Juve à nouveau signalait à l’attention des personnalités présentes les traces de pas bien visibles au plafond, qui traversaient toute la pièce venant de la galerie Nord et allant vers la galerie Sud.
— Parbleu, expliquait Juve, c’est simple comme bonjour, un enfant inventerait cela, mais tout de même c’est rudement fort.
— Mais quoi, Juve ? quoi ? parlez donc.
— Voilà, Fandor, voilà. Laisse-moi chercher des détails.
Juve, brusquement se redressa.
Il avait l’air parfaitement maître de lui-même, et parlait avec l’assurance d’un professeur faisant son cours :
— Voici très exactement déclarait le policier, comme les choses ont dû se passer. Louis Meynan est entré ici pour rejoindre la caisse. Il connaissait l’emplacement des fils électriques servant à mettre les coffres à l’abri de toute tentative d’effraction et il s’est glissé sous eux comme il le faisait chaque soir. Or, le malheureux caissier n’était pas arrivé au milieu de la chambre secrète, c’est-à-dire qu’il avait encore en mains la clef qui allait servir à ouvrir l’accès des caves, qu’il est tombé mort, tué sur place par l’épée que l’assassin lui passait au travers du corps. D’où venait cette épée ? où était l’assassin ? Messieurs, l’épée venait du plafond, l’assassin était au plafond.
— Que diable, protesta M. de Vaugreland, vous ne nous ferez jamais admettre, monsieur Juve, qu’un homme ait marché au plafond, à l’envers, à la façon d’une mouche ?
Mais Juve secoua la tête :
— Oh, dit-il, que je vous le fasse admettre ou non, il n’en reste pas moins que les choses se sont passées comme je vous le dis : il avait une corde.
— Une corde ?
Juve, du doigt désignait au-dessus de la porte Nord, puis au-dessus de la porte Sud deux pitons scellés au mur :
— Vous voyez ces pitons ? À coup sûr, c’est l’assassin qui les a mis. Maintenant supposez ceci : l’assassin connaissait l’existence des fils électriques. Il savait que s’il marchait sur le sol de cette pièce, d’abord il laisserait des traces de pas sur le sable, et ensuite il heurterait les fils tendus au travers. C’est ce qu’il ne fallait pas. Comment a-t-il donc procédé ? Voilà où son ingéniosité se révèle. De la porte de la galerie Nord à la porte de la galerie Sud, il a attaché une corde, corde qui passait au-dessus des fils électriques et le plus près possible du plafond. Supposez maintenant qu’en entrant dans la pièce il fasse un rétablissement, s’élève sur la corde, s’y tienne suspendu, renversé, et, pour avancer, qu’il appuie les pieds au plafond. Cela suffit à expliquer comment il n’a pas frôlé les fils électriques, comment il n’y a pas de traces de pas sur le sable de la pièce, comment enfin il a pu n’être pas aperçu de Louis Meynan alors qu’il l’attendait embusqué dans sa position acrobatique. Et cela parce que Louis Meynan en entrant dans la pièce baissait les yeux et bien évidemment ne songeait en aucune façon à regarder au plafond où nul n’a coutume de chercher des assassins.
— Ma parole, monsieur Juve, dit Vaugreland, qui résuma d’un mot la situation, il n’y aurait qu’un homme capable d’avoir tenté ce que vous venez de dire et il est inutile de le nommer.
***
… Tandis que les policiers, le directeur, n’osaient s’approcher du cadavre de Louis Meynan qui demeurait rigide, gardant dans l’immobilité de la mort le secret redoutable de son assassinat, Juve tirait Fandor à l’écart.
Le policier, qui tout à l’heure avait fait preuve d’un sang-froid extraordinaire, maintenant, ne pouvait plus se contenir.
Juve tremblait violemment. Juve à son tour, pour une fois était à bout d’énergie, épuisé, physiquement aussi bien que moralement :
— Fandor ?
— Juve ?
— Dis-moi, les minutes sont précieuses. Pourquoi as-tu ouvert cette porte, toi ?
— Je me suis précipité quand j’ai entendu appeler au secours.
— Comme moi. Au moment où j’ai vu Ivan Ivanovitch reculer.
— Au moment où vous avez vu Ivan Ivanovitch ?
Fandor venait de couper la parole à Juve et répéta ces mots avec un tel accent d’effarement que le policier en demeura interdit.
