L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам) - Сувестр Пьер 22 стр.


Souteneurs et pierreuses étaient là, considérant attentivement la partie, l’œil allumé, la lèvre hargneuse. Si d’aventure, la chance favorisait certains aux dépens de leurs adversaires, c’étaient des murmures, des imprécations, puis aussi des cris de triomphe lorsque le hasard modifiait l’ordre des vainqueurs.

En gens honnêtes et qui ne se font pas crédit, on se payait, par gros sous, les différences déterminées par le jeu.

Dans le cabaret du père Korn, on était si occupé par cette intéressante partie que nul ne fit attention à l’entrée dans le louche établissement, vers une heure du matin, d’un jeune homme aux manières élégantes et distinguées, à l’œil vif et qui semblait porter une chevelure et une barbe aux apparences peu naturelles.

C’était assurément quelqu’un de grimé, de hâtivement et de grossièrement grimé.

Le jeune homme, toutefois, fendant doucement la foule, dans laquelle il entra presque inaperçu, toucha du doigt l’épaule d’un robuste colosse d’une quarantaine d’années qui n’était autre que le Bedeau, le sinistre complice du redoutable Fantômas.

Le Bedeau se retourna, tressaillit comme il tressaillait toujours lorsqu’on le surprenait.

Le jeune homme inconnu, toutefois, s’était penché vers lui et commençait à voix basse :

— C’est bien toi le Bedeau, n’est-ce pas ?

— Non, fit énergiquement l’apache, le Bedeau, connais pas. Sais pas ce que tu veux dire.

C’était là une déclaration prudente, et personne dans l’assistance ne songeait à la contredire. Dans la pègre, on savait, en effet, par expérience, qu’il est de la plus enfantine sagesse de dissimuler par principe son identité, lorsque d’aventure quelqu’un que l’on ne connaît pas vous aborde.

Le jeune homme toutefois ne paraissait pas étonné de cette réponse. Toujours à voix basse, il continua :

— C’est bien. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel c’est que tu lui dises, au Bedeau, qu’on l’attend tout à l’heure, à deux heures et demie précises, lui, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf et aussi la grande Berthe.

Le Bedeau, qui n’avait pas levé les yeux, et continuait à jouer machinalement avec le cornet de dés, répliqua d’une voix sourde :

— Je connais pas tous ces gens-là. Je sais pas ce que tu veux dire…

Mais imperturbablement, son interlocuteur poursuivait :

— Le rendez-vous sera dans le parc des Buttes-Chaumont. Au pied du kiosque. Au bout du pont. Deux heures et demie. Et surtout que personne ne soit en retard.

Le Bedeau esquissa encore une protestation :

— Faut croire que tu es soûl comme une bourrique, déclara-t-il sans conviction, je ne connais pas ces gens-là et je n’irai pas. Non, je ne marche pas.

L’inconnu cependant s’apprêtait à partir, et il précisa :

— Tu viendras. Vous viendrez tous.

Puis, imperceptiblement, frôlant presque de ses lèvres la grande oreille plate du Bedeau, il expliqua :

— C’est l’ordre de Fantômas.

***

À deux heures vingt du matin, par la rue Botzaris, rue déserte, sinueuse et sinistre qui longe le parc des Buttes-Chaumont, une troupe d’individus s’acheminait lentement, avec précaution. Il y avait là trois hommes et une femme, et c’était le Bedeau, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, ainsi que la grande Berthe.

Cette femme, qui accompagnait les apaches, était une pierreuse déjà sur le retour, que la débauche et la laideur avaient rendue célèbre dans les quartiers de la Chapelle.

Après que le Bedeau eut assuré que ni lui, ni ses compagnons ne viendraient au rendez-vous que Fantômas leur faisait assigner par ce jeune homme inconnu, les apaches, sitôt le départ de ce dernier, s’étaient regardés interloqués puis, sans s’en rendre compte, avaient négligé la partie de Zanzibar pour s’entretenir mystérieusement entre eux.

En l’espace de cinq minutes, tous étaient d’accord et, n’ayant plus rien à se dire, ils sortaient tête basse du cabaret du père Korn et s’acheminaient dans la direction du rendez-vous que leur donnait le Maître de l’Effroi.

