La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 30 стр.


Le brave chemineau marchait pacifiquement entre deux gardiens de la paix qui, lentement, de leurs pas paisibles de montagnards, l’avaient conduit au fort Saint-Antoine, l’unique prison de la Principauté.

Sur les ordres de Juve, Bouzille avait été confié à la police et immédiatement incarcéré.

Bouzille n’avait compris qu’une chose, c’est qu’il s’était mis dans un mauvais cas en encourant la colère de Juve, mais le bonhomme, lorsqu’il interrogeait sa conscience, était obligé de reconnaître qu’il n’y avait guère eu moyen pour lui de faire autrement. Il se serait alors attiré la haine de l’officier russe et n’aurait pas obtenu de la générosité de ce prisonnier les trois louis d’or qui tintaient joyeusement au fond de sa poche.

Certes, il allait en prison, mais cette petite fortune était une consolation.

— Allons, Bouzille, avait déclaré l’un des hommes qui le conduisaient, au moment où le petit groupe arrivait dans un bureau à l’entrée de la prison, déclinez à monsieur vos nom, prénoms et qualités, afin que l’on soit fixé sur votre identité exacte.

— Je connais ça, fit Bouzille, cela se passe ici comme à Paris. Seulement on est moins de monde et puis les bureaux ne sont pas aussi bien tenus qu’à Fresnes ou à la Santé.

Et Bouzille, d’un air méprisant, surveillait le petit employé qui, émergeant d’un réduit obscur, examinait à la lueur de la lampe fumeuse les papiers crasseux que lui tendait le prisonnier.

Il demanda ensuite aux agents en les regardant craintivement par-dessus ses lunettes :

— Vous avez un mandat d’arrêt ?

Les gardiens de la paix produisirent un document et, aussitôt, le vieil employé, hochant la tête, appuya sur un timbre qui retentit au loin, dans la sonorité des couloirs vides.

Deux gardiens apparurent à l’entrée du greffe et saluèrent.

Le vieux petit employé ordonna :

— Conduisez ce détenu, cellule 32 à la 4e division.

Les geôliers aussitôt saisirent Bouzille par l’épaule et l’entraînèrent dans les couloirs cependant que, demeurés au greffe, les agents se faisaient donner décharge de leur prisonnier.

Bouzille, nullement intimidé, avec une curiosité amusée, considérait le bâtiment qu’il allait désormais habiter pour une durée indéterminée.

De temps à autre il grommelait, lançant des coups d’œil furtifs du côté de ses geôliers pour voir s’ils étaient décidés à lier conversation :

— C’est pas mal ici. C’est chauffé, c’est tranquille, ces messieurs de la direction ont l’air très aimable.

Mais comme les geôliers ne bronchaient, pas affectant un air sévère, et pour montrer aussi qu’il venait de loin, qu’il avait beaucoup voyagé, Bouzille ajoutait, parlant à haute voix :

— C’est tout de même moins bien qu’à Paris et même qu’à Bruxelles. On dirait plutôt une maison d’arrêt de province, comme celle de Lille, d’Avignon ou de La Rochelle.

Bouzille pensa tout bas :

— Pourvu que j’aie une bonne cellule et que je ne m’ennuie pas trop.

Le chemineau n’osait espérer qu’on lui donnerait un compagnon.

Aussi, lorsque les gardiens ouvrirent la porte de la cellule 32, le chemineau poussa-t-il un cri de joie :

La cellule était à deux places et déjà quelqu’un s’y trouvait.

— Entrez là, dit le gardien. Vous serez vite jugé ici, on ne fait pas beaucoup de prévention car les malfaiteurs sont rares, heureusement, et le tribunal ne tarde pas à statuer sur leur sort. La plupart du temps on les expulse ou on les renvoie dans les prisons de France. Et tâchez de vous tenir tranquille, nous n’aimons pas le tapage.

Il ajouta, paternel et conciliant :

— Avez-vous mangé, ce soir ?

— Ma foi, dit Bouzille, j’ai bien avalé quelques radis en guise d’apéritif, mais il ne me déplairait pas de m’introduire une bonne soupe dans l’estomac.

— Il n’y a pas de soupe, fit le gardien, il y a des haricots, si vous en voulez.