— Sans doute, reprit-il enfin, et considérant le journaliste avec une mine stupéfaite. Au moment où j’ai vu devant moi Ivan Ivanovitch ouvrir la porte de la galerie Nord, dans laquelle je me trouvais et où il venait de pénétrer.
— Ah ça, Juve, qu’est-ce que vous dites ? Vous n’avez pas pu voir Ivan Ivanovitch dans la galerie Nord.
— Comment je n’ai pas pu voir Ivan Ivanovitch et pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais parce qu’il était avec moi dans la galerie Sud.
— Voyons, Fandor, nous sommes tous les deux victimes d’une erreur, d’un malentendu. Tu comprends bien ce que je t’ai dit ? J’ai vu Ivanovitch, je l’ai vu, de mes yeux vu dans la galerie Nord, ouvrant la porte…
— Non, non, non, cria Fandor, jamais Juve, ne me dites pas que vous avez vu cela. Vous n’avez pas vu Ivan Ivanovitch. Vous n’avez pas pu le voir pour la bonne, pour l’excellente raison qu’il était avec moi, à la porte Sud qu’il s’est précipité avec moi à la porte Sud au moment où l’on a crié au secours. Vous vous êtes trompé.
— Il était avec toi ? dans la galerie Sud ? fais attention ? c’est grave ? Tu ne t’abuses pas ? tu ne plaisantes pas ? Dans la galerie Sud ? Mais non, tu te trompes, dans la Galerie Nord.
Les deux amis affirmaient avec une telle précision, un fait pourtant contradictoire qu’ils finirent par se regarder, gênés.
Qui des deux se trompait ?
Fandor brusquement prit Juve par le bras.
— Venez, fit-il. Et entraînant le policier, il le conduisit dans la galerie Sud.
— Ivan Ivanovitch et moi, déclara Fandor, nous étions là, tenez, contre cette fenêtre, au moment où l’on a crié au secours. Et même voilà un bout de cigarette russe que mon voisin a jeté.
Mais, avec la même brusquerie que Fandor avait mise à l’entraîner, Juve attira Fandor.
— Viens.
Juve conduisit le journaliste dans la galerie Nord. Il lui montra près de la porte les traces de pas qu’avait laissés Ivan Ivanovitch venant du jardin où il pleuvait en passant devant lui.
— Là, déclara Juve, tu vois bien, Fandor, que je n’ait pas rêvé ? il a passé ici. Ivan Ivanovitch a bien passé par la galerie Nord.
— Par la galerie Sud.
Encore une minute, Juve et Fandor se considérèrent interdits, n’osant ajouter un mot.
Ce fut Fandor qui, avec un geste d’affolement, essaya de sortir de l’épouvantable mystère.
Dans la foule, toujours énorme, qui se pressait dans la galerie Nord, Fandor venait d’apercevoir l’officier russe :
— Ivan Ivanovitch ? hurla le journaliste par pitié, deux mots ?
Le ton du jeune homme était si bouleversé que le commandant du Skobeleffse précipita à son appel.
— Qu’y a-t-il ?
Mais avant que Fandor ait eu le temps de l’interroger, Juve intervenait :
— Mon commandant, questionna Juve, où étiez-vous tout à l’heure ? comment êtes-vous venu ici ?
— Comment, où j’étais ? je ne vous comprends pas, monsieur ?
— N’importe ! Je vous en supplie. Répondez-moi.
— Mais votre ami a dû vous le dire.
— Comment ? Pourquoi ?
— Dame, j’étais avec lui.
— Vous étiez avec Fandor ?
— Mais oui.
— Vous n’êtes pas venu par la galerie Nord ?
— Non, je n’ai pas quitté la galerie Sud.
L’officier semblait de plus en plus étonné.
— Juve, vous le voyez bien ? Ce n’est pas moi qui le lui ai fait dire ? C’est vous qui vous êtes trompé.
Mais Juve secoua lentement la tête. Se tromper ?
Croire qu’il s’était trompé ?
Non, Juve ne pouvait pas l’admettre.
Cela, c’était impossible. Ce n’était pas à lui qu’il fallait imputer pareille méprise. Il avait bien vu Ivan Ivanovitch dans la galerie Nord et, quoi qu’en dise Fandor et quoi qu’en dise Ivan Ivanovitch lui-même, il était certain que c’était dans la galerie Nord que l’officier se trouvait. Que croire, alors ? Que soupçonner ?
