L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам) - Сувестр Пьер 18 стр.


— C’est cela même, dit-il.

— J’ai tout de suite deviné, poursuivit l’Américaine. Vous êtes un gentleman joueur.

Après un silence, elle continua :

— C’est comme moi ! J’aime le jeu, le théâtre, la danse, les plaisirs de toute sorte et l’on peut bien publier mon nom dans les journaux cela m’est fort égal. Je ne connais personne à Paris suffisamment pour que cela me gêne et si, d’ailleurs, on s’attaquait à ma réputation, je suis assez riche pour prier les journaux, les obliger même à se taire. Vous n’êtes sans doute pas dans les mêmes conditions ?

— Pas tout à fait, fit Juve que l’attitude de cette jolie personne intriguait de plus en plus.

Sarah Gordon, reprit :

— Je suis venue en France pour m’amuser, me distraire, et j’ai déjà fait connaissance de bien des personnes très gentilles et très gaies. Le prince Malvertin, puis Duteil, qui sera mon avocat lorsque j’aurai un procès, et bien d’autres… Lorsque vous m’aurez dit votre nom je vous inviterai à mes fêtes. Vous verrez comme elles sont amusantes. Je donne précisément un grand bal dans trois jours au Gigantic Hôtel. J’ai invité tout Paris, une agence m’a fourni la liste des gens du monde les plus à la mode. Dès que vous vous serez présenté à moi, je vous inscrirai.

— Merci vivement, fit Juve qui ne se pressait pas, cependant, de donner à l’Américaine une identité quelconque, même fausse.

Il était perplexe sur la sincérité de la jeune femme et il lui aurait été fort pénible de se rendre ridicule en disant : « Je m’appelle Durand, Duval ou Dubois », alors qu’en son for intérieur, l’Américaine aurait peut-être conclu :

— Ce monsieur se donne bien du mal pour me dissimuler qu’il n’est autre que Juve, le célèbre inspecteur de la Sûreté.

Le fiacre, cependant, arrivait devant le Gigantic Hôtel. Juve qui, tout le temps du trajet, avait laissé parler son interlocutrice, ne s’était pas encore nommé.

Celle-ci n’en conçut aucune amertume.

Esquissant un gracieux sourire, elle tendit sa main gantée à Juve et, cependant qu’elle s’engouffrait sous le hall vitré du Gigantic Hôtel, elle proféra gracieusement :

— Encore merci, monsieur l’Inconnu, et à bientôt, j’espère ! Vous serez quand même le bienvenu à mon bal, dans trois jours.

Cependant, Juve, après avoir réglé le fiacre, s’en alla lentement à pied sur les trottoirs déserts de la place de la Concorde.

— Quelle bizarre personne, murmura-t-il. Se moque-t-elle de moi ou est-elle simplement folle ?

12 – LE BAL DE SARAH GORDON

Écroulé sur un canapé, en proie à de terribles convulsions, Jérôme Fandor se tordait littéralement, secoué par un fou rire inextinguible. Il balbutiait au milieu de ses hoquets :

— Non ! De ma vie, je n’ai jamais tant ri ! Ah, ça n’est pas ordinaire. Qui jamais aurait pu penser ? Véritablement, c’est inimaginable. Feu Bossu lui-même, qui donna naissance au proverbe, n’a certainement jamais ri comme je ris aujourd’hui.

Le jeune homme avait encore des soubresauts qui le remuaient des pieds à la tête. Il continua en pouffant :

— C’est à croire que si je continue, je m’en vais suffoquer, mourir, tout au moins avoir ma tête rentrée dans mes épaules et ma colonne vertébrale mise en arc de cercle. C’est certain, à force de rire, je vais devenir bossu moi-même  [18].

Et, en fait, le jeune homme présentait des symptômes véritablement extraordinaires. Il était devenu écarlate, son menton semblait devoir s’enfoncer dans sa poitrine, cependant que le col de son habit remontait au-dessus de sa nuque.

Un homme demeurait en face de lui, silencieux, immobile et grave. C’était Juve.

Le célèbre policier, depuis quelques instants, regardait le journaliste, et les deux amis, qui avaient été mêlés à tant d’évènements tragiques dans l’existence aventureuse qu’ils menaient, présentaient là un spectacle curieux : celui d’un homme écroulé sur un canapé en proie au plus effroyable fou rire, et celui d’un autre homme debout devant lui le surveillant d’un air à la fois perplexe et ennuyé.