— Va pour les haricots, dit Bouzille. Et il ajouta :

— C’est toujours la même chose. Les prisons c’est comme les wagons-restaurants : on ne change jamais de menu. Par exemple, c’est moins cher pour la clientèle que dans les trains de luxe.

L’un des gardiens, qui s’était éloigné pour aller chercher à Bouzille sa marmite de légumes secs, revint au bout d’un instant.

Bouzille ne s’était pas encore avancé dans la cellule.

Lorsqu’il fut en possession de son dîner et aussi de la cruche d’eau destinée à le désaltérer, deux tours de clef donnés vigoureusement lui apprirent qu’il était désormais incarcéré et dès lors Bouzille se préoccupa de lier conversation avec son compagnon :

— J’ai bien l’honneur, fit-il, de saluer monsieur et je dois dire à monsieur que je m’appelle Bouzille, des fois qu’il aurait entendu parler de moi.

L’homme, qu’interpellait ainsi le chemineau se retournait d’une pièce et Bouzille en l’apercevant poussa un cri de stupéfaction.

— Ah, par exemple, s’écria-t-il, comme on se retrouve, mais c’est le signor Mario Isolino. Vrai, ça me fait plaisir de vous revoir. Décidément, il n’y a pas comme les prisons pour y retrouver les aminches.

Le bonneteur, après avoir été surpris de cette brusque et cordiale apostrophe reconnut, lui aussi, son interlocuteur.

— Io souis bien content de vous voir, Bouzille, io souis bien content.

Le bonneteur expliqua au chemineau que depuis huit jours il se trouvait sur la paille humide du cachot, représentée d’ailleurs par un parquet bien ciré et un lit de sangle, un peu étroit, sans doute, mais propre et confortable.

Toutefois, Bouzille s’évertuait en vain à obtenir les confidences du bonneteur.

Celui-ci ne tenait pas à raconter les motifs pour lesquels il avait été incarcéré et au surplus, il paraissait tellement soucieux, qu’évidemment aucune autre idée nette et précise que celle qui le préoccupait ne pouvait alimenter son esprit :

— Mario, insista cependant Bouzille qui désormais adoptait le tutoiement, Mario, tu me caches quelque chose, jamais je ne t’ai vu aussi lugubre.

Pris d’une crainte subite, le chemineau demanda :

— Est-ce que par hasard les gens d’ici sont sévères ou désagréables ? Est-ce qu’on vous fait des misères ?

— Io souis ici comme le coq dedans la pâte. Io souis plus heureux qu’un roi, dit Mario, mais io souis triste pour une autre raison.

— Laquelle ?

Mario Isolino se leva, mit un doigt sur sa bouche, puis mystérieusement vint confier à l’oreille du chemineau :

— Io souis obligé de m’évader cette nouit.

— De t’évader, s’écria Bouzille, mais c’est très agréable.

— Hélas, proféra le bonneteur, en levant les yeux au ciel et en joignant les mains dans une attitude de prière désespérée, io souis zépouvanté à cette idée car oune chose terrible m’attend après mon évasion.

— Raconte.

Le récit de Mario revenait à ceci :

À peine entrait-il en prison qu’il avait reçu dans sa cellule la visite d’une dame appartenant, disait-elle, à la Société de Relèvement des Criminels Endurcis. Elle était autorisée à visiter ceux-ci dans leurs cachots et à leur prodiguer des principes de Morale et de Devoir destinés à faciliter leur réhabilitation.

Pendant quarante-huit heures, Mario Isolino avait dû écouter en silence des sermons édifiants, qui l’avaient fait bâiller.

Une fois qu’il s’était profondément endormi pendant le discours de la dame, il avait été réveillé en sursaut par une sensation étrange et assurément inattendue.

— Cette dame, déclarait alors Mario Isolino, elle venait de me donner oune baiser sur la bouche.

— Était-elle jolie au moins la dame de Relèvement des Criminels Endurcis ?

Isolino leva les bras au ciel :

— Zolie, fit-il, non pas, elle est vieille, grosse, laide, affreuse. Peut-être, Bouzille, que tu la connais ? c’est M meHéberlauf.

— M meHéberlauf, répondit le chemineau, mon pauv’ vieux.

L’épouse de l’ex-pasteur éprouvait pour Mario une furieuse passion et dès le surlendemain du jour où ils avaient fait connaissance, Mario Isolino n’avait plus eu à affronter les sermons, mais bien à se défendre désespérément des entreprises de la terrible personne.

