La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 6 стр.


Et personne, certainement, à bord du train, n’aurait soupçonné ce voyageur paisible, même si on l’avait rencontré, tant dans son attitude il gardait de calme et de tranquillité.

5 – TROIS CENT MILLE FRANCS DE TROP

Les échos du bal parvenaient, très atténués, dans l’aile droite des bâtiments réservés à l’administration du Casino de Monte-Carlo.

M. de Vaugreland, directeur de la Société, homme de confiance du Conseil d’administration, sommeillait à demi dans un vaste fauteuil de cuir qui se trouvait devant sa table de travail, laquelle constituait le principal ameublement d’un somptueux cabinet sur lequel s’ouvraient, par de nombreuses portes, les bureaux des secrétaires et du personnel de l’importante administration.

M. de Vaugreland, français d’origine, avait passé dix ans de sa jeunesse dans la cavalerie en qualité d’officier, mais des revers de fortune l’avaient obligé à abandonner la carrière qu’il chérissait, il s’était lancé dans les affaires, en avait réussi quelques-unes, manqué beaucoup d’autres, puis le hasard des circonstances et des recommandations l’avait mis en relations avec quelques-uns des membres les plus influents du Conseil d’administration de la Société des jeux de Monaco.

Simple inspecteur à ses débuts, il s’était fait remarquer par son intelligence et son dévouement, son honorabilité irréprochable.

Peu à peu, il avait pris de l’importance, et au bout d’une dizaine d’années on le nommait directeur. M. de Vaugreland avait un beau nom, un passé sans tache, des manières distinguées. Il convenait à merveille.

Ce soir-là, M. de Vaugreland restait au Casino, contrairement à ses habitudes. D’ordinaire, en effet, le directeur réintégrait son domicile vers onze heures, mais ce soir-là, il avait tenu à demeurer jusqu’à la fin du bal offert aux abonnés.

M. de Vaugreland, après avoir fait un tour dans les salons et constaté que la foule élégante et nombreuse prenait un vif plaisir aux valses et aux bostons américains, avait donc regagné son cabinet, mais lui, si actif d’ordinaire, fut terrassé par une somnolence invincible qui l’empêcha de jeter le moindre coup d’œil sur le volumineux courrier amassé devant lui.

Peu à peu cependant, une rumeur confuse et indistincte vint tirer de son assoupissement le directeur du Casino. Celui-ci commença par n’y prêter aucune attention, mais au fur et à mesure que le temps passait, le bruit se rapprochait, le tapage grandissait, on entendait des exclamations de plus en plus nombreuses, des éclats de voix de plus en plus violents.

M. de Vaugreland se réveilla définitivement : on venait de frapper deux coups secs à sa porte :

— Entrez.

Un garçon de bureau se présenta :

— Monsieur le directeur, déclara-t-il, c’est quelqu’un qui veut absolument vous parler, c’est un abonné qui fait du tapage, qui se dispute avec tout le monde.

— Les inspecteurs ne se sont-ils donc pas occupés de lui ? Il ne faut de scandale à aucun prix. Je ne comprends pas qu’on ait laissé cet homme se faire remarquer de la sorte, venir dans les bureaux.

M. de Vaugreland s’arrêta court.

Quelqu’un, d’une poussée brusque, venait d’écarter le domestique qui demeurait respectueusement sur le seuil de la porte. Ce quelqu’un entra dans le cabinet de travail, ou, pour mieux dire, bondit dans la pièce. Sans prendre le temps de s’excuser, encore tout haletant d’une course et d’une lutte, tout frémissant, il interrogea d’une voix de défi :

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Il m’appartient plutôt, monsieur, de vous poser cette question. Je suis ici chez moi.

— Chez vous ? interrompit l’homme, êtes-vous donc le directeur ?

— Je suis le directeur, affirma M. de Vaugreland.

L’extraordinaire visiteur se croisa les bras sur la poitrine, regarda autour de lui, hocha la tête comme s’il se fût parlé à lui-même, et lâcha naïvement :

— Eh bien, si cela est vrai, c’est plus extraordinaire que tout.