Juve parla enfin :

— Eh bien quoi, c’est ridicule, Fandor ! Tu as une tenue invraisemblable. Après tout, ce que je t’ai dit n’est pas extraordinaire, pas si extraordinaire du moins que tu veux bien le laisser supposer. Je suis capable de tenir ce rôle.

Fandor, énergiquement, protesta du geste, puis ayant enfin repris haleine :

— Tout ce que vous voudrez, Juve, je crois en vous comme je crois en Dieu, mais ça non, jamais, vous ne me ferez pas avaler pareille chose. Danseur, vous ? vous, Juve, vous, aller danser ? Vous avez aujourd’hui un carnet de bal et vous avez marqué là-dessus que vous étiez retenu pour une valse ?

Juve, énigmatiquement, interrompit pour dire :

— Oui, la quinzième.

Et cela déterminait une nouvelle crise de rire chez Fandor.

— C’est à en crever ! gémit-il.

Juve fronça les sourcils d’un air vexé :

— Si c’est pour te fiche de moi que tu es venu ce soir, je me garderai bien, à l’avenir, mon cher Fandor, de te faire inviter dans le monde.

— Pardonnez-moi, Juve, je vous en prie, ça n’est pas de ma faute. Lorsqu’on fait des coups semblables, on a le tact de prévenir ses amis.

Si Juve était vexé de l’attitude moqueuse de son inséparable compagnon, il y avait de quoi aussi pour Fandor être mis en gaieté. Car, si invraisemblable que fût la chose, elle n’en était pas moins exacte. Juve et Fandor étaient au bal et le policier, à la manière d’un homme du monde qui accomplit un sacerdoce ou simplement cherche à se marier, s’était procuré un carnet de bal sur lequel il avait gravement inscrit les danses qu’il avait sollicitées et obtenues.

À part la quinzième valse en face du numéro de laquelle il avait marqué un nom, le carnet restait complètement vide.

Il était environ une heure du matin. Le policier et le journaliste se trouvaient au Gigantic Hôteldont les salons somptueux avaient été retenus par cette jeune et bizarre Américaine arrivée à Paris depuis quelques semaines à peine, et qui prétendait y mener la grande vie, l’existence mondaine, élégante et fastueuse, convaincue qu’il fallait, pour cela, simplement dépenser quelques piles de dollars.

À la vérité, Sarah Gordon avait bien fait les choses et la jeune fille, pour donner plus d’éclat à son bal, et aussi pour recevoir les nombreux invités qu’elle avait sollicités par une sorte de circulaire adressée au Tout-Paris, avait retenu entièrement le rez-de-chaussée du superbe établissement dans lequel elle habitait place de la Concorde. Il y avait là une foule nombreuse, cosmopolite, terriblement mêlée sans doute, mais ayant bonne apparence. Le buffet était somptueusement servi et, d’ailleurs, on s’y écrasait consciencieusement. Dans la grande salle des fêtes, les amateurs de danse s’en donnaient à cœur joie aux sons d’un orchestre de tziganes d’une vingtaine de musiciens. Des domestiques, dûment stylés, disposaient dans chaque salon, à l’issue de chaque danse, un numéro de carton qui annonçait aux intéressés la danse prochaine.

Juve et Fandor s’étaient installés dans une petite pièce épargnée par la foule et toute proche du jardin d’hiver. C’était là que Fandor avait eu son fou rire au moment où Juve lui faisait connaître son projet extraordinaire.

Fandor soudain, poussa un cri.

— La quinzième valse ! Juve, elle est annoncée ! Ne perdez pas une minute, votre danseuse pourrait se fâcher de vous voir manquer d’empressement auprès d’elle.

À part soi, Fandor disait :

— Voilà le moment où mon excellent ami va flancher et trouver un prétexte pour esquiver la corvée.

Mais le journaliste se trompait. Aux premières paroles de Fandor, Juve avait brusquement tourné les talons avec une précision et une netteté toute militaire. Et le policier, écartant la foule nombreuse qui obstruait l’entrée du grand salon, s’y engagea avec l’allure d’un homme qui a juré d’accomplir son devoir jusqu’au bout.

Juve s’arrêta devant une fort jolie personne qu’entouraient des jeunes gens empressés.