Fantômas était décidément toujours le puissant d’entre les puissants, il n’avait qu’un geste, qu’un signe à faire, on lui obéissait.

Dans le silence de la nuit, une voix s’éleva :

— Enjambe la balustrade, ma fille !

C’était le Bedeau qui signalait à la grande Berthe la petite grille qui séparait de la rue le commencement du parc des Buttes-Chaumont. La pierreuse obéit sans mot dire ; aidée par Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, elle s’introduisit dans le jardin public, désert à cette heure nocturne. Les trois compagnons la suivirent, et les quatre individus, avec précaution, évitant de faire du bruit, redoutant d’être surpris par quelque garde, longèrent les massifs, se dissimulant sous les arbres, évitant de marcher au milieu des allées, afin de n’être point vus.

Au bout de quelques instants ils parvenaient au pied du kiosque où le jeune homme inconnu leur avait dit que Fantômas viendrait les rejoindre. Ils attendirent là, un quart d’heure, vingt minutes.

— Personne, grommela le Bedeau. Sûr que ce gigolo s’a foutu de nous.

Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf hochèrent la tête sentencieusement. L’un d’eux murmura d’une voix menaçante :

— Si jamais, il retombe sous nos pattes, qu’est-ce qu’on lui passe à ce morveux à la manque pour s’être offert notre figure !

Mais il s’arrêta soudain de parler. Un bruit léger de feuilles sèches craquant sous des pas venait de retentir dans la broussaille, et d’un massif surgit une silhouette noire. Les apaches se redressèrent, comme mus par un ressort : c’était Fantômas.

— Ça va patron ? interrogea le Bedeau d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aimable.

Mais Fantômas ne lui répondit point. Très bas, d’une voix enrouée, à peine perceptible, le Maître du Crime prit la parole :

— C’est bien d’être venus, je vous remercie. J’ai besoin de quelqu’un parmi vous. De la grande Berthe. Il y a une femme au Dépôt actuellement et je veux la faire sortir. C’est la grande Berthe qui la sauvera.

Fantômas se rapprocha de la femme. Il la prit par la main, cependant que d’une voix un peu plus puissante, il ordonnait aux hommes :

— Vous autres, débinez-vous, je n’ai plus besoin de vos services !

Le Maître avait une attitude étrange, et il s’exprimait d’une voix lointaine dont les intonations étaient difficiles à définir. Fantômas était-il ému plus qu’il ne voulait le paraître, ou avait-il peur ? Ou bien alors, au contraire, cette apparence bizarre, presque hésitante, dissimulait-elle une sourde colère, une froide mais terrible résolution ?

Le Bedeau et ses deux amis se posaient en vain ces questions, cependant qu’ils dévalaient le monticule au sommet duquel se trouvait le kiosque où Fantômas les avait rejoints.

— Qu’est-ce qu’il avait le patron ? demandait Œil-de-Bœuf. Ça n’avait pas l’air de bicher.

— Oh ben, c’est qu’il prépare sans doute une combine et alors, il a p’t-être les foies rapport à la rousse, répondit Bec-de-Gaz.

Le Bedeau, lui, toujours très craintif, ayant perpétuellement la peur du Maître, se contenta de proférer :

— Fantômas est le patron. Après tout, s’il nous a fait débiner sans vider son sac, c’est qu’il a ses raisons.

Les apaches continuèrent silencieusement leur marche. Aucun d’eux ne songeait au sort que Fantômas pouvait réserver à la grande Berthe, rien ne prouvait d’ailleurs que le bandit allait faire le moindre mal à la pierreuse et du reste, aucun d’eux ne se souciait d’elle.

***

Le lendemain, réunis chez le père Korn, les complices de Fantômas recommençaient leur partie de dés, ils n’avaient revu ni Fantômas, ni la grande Berthe.

Contrairement à ses habitudes, celle-ci n’était pas apparue dans le cabaret, à moitié grise à une heure du matin, lestée de sa modeste recette du soir, vingt-cinq ou trente sous habituellement, qu’elle dépensait aussitôt dans le bouge, lorsqu’elle ne les perdait pas au zanzi.

La pierreuse, en effet, s’éternisa ce soir-là sur le boulevard de la Chapelle, où elle avait installé son quartier général.

