Mais l’inspecteur Nalorgne intervint :
— Monsieur, fit-il d’une voix harmonieuse et posée, tout en désignant d’un geste bénisseur Ivan Ivanovitch, plus que jamais affalé dans son fauteuil, monsieur n’a pas joué en effet, mais il était assis à côté d’un ponte qui a perpétuellement misé sur le sept, et qui a gagné une grosse somme.
— Ce ponte, interrogea M. de Vaugreland, qui était-ce, le connaissez-vous ?
M meGérar intervint :
— C’était Norbert du Rand.
Malgré son flegme, le directeur ne put s’empêcher de lâcher un formidable juron :
— Ah ! nom de Dieu.
Puis, il devint très pâle et son regard soudain durci se fixa sur l’officier russe, qui paraissait ne prêter aucune attention à ce qui venait de se passer.
M. de Vaugreland, cependant, avait congédié d’un geste M meGérar et les deux croupiers.
Il avait fait signe aux inspecteurs de rester et les avait mis au courant de l’étrange proposition qu’était venu lui faire le commandant du Skobeleff. D’autre part, il avait rappelé le drame épouvantable qui avait coûté la vie à Norbert du Rand et que Pérouzin venait de porter à sa connaissance.
Nalorgne eut un sursaut.
Il joignit les mains et abaissant son regard sur Ivan Ivanovitch, il murmura :
— Il n’y a pas de doute, c’est un crime. Que Dieu pardonne au pécheur.
— M. Ivan Ivanovitch, interpella le directeur, je suis désolé d’être obligé de solliciter votre obéissance… votre obéissance passive… mais…
Le directeur insista sur ces derniers mots.
— Mais ces messieurs que voici, inspecteurs des services des jeux de Monaco, vont être contraints de vous fouiller.
Ivan Ivanovitch se redressa d’un bond : il toisa son interlocuteur avec mépris :
— Vous prétendez me faire fouiller, monsieur déclara-t-il, de quel droit ? à quel titre ?
— Je vous en prie, poursuivit le directeur, n’insistez pas, il est indispensable que vous subissiez cette formalité.
Rien qu’à cette idée, le Russe se révoltait. Instinctivement il porta la main à sa ceinture.
En dépit de sa rapidité, son intention avait été prévenue.
Deux huissiers, deux colosses, demeurés impassibles au fond de la pièce, s’étaient précipités sur lui et l’immobilisaient.
Ivan Ivanovitch essaya de se dégager, mais il avait affaire à plus forts que lui.
Écumant de rage, le Russe hurla :
— Ah ça, monsieur, mais c’est une arrestation ?
— Pas encore, dit M. de Vaugreland, qui ajouta :
— Je n’ai d’ailleurs pas qualité pour prendre une semblable mesure… c’est simplement le commencement d’une enquête à laquelle je dois me livrer, à laquelle, il faut vous prêter. Vous avez de l’argent sur vous ?
Dompté malgré tout par le ton autoritaire du directeur, Ivan Ivanovitch s’humanisait un peu ; il modérait sa colère pour répondre :
— J’ai de l’argent, beaucoup d’argent.
— Et vous n’avez pas joué, ce soir ?
— Je n’ai pas joué.
— Où se trouve cet argent ?
Ivan Ivanovitch, toujours immobilisé, maintenu aux épaules et aux bras par les huissiers, répondit d’une voix sourde :
— Dans les poches intérieures de mon smoking.
Pérouzin, l’ancien notaire, plongea, sans vergogne, ses mains velues dans les poches de l’officier. Il en tira, en effet, plusieurs liasses de billets qu’il déposa sur le bureau directorial, puis, machinalement, en homme d’ordre habitué aux choses exactes, il mouilla son doigt, s’apprêta à compter les billets. M. de Vaugreland l’arrêta :
— Un instant, fit-il…
Puis appelant Nalorgne, il ajoutait :
— Dites-moi, Nalorgne, et vous Pérouzin, quelle somme estimez-vous que M. Norbert du Rand a pu emporter ce soir lorsqu’il a quitté le Casino ?
— Environ six cent mille francs, monsieur, on a dû arroser la banque trois fois dans la soirée.