19 – PRISONNIER DE FANDOR
Mélancolique et troublé, Fandor se promenait sur la côte, dans le noir.
Il était une heure avancée de la nuit, mais le journaliste, malgré sa fatigue, eu égard aux émotions qu’il venait de vivre en découvrant, avec Juve, la mystérieuse mort du caissier Louis Meynan, n’éprouvait aucune envie d’aller se coucher. Bien au contraire, il sentait, qu’en dépit de sa lassitude, son cerveau ne pourrait cesser de travailler.
Brusquement, après sa dernière altercation avec Juve, il l’avait quitté, il était parti.
Fandor allait au hasard dans la nuit sombre et en proie à une agitation fébrile, il monologuait :
— Oui, il n’y a plus de doute possible. Juve est un homme fini, perdu. Il n’a plus de conscience, il ne sait plus discerner le bien du mal. Juve est perdu. Il ment. Il m’a menti, il m’a menti, à moi Fandor.
Le journaliste se tordait les mains :
— C’est inouï, épouvantable, reprenait-il, c’est à ne pas le croire, c’est à se demander si je ne me trompe pas moi-même, tellement la chose est invraisemblable, elle est indiscutable, cependant. Alors que j’étais avec Ivan Ivanovitch, ce que je sais, ce dont je suis sûr, Juve prétend l’avoir vu lui aussi, au même instant et dans un endroit diamétralement opposé. Que cache cette affirmation mensongère, pourquoi Juve a-t-il parlé de la sorte ?
Fandor, en cheminant, sans se rendre compte de la route qu’il suivait, était descendu jusqu’au port, puis il avait suivi la côte à l’ouest, s’avançant par une route escarpée en direction du promontoire.
Il commençait à pleuvoir, la mer assez forte et secouée par le vent qui venait du large, envoyait de gros paquets d’eau sur la rive et Fandor, de temps à autre, recevait la gifle humide des embruns.
Le jeune homme était trop bouleversé pour prêter la moindre attention à la température extérieure, malgré le froid de la nuit pluvieuse, le sang lui battait aux tempes, il éprouvait sans cesse le besoin de s’éponger le front.
Fandor, toutefois, cédant à la prostration, se laissa tomber dans un creux de roche et demeura songeur, la tête entre les mains.
Par moments, la rafale se calmait et au grondement de la mer succédait le bruit monotone et uniforme d’une vague venant mourir au pied des récifs.
À ce bruit, que le journaliste identifiait aisément, se mêlait toutefois, de temps à autre, un bruit différent, plus net, plus bref, plus catégorique, plus difficile aussi à déterminer.
Instinctivement, Fandor prêtait l’oreille car, malgré tout, sa curiosité était toujours en éveil et il avait une telle habitude de se demander le pourquoi des choses que le moindre détail, le moindre incident aux apparences anormales ne pouvait passer pour lui inaperçu.
Fandor, en regardant dans la direction d’où venait le bruit, aperçut, au-dessous de lui, au pied de la falaise, au ras de la mer, une masse sombre qui s’avançait avec précaution.
Puis il entendait encore le bruit de quelque chose qui tombe à l’eau, puis la masse sombre rebroussa chemin, sembla revenir sur ses pas.
— Quelque douanier, pensa Fandor, qui surveille les abords de la côte, ou peut-être alors un contrebandier qui s’efforce de débarquer des marchandises prohibées en profitant de ce mauvais temps.
Le journaliste, machinalement, descendit le long de la falaise, heureux de distraire son esprit du souci qui le torturait et désireux d’apprendre quelque chose de nouveau.
À peine était-il arrivé dans le voisinage de la masse sombre que celle-ci bondit en arrière.
Fandor, grâce au déchirement qui se produisait dans un nuage et permettait à un reflet de lune d’éclairer un instant l’endroit où il se trouvait, étouffa un cri de surprise.
Non seulement il venait de voir que la masse sombre n’était autre qu’un homme, mais cet homme, Fandor l’avait reconnu, c’était le chemineau Bouzille qui, vraisemblablement, devait encore se livrer à quelque louche combinaison.
Bouzille, avait reconnu Fandor lui aussi.