Juve, cependant que l’orchestre attaquait les premières mesures de la valse, la fameuse quinzième, s’inclina devant la jolie femme et de son ton le plus aimable :

— Vous m’avez fait l’honneur, mademoiselle, de m’accorder cette valse.

Et le policier, fort galant homme, offrait son bras. La jeune fille le regarda d’un air gracieux, cependant qu’elle s’avançait.

— Merci, monsieur, fit-elle.

Elle rassembla d’un geste élégant sa traîne qu’elle plaça sur son avant-bras, puis, croyant aller au-devant du désir de son danseur, elle ajouta :

— Voulez-vous qu’au lieu de la danser, nous la causions, cette valse ? Je viens de tourner comme une toupie pendant une demi-heure et je commence à en avoir assez ?

— Cela me convient parfaitement, déclara Juve, qui, machinalement, pour éviter la bousculade tournoyante, attira sa compagne dans une galerie voisine.

Sarah Gordon était décidément une très jolie personne aux yeux bleu clair et grands qui pétillaient de malice et de gaieté. Elle avait une épaisse chevelure blonde. Sa taille bien cambrée n’était ni trop grande, ni trop petite. Audacieusement décolletée, la jeune fille qui, contrairement aux usages français, portait de nombreux bijoux, était évidemment d’une perfection sculpturale que révélaient les lignes harmonieuses de ses vêtements.

— C’est drôle, s’écria-t-elle soudain, en regardant Juve, bien dans les yeux, que vous ayez cette profession. Jamais je n’aurais imaginé qu’un détective pût être un homme du monde.

Juve sourit :

— Je ne vois pas pourquoi, mademoiselle, ce serait incompatible.

— C’est vrai, cela se voit certainement en Amérique, même en Angleterre, mais chez vous, à Paris, cela semble extraordinaire. Et bien que peu familiarisée encore avec vos usages, je me suis laissé dire que les policiers français n’allaient pas dans les salons.

— C’est peut-être exact, fit Juve, d’un ton énigmatique, encore que pas très certain. Il y a toutes sortes de gens dans les mondes parisiens les plus fermés, même des policiers, ne vous en déplaise. Seulement, on ne le sait pas toujours…

Sarah Gordon éclata de rire :

— Il est bien certain que je ne parle pas pour ma réception où sont venus un tas de gens que je ne connais pas et dont je ne me soucie guère. Mais enfin, croyez-vous que la police parvienne à s’introduire dans les familles qui ont la prétention de ne recevoir que des gens de leur milieu ?

— J’en suis certain, fit Juve. Et vous pouvez être assurée que chaque fois qu’il y a quelque part une cérémonie rassemblant plus de cinquante personnes, on y trouve une proportion raisonnable, sinon de détectives professionnels, tout au moins d’amateurs.

— C’est vrai, reconnut Sarah Gordon. Je sais que bien des gens du monde font ce métier d’indicateurs. Ainsi, continua-t-elle avec un sourire enjoué, ce monsieur qui nous observe là-bas au bout de la galerie est peut-être de ce monde-là ?

Juve jeta les yeux dans la direction indiquée par Sarah Gordon, et ne put s’empêcher de rire. La personne que désignait la jeune fille n’était autre que Fandor.

Juve ne répondit pas. Était-ce par hasard que l’Américaine lui avait signalé le journaliste, ou bien, alors, avait-elle agi intentionnellement, et si cela était, quels étaient les soupçons cachés de cette mystérieuse personne ?

Juve était venu à son bal, autant pour la connaître mieux, pour agir en détective, que pour faire une petite enquête dans le milieu bizarre de ceux qu’elle recevait.

Le policier estimait, en effet, qu’il devait y avoir entre les aventures auxquelles il avait été mêlé ces jours derniers et l’entourage de Sarah Gordon, des liens, indirects sans doute, mais indiscutables cependant. Juve, toutefois, cessant de regarder Fandor, tourna la tête et aperçut dans les salons, valsant éperdument, un personnage dont la vue lui fit froncer le sourcil :

— Vous recevez toutes sortes de gens, à votre bal, mademoiselle, et véritablement, il en est dont la présence peut étonner les moins difficiles.

Il désignait le personnage qu’il venait d’apercevoir. Sarah Gordon le remarqua aussi, elle rougit imperceptiblement :

— C’est un brave homme, fit-elle, même si les apparences sont contre lui.