Contrairement aux règlements de la police, elle fit le trottoir après une heure du matin et, avec la plus tranquille audace, même avec une attitude de défi et de provocation, elle racola les passants attardés, injuriant ceux qui ne s’arrêtaient pas pour lui répondre.

Sous les arcades de métro, la pierreuse faisait un tel tapage que des agents finirent par s’approcher, pour voir ce dont il s’agissait.

Ils trouvèrent la grande Berthe étendue à plat ventre sur un banc, comptant ses gros sous, en poussant de rauques grognements :

Elle entendit le pas lourd des gardiens de la paix et ne se dérangea point. Elle se contenta de les fixer d’un œil narquois et lorsqu’ils passèrent à proximité d’elle, elle grommela :

— Tiens v’là les vaches !

— Brigadier, fit le plus jeune des agents, un débutant, qui tressaillait sous l’insulte, avez-vous entendu ?

Le brigadier, un homme d’âge, répliqua, paternel :

— Assurément que j’ai-z-entendu, mais mieux vaut-z-avoir l’air de ne pas entendre, ce n’est pas la peine de faire des histoires.

Cependant, la grande Berthe insistait avec un goût déplorable, une persistance de mauvais aloi :

— Allez-vous cavaler, les vaches ? grogna-t-elle. Non, mais c’est-y pas malheureux de voir des feignants comme ces gars-là !

Elle avait hurlé ces injures, et le jeune agent blêmissait de colère. Le brigadier, sous peine de voix s’évanouir son prestige auprès du débutant, ne put faire autrement que d’apostropher sévèrement la pierreuse :

— D’abord, dit-il, levez-vous et obtempérez aux ordres de l’autorité, que je vous dis de rentrer dans votre domicile, sans causer du scandale sur la voie publique.

— Du scandale, nom de Dieu ! Quoi encore ? C’est-y que je fais du mal, c’est bien mon droit de roupiller sur un banc. Une supposition que j’aurais pas de carrée, faut pourtant bien que je pieute quelque part ?

La grande Berthe proférait ces choses d’une voix éraillée, d’une langue que l’ivresse semblait avoir rendue pâteuse. Et de son œil gouailleur, elle narguait encore les agents.

Le plus jeune la secoua à l’épaule :

— Allons, debout, ordonna-t-il, et fiche le camp si tu ne veux pas qu’on t’emmène au poste.

— Eh bien, nom de Dieu, jura la pierreuse, je vous en défie bien de me mener au poste. Quoi c’est-y que j’ai fait ? A-t-on jamais vu des salauds pareils ? Feignants. Vaches que vous êtes !

C’en était trop. Le brigadier fit signe à son collègue et les deux agents, prenant chacun la fille par un bras, l’emmenèrent au commissariat voisin.

Dans le bureau de police, ils firent rapidement leur rapport. Le brigadier, de sa grosse écriture, nota sur le papier :

« Scandale sur la voie publique, rébellion aux agents. »

Puis, il demanda à la pierreuse :

— Ton nom ?

— La grande Berthe.

— Tes papiers ? Ta carte [24] ?

— J’en ai pas. Perdus dans le canal voilà trois jours.

Le brigadier-chef, qui dirigeait le poste, s’était rapproché des agents qui venaient de procéder à l’arrestation.

— Ça va bien, déclara-t-il, ça suffit, puisqu’elle ne veut pas donner son identité, on va l’envoyer au Dépôt.

Chose curieuse : à ces derniers mots, la grande Berthe parut très satisfaite d’apprendre le sort qui lui était réservé.

***

Toutes les femmes arrêtées et transférées des commissariats à la Préfecture en « panier à salade », sont groupées dans ce grand sous-sol du Dépôt.

La foule humaine qui y grouille est bizarre, interlope et cosmopolite. On y trouve une majorité considérable de loqueteuses et de mendiantes. Puis, aussi, des femmes aux toilettes criardes et luxueuses, de vieilles dames aux apparences correctes, arrêtées pour vols dans les magasins. On voit également des étrangères, des pierreuses, des romanichelles.

Tout ce monde-là bavarde à voix basse, chuchote, des groupes se forment, des amitiés se créent, des haines surgissent, c’est l’image de la vie qui se reflète dans ce « parc » où l’on a « bouclé » tout ce troupeau humain.