— Pas en prison, pas en prison, s’était écrié Mario Isolino pour sauvegarder sa vertu.

Et dès lors, M meHéberlauf, merveilleusement inventive, comme le sont les amoureuses, avait soudain mis au point cet admirable projet d’évasion de Mario Isolino.

Tout d’abord le bonneteur avait refusé, il ne se trouvait pas mal en prison, il ne redoutait pas une grosse condamnation et s’il était surpris en train de se sauver – ce qui arriverait probablement – l’aventure ne manquerait pas d’aggraver son cas.

Mais la situation devenait intenable dans la cellule où M meHéberlauf passait désormais le plus clair de ses journées et Mario Isolino, pour fuir ses assiduités, avait consenti à accepter le principe d’une fuite.

La femme de l’ex-pasteur s’était souvenue alors qu’elle avait jadis, mieux que son mari, dirigé la police secrète en Hesse-Weimar.

Elle avait apporté successivement au prisonnier une petite lime bien aiguisée qui allait lui permettre de scier l’un des barreaux de sa fenêtre, puis une solide corde en plusieurs morceaux que Mario Isolino dissimula dans son matelas et dont il devait se servir pour descendre le long d’un mur haut de vingt mètres dans le ravin au-dessus duquel se dressait le fort Saint-Antoine.

Or, c’était précisément pour cette nuit-là que la tentative d’évasion était prévue. M meHéberlauf avait annoncé qu’elle se tiendrait dissimulée derrière un rocher au sommet du ravin. Lorsque Mario Isolino l’aurait rejointe, ils partiraient tous les deux pour l’Italie afin d’y vivre leurs premières amours. Mario Isolino avait consenti. Il lui était d’ailleurs impossible de faire autrement, mais c’était la mort dans l’âme qu’il regardait sa montre et s’apercevait que l’heure se rapprochait.

— Io vais me rompre les os, déclarait-il naïvement à Bouzille, et si ze vois le vide, ze tomberai car z’ai toujours eu lou vertize…

Bouzille, brave homme, encourageait l’infortuné :

— Il ne faut pas se frapper comme cela, tout ira bien et lorsque tu seras dehors, rien ne t’empêchera d’abandonner cette excellente M meHéberlauf.

— Bouzille, s’écria le bonneteur, tou vas venir avec moi.

— Ah ça, jamais, par exemple, protesta le chemineau, d’abord je ne suis pas aimé, et puis je t’avoue que je ne suis pas fâché de me reposer un peu. À mon âge les grandes aventures sont fatigantes et je ne prends guère le chemin de la tranquillité que je souhaitais avoir en prenant le chemin de Monaco.

Minuit sonna.

C’était l’heure qu’avait fixée M meHéberlauf pour l’évasion du prisonnier.

— Si ze ne pars pas, soupira le malheureux bonneteur, elle sera ici dès demain matin et ze ne saurai plus comment m’en défaire.

Il n’y avait pas à hésiter.

Sans grande difficulté, le bonneteur, aidé de Bouzille, coupa un des barreaux de la fenêtre, il assujettit solidement à ceux qui restaient la grosse corde de chanvre fournie par M meHéberlauf.

Au moment de partir, ses yeux se mouillèrent de larmes :

— Bouzille, s’écria-t-il, en prenant dans ses bras le chemineau, adieu mon ami, mon frère.

Les deux hommes s’étreignirent. Puis se hissant péniblement jusqu’à l’appui de la fenêtre, le bonneteur l’enjamba, disparut dans le vide… Bouzille le regardait descendre, lui prodiguant ses conseils, lui signalant de temps à autre les anfractuosités de la muraille où il pouvait prendre appui.

Puis, le bonneteur disparut dans l’ombre et, à un moment donné la corde étant redevenue souple, le chemineau resté seul dans sa cellule se rendit compte que l’évadé avait atteint le fond du ravin. Bouzille alors dénoua la corde et l’envoya rejoindre le fugitif.

Tant bien que mal il remit en place le barreau coupé ; il ne voulait pas avoir d’ennuis, il ne devait pas laisser croire que lui aussi pouvait avoir eu l’intention de se sauver.

Le chemineau alors, étouffant un bâillement, s’étendit sur son matelas.