M. de Vaugreland, toujours debout devant cet intrus, demeurait sans répondre, attendant une explication. Cependant, il avait reconnu la personnalité qui se trouvait devant lui : Ivan Ivanovitch, commandant du cuirassé russe Skobeleff, qui quelques jours auparavant, avait mouillé en rade de Monaco.

Que pouvait bien lui vouloir ce robuste marin, dont la face de brave homme, dont le visage embroussaillé de barbe hirsute semblait torturé par une incompréhensible et singulière émotion ?

Ivan Ivanovitch soufflait comme un bœuf. Ses vêtements étaient en désordre. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front et comme il négligeait de les éponger, elles tombaient dans les poils de sa barbe saupoudrée de cendre de tabac.

M. de Vaugreland interrogea doucement :

— Il me semble, mon commandant, vous avoir déjà entendu tout à l’heure. N’est-ce pas vous qui faisiez ce bruit dans les couloirs de l’administration ? Je vous serais obligé de bien vouloir m’expliquer pourquoi ?

L’officier russe, d’un formidable coup de poing sur le bureau, coupa la parole du directeur :

— Je me demande, monsieur, hurla-t-il, ce que signifie cette plaisanterie, et si l’on se fiche de moi ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Je veux dire, monsieur, que voilà plus d’une demi-heure que je cherche à voir le directeur avec lequel je me suis entretenu hier soir et que l’on me met en présence de divers personnages que je ne reconnais pas.

— Il n’y a qu’un seul directeur, répliqua hautainement M. de Vaugreland ; il n’y a qu’une seule personne qui soit autorisée à prendre ici cette qualité, monsieur, c’est moi, or, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer la nuit passée.

— Si ce n’est pas vous, reprit l’officier russe, c’est quelqu’un d’autre. C’est un directeur.

— Non, monsieur…

— Si, monsieur, c’est un directeur, pour cette bonne raison qu’il dispose d’une puissance morale et même matérielle que j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’apprécier. Voulez-vous me mettre en présence de cette personne ?

De plus en plus intrigué, M. de Vaugreland commençait à croire que le Russe se moquait de lui.

— Voyons, mon commandant, dit le directeur, je ne doute pas qu’il ne s’agisse d’un malentendu dont nous sommes, vous et moi, les victimes. Faites, je vous en prie, un retour sur vous-même. Efforcez-vous de m’indiquer nettement les motifs qui vous amènent ici. Dites-moi ce dont il s’agit et je tâcherai de vous rendre service.

Ivan Ivanovitch resta quelques instants sans répondre, puis son visage s’éclaira :

— Parbleu, grommela-t-il, si ce n’est pas le directeur que j’ai vu, ce doit être le caissier.

Il poursuivit :

— Monsieur de Vaugreland, – permettez-moi de vous appeler par votre nom – car je me perds dans tous les titres, rien ne ressemblant plus à un directeur qu’un autre directeur… Donc, monsieur de Vaugreland, voulez-vous me faire mettre en présence du caissier qui se trouvait de service hier soir, vers onze heures et demie ou minuit dans le bureau que j’aperçois par cette porte entrebâillée ?

Et Ivan Ivanovitch désignait du doigt une petite pièce exiguë, mais coquette, qui communiquait avec le bureau directorial.

M. de Vaugreland, de plus en plus résigné à ne pas comprendre, consultait un registre : Il fit signe et dit à un huissier :

— Descendez dans les salons et priez, si possible, M. Louis Meynan de monter.

— M. Louis Meynan, ajouta-t-il, en se tournant vers l’officier, est l’employé de la caisse qui était là hier soir à onze heures et demie.

Il ajoutait encore :

— Pour quel motif désirez-vous le voir ?

— Je le dirai en sa présence.

M. Louis Meynan monta quelques instants plus tard. Ivan sauta sur l’employé :

Il l’examina d’un regard curieux, d’un œil inquisiteur, mais au bout de quelques secondes, il haussa les épaules, lâcha un juron :

— Ça n’est pas lui.

L’officier s’arrêta devant M. de Vaugreland :

— Vous êtes le directeur, n’est-ce pas ? vous êtes bien le directeur ?

— Je vous l’ai déjà dit, monsieur, répondit M. de Vaugreland.