C’est aussi un va-et-vient perpétuel nuit et jour, car le Dépôt, c’est la permanence, le local toujours ouvert pour recevoir les épaves rejetées par la rue.

Cette nuit-là, le Dépôt était plus encombré encore qu’à l’ordinaire, car il venait d’y avoir deux jours de fête, pendant lesquels les juges d’instruction avaient pris congé.

Ainsi donc, les femmes, qui, par malheur pour elles, avaient été arrêtées le samedi, au lieu d’être interrogées le lendemain, conformément à la loi, et dirigées ensuite sur les prisons si elles n’étaient remises en liberté, devaient séjourner dans ce local odieux en attendant le mardi matin.

La malheureuse Rose Coutureau, arrêtée pour vol, était là depuis deux jours. Et la gamine, abasourdie, atterrée à l’idée de ce qui allait lui arriver, était demeurée dans son coin, prostrée, indifférente à tout ce qui se passait. En fait, d’ailleurs, depuis deux jours, il ne se passait rien, ou peu de chose.

De temps à autre apparaissaient des gardiens, qui poussaient dans la salle, une ou plusieurs prisonnières. Celles-ci avaient des attitudes diverses. Certaines étaient cyniques, d’autres terrifiées, quelques-unes, larmoyantes, on en trouvait qui hurlaient leur colère, qui pleuraient en protestant de leur innocence, et au bout de quelques instants, tout cela s’apaisait, chacune s’installait de son mieux.

À midi et à sept heures, des femmes, des prisonnières, condamnées à de légères peines qu’elles subissaient au Dépôt, aidaient les gardiens à apporter la nourriture aux détenues provisoires.

Rose Coutureau avait à peine pu toucher à l’effroyable ratatouille qui lui avait été servie, et c’était exténuée de fatigue et d’inanition qu’elle avait vécu dans la salle du Dépôt sa journée du lundi après sa journée du dimanche.

Le mardi matin de bonne heure, une animation nouvelle s’était créée dans la vaste salle où étaient parquées les femmes. Des gardiens étaient venus, une liste à la main, et ils appelaient des noms, tandis que des réponses s’entrechoquaient :

— Présente, me v’là !

— J’m’amène !

— Par ici.

— Quoi c’est que vous me voulez ?

Rose Coutureau n’avait pas tardé à comprendre que le moment approchait où elle allait comparaître devant le magistrat qui l’interrogerait sur son vol. Ces appels avaient en effet pour but de rassembler les femmes que l’on envoyait aux juges d’instruction.

Il était neuf heures, et un premier groupe avait déjà quitté le Dépôt, pour monter au cabinet des magistrats ; avant toutefois d’emmener ces femmes, le gardien annonça :

— Dans une heure, j’en emmènerai d’autres. En voici la liste : tenez-vous prêtes.

Soudain, Rose Coutureau tressaillit. On venait de prononcer son nom, et elle allait répondre comme elle l’avait entendu faire aux autres, lorsque soudain, une voix rogomme et gouailleuse déclara :

— Rose Coutureau, présente, c’est moi !

Instinctivement, la fille de l’habilleur tourna la tête dans la direction de la personne qui venait d’émettre cette affirmation. Elle vit une grande femme brune, aux traits fatigués, aux lèvres peintes et aux yeux cerclés de noir. Une pierreuse à n’en pas douter. Rose Coutureau n’osait pas protester.

— Après tout, pensa-t-elle, peut-être que nous sommes deux…

Et, timide, la jeune fille n’osait pas prendre la parole, interrompre le gardien et lui signaler le fait. Elle n’en aurait, d’ailleurs, pas eu le temps. Fendant les rangs pressés de la foule, la femme qui s’était donnée pour Rose Coutureau s’approcha soudain de la jeune fille :

— Viens, fit-elle en la prenant par le bras, j’ai à te causer.

Stupéfaite, Rose se laissa entraîner dans un angle de la salle.

— Dis donc, commença la grande pierreuse en prenant familièrement la fille de l’habilleur par la taille, j’ai dû t’épater lorsque j’ai répondu : Présente, à ta place.

— Vous me connaissez donc ? interrogea la jeune fille.

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