes-vous ?
Fandor espérait du fond du cœur qu’à la question ainsi posée, il obtiendrait enfin une réponse définitive et catégorique.
L’officier qui avait commencé à déclarer qu’il ne mentait pas, s’était interrompu brusquement lorsque Fandor lui avait demandé :
— Qui êtes-vous ?
L’officier regarda alors le journaliste avec un air de si profonde stupéfaction, un étonnement si sincère que Fandor, à regret d’ailleurs dut abandonner la dernière hypothèse qu’il avait formulée, à savoir que le personnage qu’il avait devant lui n’était pas Ivan Ivanovitch.
Les yeux du journaliste, d’ailleurs, s’étaient habitués à l’obscurité, il n’y avait pas le moindre doute possible, c’était bien l’officier russe qui se trouvait devant lui.
Mais alors, que signifiait ce mystère ? et quels étaient les sous-entendus que contenaient ses déclarations perpétuellement tronquées ?
Cependant l’embarcation raclait le fond et Bouzille se servant d’un aviron comme d’une gaffe accostait doucement :
— Eh bien, fit-il en poussant un soupir de satisfaction, nous voilà revenus à la côte, même que nous avons gagné cinq cents mètres et que l’on est tout près de chez moi.
Cette remarque dicta sa ligne de conduite à Fandor.
— Commandant, fit Fandor, je vous demande un peu de patience. Vous étiez mon prisonnier sur mer. Vous l’êtes encore ici, promettez-moi d’obéir, c’est dans notre intérêt mutuel que j’agis.
Le Russe, à ce moment, jugea l’instant propice : il sauta à terre, d’un coup de poing violent renversa Fandor au fond de la barque cependant que le revolver du journaliste roulait sur un rocher.
— Nom de Dieu, s’écria Fandor qui ne s’attendait point à cette brusque attaque et se désespérait surtout, non pas tant d’avoir été surpris que de voir l’officier lui échapper.
Mais le journaliste en raisonnant ainsi oubliait Bouzille.
Le brave chemineau avait compris les intentions du commandant. Celui-ci voulait en effet remonter dans la barque, en chasser Fandor, au besoin le jeter à l’eau si c’était nécessaire, puis il se serait élancé tout seul en pleine mer pour regagner coûte que coûte son navire conformément à son impérieux désir, conformément aux ordres, aux ordres mystérieux.
Bouzille eut une heureuse inspiration.
Il prit une corde dépendant de son filet de pêche, il la lança comme un lasso et avec une extraordinaire habileté, en l’espace d’une seconde, ligota l’officier.
Celui-ci en vain se roula sur le sable, il avait les bras immobilisés, il ne pouvait rien faire, et plus il s’agitait, plus ses liens se resserraient.
— Je crois, grommela Bouzille avec un calme tout plein d’ironie, que Monsieur voulait s’en aller sans payer mes dix francs.
L’officier hurla :
— C’est indigne, c’est abominable. C’est un guet-apens, un assassinat. Je porterai plainte, et j’exigerai des représailles de mon Gouvernement.
Fandor haussa les épaules. Avec calme et fermeté, il ordonna à l’officier :
— Levez-vous, monsieur, et marchez. Il ne s’agit ni d’une tentative de crime ni même d’une mauvaise plaisanterie. Je vous oblige à faire ce que vous refusez de bonne grâce. Il faut, dans votre intérêt comme dans le mien, que je puisse affirmer que de telle heure à telle heure, vous étiez dans un lieu déterminé et que vous n’en avez pas bougé. Si je procède de la sorte, c’est, non point pour vous déplaire, mais pour faire une expérience qui vraisemblablement vous sauvera.
« Nous avons nos adversaires, nous les connaissons, tandis que vous, monsieur, vous êtes une victime peut-être et une victime qui ignore quels sont ses agresseurs.
Vaincu, dompté, mais ne décolérant pas, Ivan Ivanovitch, cédant à la force, était bien obligé d’obtempérer aux ordres de Fandor.
Et celui-ci le suivant, cependant que Bouzille ouvrait la marche, lui faisait remonter la falaise jusqu’à la fameuse grotte, perdue entre ciel et eau, à l’accès extraordinairement difficile et dans laquelle Bouzille avait installé son quartier général.
Lorsqu’ils furent arrivés à l’entrée du trou noir, Ivan Ivanovitch eut un sursaut d’épouvante : il crut son heure dernière arrivée :
— Est-ce à la mort que vous me menez ? demanda-t-il à Fandor.
Le journaliste éclatait de rire :
— N’ayez aucune crainte, commandant, je vous mène chez notre ami Bouzille. Cela ne vaut évidemment pas l’ Impérial Palace, mais par ces mauvais temps et cette brume qui règnent sur la mer, on est encore mieux là que sur l’eau.
Fandor ajouta à l’oreille de Bouzille :
— Et maintenant, Bouzille, je te passe le client en consigne. Que sous aucun prétexte il ne s’en aille. Ne le quitte pas d’une semelle jusqu’à ce que je sois revenu.
La rencontre et la capture de l’officier avaient duré vingt-cinq minutes à peine, il était deux heures et demie du matin et Fandor remonté sur la falaise se hâtait.
Il voulait retrouver Juve, l’amener à la grotte de Bouzille et d’accord avec lui déterminer l’officier à définir la mystérieuse puissance qui lui donnait ces fameux ordres auxquels il semblait si désireux d’obéir.
20 – LA MORT LENTE
Bien qu’indépendante, entourée de jardins et construite à l’extrémité d’un nouveau boulevard, la villa qu’habitait Isabelle de Guerray ne pouvait pas être considérée comme isolée étant donné surtout que l’isolement ne saurait exister dans une région aussi fréquentée et aussi populeuse que la Côte d’Azur, notamment dans la partie qui s’étend de Nice à Monte-Carlo.
La villa d’Isabelle de Guerray était somptueusement aménagée.
Les appartements du rez-de-chaussée surélevé au-dessus des caves et auquel on accédait par un perron de quelques marches, constituaient les appartements de réception proprement dits. Ceux-ci comportaient plusieurs salons en enfilade, une vaste salle à manger, un fumoir, puis une véranda, – la fameuse véranda où le malheureux député Laurans avait trouvé une mort aussi inattendue qu’affreuse.
L’ameublement de ces appartements était conçu avec un grand souci de confort et de luxe, sinon avec un goût parfait dans tous ses détails. Néanmoins, il donnait l’impression que cette installation avait été minutieusement assurée par une femme élégante que préoccupait tout particulièrement le souci des apparences extérieures. Mais le premier étage de la villa était, sans contredit, d’un caractère beaucoup plus luxueux encore que le rez-de-chaussée.
C’étaient pourtant là que se trouvaient les pièces plus intimes, les boudoirs et les chambres où n’étaient pas admis tous les invités, toutes les relations qu’Isabelle de Guerray, pendant la saison hivernale, attirait ou recevait chez elle, sans grand souci de l’origine, ni de la qualité de ses hôtes.
À côté de la chambre d’Isabelle de Guerray, toute tendue d’une étoffe superbe de brocart au milieu de laquelle se trouvait un grand lit bas à baldaquin était une pièce aussi grande qui constituait le plus merveilleux cabinet de toilette que l’on pût imaginer.
Lorsque venait le soir et qu’Isabelle de Guerray, pour procéder aux soins minutieux de sa toilette, allumait toutes les lampes électriques, la lumière qui se répandait à profusion était à la fois si intense et si douce que l’on se serait cru dans une loge d’artiste.