Une colère sourde était visiblement en train de s’emparer par degrés du colosse qui répondait au nom de Gérard.
Il fit d’abord un effort pour se contenir, puis il parut vouloir se jeter à la gorge de Hans Elders, dont la main droite était maintenant entièrement glissée sous le journal, puis encore il grogna et ne répondit qu’une phrase :
— Tu es le maître, Hans Elders, comme un valet de chambre est le maître d’un groom. Et tu n’as jamais été que le domestique de Fantômas, et tu ne seras jamais plus. Prends garde.
Hans Elders sourit, imperceptiblement il agitait le journal :
— Je prends garde.
Un silence pesa entre les deux hommes. Puis Gérard se leva :
— Alors, tu veux les pierres… ? Tiens, voici celles que j’ai. Fais ton offre…
Le colosse venait d’enfoncer son énorme main velue, dans l’une des poches de son veston. Il en retira quatre ou cinq petites pierres qu’il jeta sur le velours noirs devant Hans.
Hans demanda :
— D’où viennent-ils ?
Gérard eut un geste vague, et dit :
— Paris, Vienne, Berlin… le Caire…
— Tu ne sais pas ?
— Non, Hans, je ne sais pas.
— Ils sont recherchés ?
— Non.
— Tu sais qui les a démontés ?
— Moi.
— Bien.
Hans repoussa les pierres :
— Dommage, fit-il, dommage que tu en demandes cher. Je suis justement acheteur, malheureusement, il y a quelques jours j’ai été victime d’un vol…
— Toi ! tu as été volé ? allons donc.
— Cent mille francs.
— En pierres ?
— Non, en argent…
— Tu connais le voleur ?
— Peut-être…
— Allons, trêve de plaisanterie. Ton vol ne m’inquiète pas, Hans : il ne doit exister que dans ton imagination, tu veux inspirer la pitié et payer moins cher.
— Tu te trompes, j’ai été réellement volé, volé de cent mille francs.
— Tu te feras indemniser par Fantômas.
— Je n’ai pas besoin de Fantômas.
— Hans, tu es un sot, je ne te crois pas.
— Gérard tu es un imbécile, je n’ai nulle raison de te mentir.
— Si, pour marchander. Allons, dis ton prix ou rends-moi mes diamants.
— Tu en serais bien gêné, des bijoux semblables sont trop beaux, tu le sais bien, pour être faciles à placer. Moi seul…
— Dis ton prix ?…
— C’est d’ailleurs pourquoi tu es venu me voir, car tu as dû visiter tous les receleurs.
— Dis ton prix ?
— Et ce n’est qu’après avoir acquis la certitude qu’il te fallait passer par moi que tu es venu…
— Dis ton prix ?
— Deux mille livres sterling ?
— Rends-moi les pierres.
— Combien en veux-tu ?
— Rends-moi les pierres.
— Gérard tu n’es pas raisonnable.
— Donne-moi trois mille livres.
Hans Elders hésita. Enfin il parut céder :
— D’accord. Je vais te donner ces trois mille livres. Mais je vais te les donner pour que tu ne m’accuses pas, vieux camarade, de discuter avec toi.
— Allons donc. Paie-moi. Mais ne te moque pas de moi, Hans. Nous connaissons tous les deux le prix des choses et tu n’y perds rien.
Puis Gérard reboutonna sa veste, ayant serré les bank-notes :
— Bonsoir, dit-il, j’ai d’autres cailloux en vue, je reviendrai peut-être dans une quinzaine. Bonsoir. Mais on entend beaucoup de choses dans les villes ; je te donne un avis : Hans, méfie-toi.
Hans Elders resté seul, songeur, se demandait :
— Que veut-il dire ?… Voici trois fois qu’il m’avertit de prendre garde… à quoi ?… à qui ?… Par hasard aurait-il de « ses » nouvelles ?
***
Hans Elders venait, après avoir rangé les diamants qu’il avait si mystérieusement achetés, d’agiter à nouveau sa sonnette, le domestique entrebâilla de nouveau la porte.
— Maître, dois-je, introduire les autres voyageurs ?… ou Laetitia ?