— C’est bien, poursuivit le Russe, alors, écoutez : Vous savez peut-être que, la nuit dernière, après avoir perdu pas mal d’argent, je suis monté dans vos bureaux ; je n’ai rencontré personne au premier abord, mais finalement je me suis trouvé en présence d’un monsieur qui m’a déclaré « être le directeur ». Je lui ai dit, hum… ce que j’avais à lui dire. Il est inutile, n’est-ce pas, que je revienne sur ces incidents ? par son rapport, votre subordonné, – car c’était évidemment l’un de vos subordonnés, a dû vous mettre au courant de ce qui s’était passé.

« Donc l’argent que vous avez bien voulu m’avancer, – j’ai reçu ce matin trois cent mille francs du Casino, – je vous le rapporte, voici les billets, prenez-les, monsieur, comptez.

L’officier russe achevait cette déclaration en fouillant dans la poche gauche de son smoking. Il en tira une liasse de billets de banque qu’il tendit au caissier. Mais celui-ci refusait de les prendre, interrogeait du regard M. de Vaugreland, son chef.

Celui-ci demanda à son employé :

— Est-ce vous, monsieur Louis Meynan, qui avez prêté cette somme au commandant ?

— Pas le moins du monde, répliqua l’employé en souriant, je suis d’ailleurs arrivé au bureau hier soir à onze heures trois quarts, je n’ai vu personne, je n’ai été l’objet d’aucune requête de ce genre.

M. de Vaugreland poursuivit :

— Nous ne savons pas du tout ce que vous voulez dire, monsieur. L’employé ici présent ne vous connaît pas, nos livres de compte ne font mention d’aucun prêt, d’aucun versement, et vous-même déclarez ne pouvoir reconnaître la personne de l’administration qui vous aurait prêté cette somme. Je vous disais tout à l’heure qu’il y avait malentendu, j’ajoute qu’il doit y avoir erreur ou confusion de votre part.

Machinalement Ivan Ivanovitch avait remis dans sa poche la liasse de billets de banque, et cette fois, sincèrement surpris, il dévisageait le directeur, le caissier, les quelques hauts employés qui se trouvaient dans le cabinet directorial.

Assurément, le Russe avait une allure d’honnêteté, un accent de sincérité qui eussent permis de croire qu’il avait dit la vérité. Et puis vient-on, d’ailleurs, comme cela, spontanément, offrir trois cent mille francs à quelqu’un, sous prétexte de rembourser une somme qu’il ne vous a jamais prêtée ?

Depuis qu’il était directeur du Casino de Monte-Carlo, M. de Vaugreland avait assisté à des scènes étranges, il avait entendu tenir des propos extraordinaires. À maintes reprises il avait été l’objet de sollicitations pressantes, souvent il s’était apitoyé ou émerveillé de l’ingéniosité déployée par les joueurs malchanceux, désireux de récupérer tout ou partie des sommes perdues. Mais jamais encore il n’avait vu quelqu’un venir lui proposer la restitution d’une somme qu’il savait pertinemment n’être point sortie de ses caisses. Quel était donc ce personnage ? Cet homme avait évidemment comme un violent besoin, un vif désir de se débarrasser de cet argent. Pourquoi ?

M. de Vaugreland n’avait plus du tout sommeil, et amateur de psychologie à ses heures, il se sentait désormais très désireux d’avoir un entretien avec cet homme, qui était loin d’être le premier venu, avec cet officier jeune encore, plein d’avenir, chargé d’une mission de confiance, apprécié de son gouvernement, de ses chefs, et qui venait de lui faire une si drôle de proposition.

M. de Vaugreland se rappelait peu à peu que, dans les rapports des jours précédents, ses inspecteurs lui avaient signalé d’abord les pertes énormes d’Ivan Ivanovitch, mais il avait encore sous les yeux les notes les plus récentes de la soirée, notes qu’on lui montrait toutes les deux heures et dans lesquelles il était dit que, parmi les heureux joueurs qui avaient bénéficié de la passe du sept, à la septième table de la roulette, on avait remarqué le commandant Ivan Ivanovitch. Que signifiait donc tout cela ? M. de Vaugreland allait congédier ses employés subalternes pour demeurer en tête à tête avec le commandant russe, lorsque soudain le gros Pérouzin, l’ancien notaire ventripotent qui remplissait les fonctions d’inspecteur des jeux, fit irruption dans le cabinet directorial, avec d’ailleurs le plus parfait sans-gêne et sans s’être fait annoncer.