Ce chiffre était évidemment une révélation pour Ivan Ivanovitch, car au mot de six cent mille francs, il poussa un cri d’horreur :
— Mais c’est la somme que j’ai sur moi.
— C’est un peu ce que je pensais, déclara le directeur. Comptez, messieurs.
— Ah çà ! Ah ça ! hurlait Ivan Ivanovitch, que signifie donc cette enquête, cet interrogatoire, je crois commencer à comprendre. Je comprends. Auriez-vous l’intention, par hasard de m’accuser d’avoir volé Norbert du Rand ? qui sait même, de l’avoir tué ? Ah ! non, ça serait trop ridicule. Ne vous avisez pas de le faire, songez que je suis officier russe et que vous auriez maille à partir avec mon gouvernement.
Sans se laisser intimider, M. de Vaugreland, toujours d’une froideur déconcertante, posait au commandant cette simple question :
— Comment expliquez-vous, monsieur, la présence dans vos poches d’une somme d’environ six cent mille francs, somme coïncidant exactement avec celle que portait sur lui, tout à l’heure, l’infortuné Norbert du Rand, votre compagnon de toute la soirée ?
Ivan Ivanovitch se rendait bien compte de la gravité de la question, des effroyables conséquences qui pouvaient résulter du quiproquo dont il paraissait devoir être la victime.
Il était si troublé que les idées se pressaient en foule devant lui, mais sans qu’il parvînt à coordonner ses pensées.
Après avoir balbutié quelques mots inintelligibles, après avoir comprimé son front entre ses mains, Ivan Ivanovitch releva la tête.
— Messieurs, déclara-t-il en s’efforçant d’être calme, écoutez ; voici la vérité. C’est moi, en effet, qui ai poussé Norbert du Rand à jouer ce soir, à jouer sur le sept. J’ai été d’ailleurs bien inspiré. Il a gagné. Il était convenu que nous devions partager le bénéfice. Norbert a quitté la salle de jeu avec six cent mille francs : il y en avait trois cent mille pour moi. Il me les a donnés avant de partir prendre son train. Ce sont les trois cent mille francs que vous avez trouvés dans la poche gauche de mon vêtement.
— Et les trois cent mille francs de la poche droite ? interrogea M. de Vaugreland.
— Je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, c’est la somme qui m’a été prêtée hier soir par l’administration du Casino.
— Pourquoi vous aurait-on prêté cette somme, monsieur ?
Ivan Ivanovitch se tut un instant, puis il articula péniblement :
— Je ne puis vous l’avouer, j’ai donné ma parole de me taire, mais je vous jure que c’est la vérité…
— Qui vous aurait prêté cette somme ? poursuivit le directeur, impassible.
— Je vous l’ai déjà dit, reprit Ivan Ivanovitch, j’ai cherché toute la soirée cette personne et n’ai pas pu la trouver, elle se cache. Je sais trop pourquoi.
D’autres pensées, un autre aveu peut-être semblaient prêts d’éclore sur les lèvres de l’officier russe.
Mais Pérouzin intervint dans la conversation, au moment où peut-être il ne le fallait pas.
Il posa cependant une question raisonnable et opportune :
— Monsieur, demanda-t-il en s’adressant à Ivan Ivanovitch, il est minuit et demie, vous avez quitté la table de jeu numéro sept avec M. Norbert du Rand à onze heures et quart. Vous êtes entré dans le cabinet de M. le Directeur à environ minuit un quart. Pourriez-vous nous donner votre emploi du temps pendant cet intervalle ?
— Mais parfaitement, répondit Ivan Ivanovitch.
On avait lâché l’officier et celui-ci se tenait debout devant le bureau du directeur, cependant qu’autour de lui inspecteurs et huissiers faisaient cercle, prêts à prévenir la moindre velléité de fuite.
— Voyons, commença Ivan Ivanovitch, j’ai reconduit Norbert du Rand jusqu’à l’entrée du Casino. Nous avons effectué notre partage près du vestiaire. Malheureusement, il n’y avait personne pour nous voir à ce moment, puis, je suis entré dans l’Atrium, j’ai écouté la musique pendant une dizaine de minutes environ.
Pérouzin prenait des notes sur un calepin :
— Onze heures vingt-cinq, déclara-t-il, c’est exact en effet je vous ai vu.