D’un bond, Hans Elders s’était levé, courait au domestique :
— Elle t’a vu rentrer, maître, et elle m’a dit : « Vas le trouver et avertis-le qu’il faut, pour lui, qu’il me reçoive. »
— Fais entrer. Tu es sûr que Winie est toujours dans la serre ?
— Oui, maître…
— Bien. J’attends…
Quelques instants après, la mère adoptive de Teddy, se trouvait en présence de Hans Elders.
— Que me veux-tu, Laetitia ? tu avais juré…
— Oui, Hans, j’avais juré de ne jamais te revoir, mais tu avais juré, toi aussi…
— J’ai tenu mes serments, Laetitia…
— Tu mens !
— T’ai-je jamais poursuivie ? T’ai-je jamais gênée ?
— Tu mens, c’est pourquoi tu me vois ici. Je ne suis qu’une vieille femme, Hans, mais tu oublies que je suis terriblement armée contre toi…
— Laetitia, que veux-tu ? parle ?…
La vieille Laetitia se redressait…
— Hans, faisait-elle, tu m’avais juré d’oublier l’enfant. Tu m’avais juré de faire qu’il soit pour toi comme mort et je t’avais promis, moi, que l’enfant ne saurait jamais rien avant qu’il ait vingt ans. Hans, le pacte tient toujours, mais à une condition, une seule – et ne t’y trompe point, tu sais ce que vaut ma parole – accepte-la ou tu es perdu.
— Laetitia, que veux-tu ?
— Rends-moi les papiers que tu as volés. Rends-moi le coffret.
— Je n’ai pas volé le coffret.
— Tu as volé le coffret, répéta-t-elle, une première fois et c’est Teddy, oui Teddy, qui s’en est aperçu, qui est allé pour le reprendre aux Docks. Oh ! ne t’y trompe pas, Hans, je suis renseignée. C’est parce que Teddy reprenait le coffret que tu as mis le feu aux entrepôts.
— Laetitia…
— Tu pensais que l’enfant périrait et qu’avec lui tout disparaîtrait… Parbleu, Hans, tu avais oublié la fatalité. Mais j’ai pu savoir que le coffret avait disparu, avait été volé par un étranger, un étranger que l’on conduisait alors à la maison de fous…
— Oh, celui-là.
— Tais-toi, reprit la vieille femme. Dans la maison de fous, tu as été reprendre ce coffret… Ne le nie pas. Eh bien, rends-le-moi maintenant, ou sans cela, prends garde, Hans Elders. Car de même que je suis venue ici, j’irai demain tout dire à la justice.
Hans Elders, passa la main sur son front d’un geste machinal :
— Tais-toi, tu te trompes, Laetitia, tu crois que j’avais volé ce coffret dans un but criminel ? Rien de plus faux. Tiens, écoute, la preuve que je n’avais que de bonnes intentions, c’est qu’en ce moment même, je pourrais te tuer, et je ne le fais pas… vois ce revolver…
Laetitia se mit à rire :
— Non, non, dit-elle, je n’ai pas peur de ton revolver, Hans, et je n’en ai pas peur, parce que tu ne peux pas me tuer, parce que c’est de lui que tu aurais peur si tu me tuais.
— De qui ?
— De lui… et de Teddy.
Hans Elders, un instant, demeurait silencieux, puis il répétait, comme affolé :
— Mais enfin, que veux-tu ?
— Ce coffret.
— Je ne l’ai plus.
— Tu l’as pris…
— Oui, Laetitia, je l’avais pris pour le détruire, parce que, vois-tu, je ne sais quoi nous menace, me menace, moi au moins. Il y a des moments où je me demande s’il ne va pas revenir… Et comme toi, vois-tu, je ne voudrais pas que, grâce au contenu du coffret, le « monstre » réussisse à découvrir…
— Rends-moi le coffret.
— Écoute, crois-moi ! Je ne te mens pas. C’était pour cela que j’avais pris ce coffret, pour cela que je l’ai volé, mais je ne l’ai plus. Non. Je ne l’ai plus. Je te jure qu’on me l’a repris. Tiens, voyons, quand tu me menaces crois-tu que si je l’avais, je ne te le rendrais pas ?
Laetitia venait de sortir du cabinet de travail et Hans Elders, maintenant, seul dans la pièce, debout près de son bureau, réfléchissait.