L’air penaud et l’attitude embarrassée, Bouzille s’approcha du journaliste, en agitant les bras pour lui faire signe de se taire.
— Chut, murmura d’une voix imperceptible le chemineau, ne faites pas de bruit, ça mord.
— Qu’est-ce qui mord ? interrogea Fandor…
— Parbleu, poursuivit Bouzille, le poisson, j’en ai déjà ramassé quelques-uns, d’ici demain, j’en aurai un plein panier. Pourvu surtout que la mer continue à être mauvaise. Les vagues, vous comprenez, monsieur Fandor, ça trouble la transparence de l’eau et le poisson se laisse plus aisément prendre dans les filets.
Le journaliste, malgré lui, souriait à l’ingéniosité du bonhomme. Ce Bouzille, décidément, n’était jamais en peine de combinaisons qui puissent lui rapporter quelque argent. Chaque jour, il inventait quelque chose de licite ou de clandestin. Bouzille respectait avant tout cet axiome : « Pas vu, pas pris ». Peu lui importait de pêcher avec des engins interdits, de jeter ses filets d’une rive prohibée, l’essentiel pour lui, c’était de réussir, d’attraper son poisson, et après, salut !
— Il faut bien, expliquait-il en haussant les épaules, que je gagne ma vie, jusqu’au jour où ce bon M. Juve m’aura jugé digne d’entrer dans la police.
Fandor tressaillit, il avait oublié un instant ses soucis, voilà que Bouzille, maladroitement, lui remettait le nez dessus.
— Dans la police, grommela Fandor, m’est avis, Bouzille, que tu finiras plutôt par aller en prison.
Bouzille, philosophe, rectifia :
— On commence par être arrêté, puis on apprend à arrêter les autres ensuite, n’est-ce pas ainsi que ça se passe dans la vie, j’ai même lu une histoire de ce genre dans un des feuilletons de votre journal : La Capitale.
Fandor haussa les épaules et sourit sans répondre.
— Et à part cela, monsieur Fandor, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre venue ?
Le journaliste avisa une petite embarcation mouillée à quelques mètres du rivage :
— C’est à toi, ce bateau ? demanda-t-il…
— En toute propriété, monsieur Fandor. Du moins jusqu’à demain matin, car, lorsque le jour se lèvera, il y aura bien quelque matelot du port pour se préoccuper de savoir « ousqu’est » passée sa barque.
— Je comprends, fit le journaliste, en levant le col de son pardessus, car la pluie commençait à tomber.
Bouzille demanda :
— Vous ne rentrez pas chez vous ?
— Non.
— Alors, puisque vous restez, montez dans le bateau, vous y serez plus à votre aise et puis vous y trouverez un ciré qui vous mettra à l’abri de l’eau.
Bouzille ramena l’embarcation, Fandor y monta.
Mais à peine le journaliste installé s’était-il dissimulé le visage et les épaules sous un grand capuchon jaune, qu’une voix retentissait de la rive :
— Ohé, du canot.
Bouzille, immédiatement, redoutant l’arrivée d’un douanier, se blottit au fond du bateau :
— Ne bougeons plus, recommanda-t-il à Fandor, ayons l’air de dormir, c’est encore des embêteurs, probablement.
Mais Fandor, en entendant appeler de nouveau, avait tressailli :
Cette voix qui avait crié « Ohé du bateau », il la reconnaissait maintenant, c’était celle du commandant Ivan Ivanovitch.
— Ohé du canot, répétait-on avec insistance.
Fandor ordonna à Bouzille :
— Réponds.
— Mais, monsieur Fandor, balbutia le chemineau…
Le journaliste interrompit :
— Réponds.
— Que voulez-vous ?
Ivan Ivanovitch, voyant qu’on l’avait entendu, descendait rapidement du haut de la falaise, arriva jusqu’au bord de l’eau :
— Il faut me conduire, demanda-t-il, en rade, au vaisseau de guerre qui se trouve là-bas. Combien voulez-vous, mon brave, pour cette course ?
Et l’officier ajouta aussitôt.
— Allons, n’hésitez pas, je suis pressé ; vous aurez dix francs.
— Accepte, ordonna le journaliste…
— Mais, objecta Bouzille en hésitant, je ne suis guère bon marin, et jamais je ne me « débarbouillerai » dans cette mer toute noire. Conduire aussi loin ce particulier, c’est bien scabreux.