— Ensuite, monsieur, interrogea le directeur, qu’avez-vous fait ?
D’une voix faible et tremblante, Ivan Ivanovitch articula :
— Je suis descendu dans les jardins, j’ai été m’asseoir sur un banc, à droite, tout au bout, vous savez ce banc qui est dissimulé sous trois gros cyprès.
— Vous n’avez rencontré personne ? Personne ne vous a vu ?
— Je ne sais pas, peut-être que quelqu’un m’a remarqué.
Les inspecteurs hochèrent la tête :
— On ne nous a signalé la présence de personne sur ce banc.
— Cela ne prouve pas…
— Cela ne prouve rien, en effet, reconnut M. de Vaugreland, mais comme il nous semble étonnant que vous soyez resté dans le parc jusqu’à minuit un quart, que vous n’avez songé à venir dans les bureaux effectuer votre soi-disant restitution qu’à cette heure voisine de la fermeture, vous me permettrez de me dessaisir de la responsabilité de votre personne.
— Cela signifie ?
M. de Vaugreland fit un signe à un garçon :
— Priez M. le commissaire de police de monter à l’instant.
— Ah, hurla Ivan Ivanovitch, qu’allez-vous faire, monsieur ? vous appelez la police, vous allez m’arrêter ?
— Je n’arrête pas, monsieur, le commissaire de police appréciera et décidera ce qu’il doit faire.
***
Le premier bal du Casino, le premier bal de la saison s’achevait brillamment dans les superbes salons avoisinant la salle de jeu.
Il était tard, la fête allait se terminer lorsque soudain, malgré l’enthousiasme des tziganes et l’entrain endiablé de quelques valseurs, les couples cessèrent de tournoyer.
Des groupes mystérieux s’étaient formés. On s’interrogeait à voix basse. Dans les encoignures des fenêtres, danseurs et danseuses affectaient soudain des mines piteuses et renfrognées, puis de temps à autre, un cri s’élevait, cri d’inquiétude ou de surprise que couvrait rapidement les flonflons de l’orchestre.
Peu à peu, lentement, avec la progression régulière et implacable d’une tache d’huile qui s’étend, le bruit du drame s’était propagé.
On apprenait que le train, partant à onze heures vingt-cinq de Monaco, à destination de Nice et de toutes les stations de la côte, avait été le théâtre d’un crime affreux.
Le commissaire de police venait de procéder à l’arrestation du commandant russe Ivan Ivanovitch.
La première personne qui avait apporté cette information dans les salons du Casino, ne s’était pas aperçue qu’elle produisait une formidable impression sur une délicieuse créature qui jusqu’alors semblait s’être follement amusée pendant la fête.
C’était une femme, une jeune fille, presque une enfant ; à peine avait-elle vingt ans.
Elle était jolie à ravir, vêtue d’une façon exquise, dansant à la perfection, affectant à la fois des manières réservées et très libres, ce qui lui donnait un charme tout particulier.
Cette jeune fille n’était autre que M lleDenise, la pensionnaire de M. et M meHéberlauf.
En apprenant l’arrestation d’Ivan Ivanovitch, qui succédait à la nouvelle de la mort de Norbert du Rand, M lleDenise avait affreusement pâli. Elle s’approcha d’une fenêtre, l’entrouvrit, huma une large bouffée d’air pur, puis, épongeant son front avec un fin mouchoir de batiste, elle demanda à son danseur de vouloir bien l’excuser.
Ce danseur était le comte de Massepiau.
— Mon cher ami, disait la jeune fille, accordez-moi quelques instants, un malaise subit, une indisposition passagère m’oblige à me retirer. Je vous retrouverai là tout à l’heure, attendez-moi.
Le comte de Massepiau n’avait pas le temps de répliquer que l’orchestre attaquait la dernière valse, que la jeune fille s’était déjà éclipsée.
Certes son malaise ne devait être qu’un prétexte, car, avec une rapidité extraordinaire, elle gravit aussi vite que possible le grand escalier désert qui mène au second étage du Casino.
— M. de Vaugreland ? demanda-t-elle…
— Il n’est pas visible, déclara un garçon de bureau…
— Je le sais, fit la jeune fille qui passait outre devant le domestique stupéfié, mais il faut que je le voie quand même.