Puis, avant de s’endormir, il déclara en guise de conclusion :

— Bah, j’avais envie d’avoir un compagnon, et voici que je suis content qu’il soit parti. Certes, ce Mario Isolino n’est pas un mauvais homme, mais enfin je ne le connais pas plus que ça, il aurait pu me voler mes vêtements ou me faire quelques tours pendant mon sommeil. Pour se reposer tranquille quelque part, il vaut mieux être seul.

Là-dessus Bouzille se souhaitait bonsoir à lui-même puis s’endormit profondément, seul prisonnier peut-être de toute cette prison, véritable prison familiale d’ailleurs où nul ne se préoccupait des prisonniers, où l’on ne faisait pas la moindre surveillance pendant la nuit, convaincu que ceux qui s’y trouvaient n’auraient jamais l’intention de s’en aller.

***

Mario Isolino, descendu dans le ravin, trébucha, se déchira la peau aux broussailles. Des ronces lui ensanglantèrent le visage, il se piqua les doigts aux épines :

— Sale aventoure, sale aventoure, grogna-t-il et dire qu’en sortant d’ici io vais trouver la mère Héberlauf.

Pour un peu et si Bouzille n’avait pas détaché la corde Mario Isolino aurait réintégré sa cellule.

Néanmoins, courbant la tête et résigné à sa situation, le bonneteur poursuivait son chemin, remontant par un sentier rocailleux et plein d’embûches au sommet du ravin.

Mais lorsqu’il y fut parvenu, une surprise inattendue l’attendait.

Ce n’était pas M meHéberlauf qu’il trouva en face de lui, c’était un homme, un homme enveloppé d’un long manteau noir, un masque sur le visage :

— Approche, avait commandé cet homme, en voyant Mario Isolino émerger du ravin.

Le bonneteur stupéfié par cette apparition se traînait plutôt qu’il n’approchait aux pieds de l’inconnu :

— Ze vous demande bien pardon, faisait-il, ze ne veux pas vous faire de mal.

— Parbleu, s’écria l’homme en ricanant, il ne manquerait plus que cela.

Mais le mystérieux personnage continuait :

— Tu t’es mis dans un bien mauvais cas, mon garçon. Lorsqu’on s’évade d’une prison on encourt des peines sévères et s’il me plaît de te reconduire dans quelques instants à tes geôliers, tu seras jeté dans une véritable oubliette, et chargé de fers.

— Grâce, pleura Mario Isolino.

L’homme le releva d’un coup de pied :

— Je t’épargnerai, peut-être, si tu obéis.

— Ze zouis à vos ordres.

— Lorsqu’on obéit aux ordres de Fantômas on s’en trouve toujours bien.

Mario Isolino crut s’évanouir. Comment, c’était Fantômas.

Cependant que Mario Isolino, de plus en plus terrorisé, considérait avec respect celui que la rumeur publique avait baptisé le Génie du Crime, Fantômas ordonnait :

— Tu vas partir, Mario Isolino, tu vas descendre jusqu’à la côte, tu vas rejoindre une bande qui attend au bord de la mer mes ordres définitifs. Tu rencontreras ces braves gens auprès de la grotte où habite Bouzille.

Le célèbre bandit tira alors de dessous son manteau une sorte de filet aux allures de filet de pêche, il le remit au bonneteur.

Il ajouta encore :

— Tu demanderas à parler au Bedeau. Tu lui diras : « Je suis envoyé par Fantômas », et tu lui donneras ce filet.

« Il sait ce que cela veut dire.

« Après quoi, Mario Isolino, quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne, tu obéiras aveuglément aux ordres du Bedeau et souviens-toi toujours que si tu commettais quelque incartade ce serait à Fantômas que tu devrais en rendre compte. Allez, fous le camp.

***

Mario Isolino dégringola rapidement le sommet du ravin, se dirigea au pas de course dans la direction de la falaise.

Certes, il était fort ennuyé d’être embarqué dans une aventure mystérieuse manigancée par Fantômas, mais cette aventure avait cela de bon, tout au moins, qu’elle l’arrachait momentanément, et, peut être pour toujours, aux sympathies exagérées, à l’amour excédant, à la farouche passion de l’excellente M meHéberlauf.

***

— Jérôme Fandor.

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