— Mario Isolino est un gaillard qui a plus que les apparences pour le desservir, mademoiselle, et si vous vous rappelez l’aventure de la rue Fortuny au cours de laquelle j’ai eu l’honneur de faire votre connaissance, je pourrais ajouter que seule l’indulgence d’un commissaire de police fait que cet Italien ne se trouve pas actuellement sous les verrous.

— J’aime mieux, monsieur Juve, qu’il soit libre, et j’estime que les gens auxquels on fait grâce sont moins redoutables que ceux que l’on traite durement.

— Que voulez-vous dire ? interrogea le policier, surpris par cette déclaration énigmatique.

— Voilà…, fit la jeune fille.

Elle désigna un canapé à Juve, s’y installa.

Le policier se plaça à côté d’elle. Sarah Gordon reprit :

— En deux mots je vais vous expliquer ma théorie : je suis seule, dans ce Paris que je connais mal, riche comme vous savez, comme tout le monde le sait, et j’ai peur, oui, peur de tout et de rien. Aussi, plutôt que de fermer les yeux à la manière des autruches qui, après s’être caché la tête, s’imaginent qu’elles sont invisibles, je préfère regarder le danger, tout au moins l’inconnu, nettement, bien en face. S’il est autour de moi des gens que je redoute et que je suspecte, je les attire et pour mieux les connaître, je les mêle dans mon intimité.

— C’est, fit Juve, une théorie un peu paradoxale, et en la poussant plus loin, je vais vous demander si vous consentiriez par exemple, à vous faire pierreuse par crainte des apaches ?

— Mais pourquoi pas, monsieur ?

Cependant, la jeune fille se levait brusquement. Elle allait à un jeune homme au visage énergique et glabre qui passait devant elle, elle le prit par la main, l’attira vers Juve :

— Monsieur, dit-elle, permettez-moi de vous présenter mon ami, M. Dick. C’est un artiste de grand talent, et si nous avions ici une assistance un peu moins enthousiaste de la danse, il nous charmerait très certainement en nous disant quelques vers.

Juve se souvenait d’avoir vu le comédien dans la bagarre de l’hôtel Fortuny. Il se contenta de répondre à son salut et demeura silencieux devant lui.

La jeune fille, toutefois, quittait précipitamment Juve.

— Nous avons bavardé pendant deux ou trois valses, fit-elle, mes danseurs doivent se demander ce que je deviens.

Elle s’éclipsa, laissant les deux hommes en tête à tête dans la galerie.

L’artiste ne bougea pas et ne rompit pas le silence, il considérait Juve fixement. Le policier se décida enfin à parler :

— Vous exercez, monsieur, une profession fort intéressante, et qui exige énormément de travail.

Juve cherchait ses mots, ne savait trop que dire, il articula machinalement :

— Dès le Conservatoire, il faut engager la grande lutte artistique, et les compétitions, n’est-il pas vrai, y sont fort nombreuses ?

— Il suffit d’avoir du talent, monsieur, pour réussir, et sans vouloir me vanter, je puis vous dire que je n’ai guère eu de peine à obtenir mon premier prix.

— C’est superbe, fit Juve qui, distraitement, ajoutait : dès lors, vous appartenez sans doute au Théâtre Français ?

— Me prenez-vous pour un bourgeois, monsieur ? La profession d’artiste ne doit pas se confondre, à mon avis, avec le métier de fonctionnaire. Non, je n’appartiens pas à la Comédie-Française. Bien que je sois premier prix du Conservatoire, je suis au Théâtre Ornano.

— Au théâtre quoi ? répéta Juve qui croyait avoir mal entendu.

Mais l’acteur précisa :

— Je dis : au Théâtre Ornano. C’est un établissement populaire. On y joue le drame selon la vieille formule, en même temps que la comédie à la manière joyeuse et gaie des auteurs de 1830. La vraie terreur et la vraie gaieté, voilà ce qui me plaît mieux que les élucubrations psychologiques de nos écrivains modernes. Si jamais vous me faites l’honneur de venir m’entendre, je suis sûr que vous ne regretterez pas d’avoir fait le lointain voyage du boulevard Ornano et de mon théâtre, dans lequel les places les plus chères coûtent cinquante sous. J’ai bien l’honneur, monsieur, de vous saluer.

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