Denise toutefois se heurtait, lorsqu’elle atteignit une porte plus rapprochée du bureau directorial, à une consigne plus sévère, à un brigadier galonné :
— Vous ne pouvez pas voir M. le directeur en ce moment, affirma le cerbère.
Mais Denise parlementa, insista tellement que l’homme hésita.
Denise eut la trouvaille définitive pour le décider à l’annoncer :
— C’est au sujet du crime, déclara-t-elle, que je viens…
Et le brigadier n’osa plus refuser d’introduire la visiteuse dans un petit salon attenant au cabinet de M. de Vaugreland.
De cette pièce, Denise pouvait dès lors pénétrer librement dans celle où s’était déroulé le drame qui s’achevait maintenant par l’arrestation de l’énigmatique Ivan Ivanovitch.
À la grande stupéfaction de tous les hommes qui étaient réunis dans le bureau directorial, la jeune fille fit irruption et, sans prendre même le temps de regarder Ivan Ivanovitch, elle déclara :
— Attendez, messieurs, attendez, cet homme est innocent.
Puis brusquement, Denise se tut.
Le directeur, les inspecteurs et même le commissaire de police s’étaient retournés, figés de surprise.
M. de Vaugreland, toujours correct, offrait une chaise à la nouvelle venue.
— Remettez-vous, mademoiselle, qu’avez-vous à nous apprendre ? Nous nous trouvons en présence d’un drame mystérieux. Si vous pouvez nous apporter quelques éclaircissements, ils seront les bienvenus.
— Assurément, mademoiselle, ils seront les bienvenus, répétait en s’inclinant devant elle, avec une grâce de pachyderme, un homme gros et court, affligé d’un effroyable accent du Midi et qui n’était autre que M. Amizou, le commissaire de police.
Après sa première déclaration, Denise semblait avoir perdu toute son assurance. La jeune fille était toute pâle et cependant qu’Ivan Ivanovitch la considérait avec stupeur, elle balbutia :
— Mon Dieu, messieurs, je ne sais pas, je voudrais savoir… vous aider, sauver notre ami, Ivan Ivanovitch, qui, j’en suis certaine, est un très honnête homme, incapable de l’horrible forfait qu’on lui reproche… Tenez, j’étais encore tout à l’heure avec lui dans le bal, nous causions… plusieurs amis sont venus nous serrer la main…
Au fur et à mesure que Denise parlait, une stupéfaction grandissante se peignait sur le visage de M. de Vaugreland.
— Pardon, pardon, interrompit Pérouzin, que nous racontez-vous là, mademoiselle ? Vous étiez avec le commandant Ivan Ivanovitch tout à l’heure dans le bal… dites-vous. Pouvez-vous préciser l’heure ?
— Oui, monsieur, fit Denise, en levant ses grands yeux clairs vers l’ancien notaire.
Elle ajoutait :
— Cela a donc de l’importance ?
— Une extrême importance, déclarèrent ensemble les deux inspecteurs et le commissaire de police.
— Eh bien, fit la jeune fille, après avoir réfléchi, je puis affirmer que M. Ivan Ivanovitch est venu me rejoindre entre onze heures vingt-cinq et minuit moins le quart, dans la salle de danse. Pour être tout à fait exacte, je dirai onze heures trente.
« Il est resté avec moi jusque vers minuit cinq ou minuit dix, après j’ignore ce qu’il est devenu.
Le commissaire de police et M. de Vaugreland échangeaient des regards navrés.
— Nous avons fait une bêtise, murmurait le directeur…
Quant au commissaire il protestait véhémentement :
— Nous avons fait, pardon, dites : j’ai fait, car moi, monsieur le directeur, je n’étais disposé à arrêter cet officier que parce qu’il ne justifiait point d’un alibi… mais voici que sans s’en douter cette jeune fille prouve péremptoirement qu’il n’est pas l’assassin de Norbert du Rand, puisqu’il n’a pas quitté le casino de la soirée.
Le commissaire de police, en principe, n’aimait pas les arrestations, mais il répugnait par-dessus tout à intervenir lorsqu’il s’agissait de personnages de marque.
Le brave magistrat n’attendait qu’un signe pour faire enlever les menottes que ses hommes avaient déjà passées au commandant Ivan Ivanovitch.