L’ancien notaire arrivait avec le visage bouleversé, les yeux hors de la tête :

— Monsieur le directeur, commença-t-il, tout essoufflé de la course qu’il avait faite, un drame épouvantable : Norbert du Rand est mort, mort assassiné sans doute et sûrement volé. On a retrouvé son corps.

— Dans les jardins du Casino ? interrogea avec anxiété M. de Vaugreland qui redoutait surtout les drames dans les locaux privés de l’établissement.

— Non, monsieur le directeur. La mort est survenue sur la voie du chemin de fer.

M. de Vaugreland poussa un soupir de soulagement. Mais soudain son cœur cessa de battre. Il s’était dit que…

Depuis les premières paroles de Pérouzin, Ivan Ivanovitch avait été pris d’un tremblement nerveux, lentement il avait reculé dans le fond de la pièce, il semblait que ses jambes se dérobaient sous lui, ses lèvres étaient exsangues.

Instinctivement, un des employés qui se trouvait à proximité lui approcha un fauteuil. L’officier russe s’y laissa choir comme une masse.

— Norbert, mort assassiné. Dans le train de Nice. Ah, ça n’est pas possible.

Le train de Nice, avait dit l’officier russe. Ce fut pour le directeur du Casino un lumineux éclaircissement.

Comment Ivan Ivanovitch savait-il qu’il s’agissait de ce train ? c’était là propos bien grave et bien accusateur…

Perdant un peu la tête, M. de Vaugreland appuya au hasard sur les boutons électriques alignés en clavier à gauche de son bureau.

Les huissiers parurent.

— Faites monter, demanda-t-il, les inspecteurs des salles et les croupiers disponibles, de préférence ceux qui se trouvaient au jeu entre dix heures et onze heures et demie.

Les huissiers s’éclipsèrent aussitôt, ils n’avaient point besoin de complément d’indication.

Fréquemment, en effet, dans le bureau directorial, on procédait à de discrètes confrontations, lorsque des joueurs plus ou moins honnêtes venaient se plaindre d’avoir beaucoup perdu, ne se doutant certes point que pendant tout le temps qu’ils étaient au tapis vert les inspecteurs de la maison épiaient leur jeu, et étaient capables de dire, à quelques francs près, le montant des sommes qu’ils avaient gagnées ou perdues.

Pourquoi M. de Vaugreland faisait-il venir ses employés ?

Deux nouveaux inspecteurs se présentèrent : c’était Nalorgne, le prêtre, et M meGérar. Derrière eux venaient deux croupiers, connus sous les prénoms de Charles et de Maurice ; tous deux s’étaient relayés à la fameuse table du sept entre dix heures du soir et onze heures et demie.

À peine avaient-ils pénétré dans le cabinet directorial qu’ils apercevaient Ivan Ivanovitch et se lançaient un coup d’œil d’intelligence, mais si rapide qu’avait été leur coup d’œil, il n’échappait pas à la perspicacité de M. de Vaugreland.

— Qu’avez-vous à dire ? interrogea-t-il. Pourquoi remarquez-vous monsieur ?

Le plus âgé des croupiers, M. Charles, n’hésita pas à s’en expliquer :

— Simplement, monsieur le directeur, déclara-t-il, parce que monsieur était à la table de la roulette N° 7, alors que précisément le 7 faisait une si belle passe.

— Monsieur en a-t-il profité ? continua M. de Vaugreland.

Les deux croupiers hochèrent la tête. Ils répliquèrent tous les deux ensemble.

— Non, monsieur le directeur, monsieur n’a pas joué.

— Ah, fit de Vaugreland avec une nuance de désappointement, car il semblait que cette déclaration détruisait tout le système qu’il avait, l’instant précédent, échafaudé dans son esprit.

Назад Дальше