— Bah ! dit-il enfin, à mi-voix. Lui est mort. L’enfant n’est qu’un enfant. Quant à Laetitia, elle est vieille, si vieille qu’elle mourra bientôt.
Hans Elders éteignit la lampe, quitta la pièce. Où se trouvait sa fille Winie ?
Mais à peine Hans Elders avait-il quitté le cabinet de travail, qu’il s’y éleva comme un bruit.
Le bruit sourd de quelqu’un qui bouge précautionneusement, qui, faisant grande attention, se laisse glisser, touche le sol…
Si quelque observateur se fût alors trouvé dans le parc qui entourait Diamond House, il aurait vu en ce moment, la fenêtre du cabinet de travail de Hans Elders s’entrebâiller lentement… une ombre enjamber la barre d’appui de cette fenêtre.
La silhouette d’un homme se profilait un instant sur les murailles de la maison. Cet homme rabattit les volets de fer, puis, se penchant, rampant presque, se dissimula derrière les massifs, traversa tout le jardin en sautant la clôture, et partit dans la même direction où, quelques instants auparavant, la vieille Laetitia s’en était allée à pas menus.
14 – ON NE RIT PAS DE « LUI »
Comme cela lui arrivait souvent, le jeune garçon, ce soir-là, n’était pas rentré à la ferme. Où était-il ? Où vagabondait-il ?
En quel endroit du veld cet intrépide cavalier errait-il encore dans la nuit mauvaise ?
Soudain, un pas d’homme, un pas précis, appuyé, le pas de quelqu’un qui rentre chez lui ou qui, du moins, est certain de recevoir bon accueil.
La porte de la grande salle où se trouvait la vieille femme s’ouvrit. Entra un homme vêtu d’un long manteau, coiffé d’un chapeau boer, dont les bords, exagérément longs, étaient rabattus sur le visage. Laetitia s’était levée :
— Qui demandez-vous ?
L’homme, très calme, s’approcha de la vieille femme, la regarda avant de répondre.
Il articula enfin, d’une voix basse et richement timbrée :
— Bonsoir, c’est moi.
L’étranger insistait :
— Oui, c’est moi. Vous me reconnaissez maintenant ?
Et comme Laetitia, les mains jointes, se taisait encore, il insistait :
— Allons ! sotte que vous êtes, ne pouvez-vous me souhaitez la bienvenue ? pensiez-vous donc, comme Hans Elders, que j’étais mort ?
Laetitia fit « non » de la tête…
— Dans ce cas, reprit l’étranger, vous voyez que vous étiez mieux inspirée que lui : j’aurais plutôt cru le contraire. Je me serais davantage fié à l’intelligence de Hans Elders qu’à la vôtre, Laetitia… bah, peu importe, après tout. Mais nous ne sommes pas ici pour prononcer des paroles oiseuses. Voyons, vous me reconnaissez bien, n’est-ce pas ? Répondez ? Allons, dites-le donc.
Laetitia parla enfin :
— Fantômas, vous êtes Fantômas.
L’étranger sourit :
— Parfaitement, dit-il : Fantômas, je suis Fantômas. C’est quelqu’un, n’est-ce pas, Fantômas ? J’ai tenu parole, Laetitia ? On sait qui je suis dans le monde.
La vieille femme, d’un signe de tête approuva : La bonne Laetitia rassembla suffisamment de force pour demander au Maître de l’Épouvante :
— Que voulez-vous ? que me voulez-vous ?
Fantômas se prit à rire :
— Je viens, dit-il simplement, vous réclamer ma fille, Laetitia, ma petite fille, que je vous ai confiée il y a bien quatorze ans de cela. Où est-elle ? Rendez-la-moi. Je n’ai plus d’autre but dans l’existence que de la rendre heureuse.
La vieille femme ne répondit pas. Elle réfléchissait, éperdue.
Fantômas, brutalement, la rappela à la réalité des choses :
— Allons, ordonna-t-il, quand vous aurez fini, vieille femme, de réfléchir ainsi, vous songerez peut-être que je vous attends ? et que je suis impatient ? Où est ma fille ?
La vieille Laetitia enfin se décida à desserrer les lèvres. Et c’est d’une voix tremblante, d’une voix cassée, discordante, qu’elle répondit :
— Votre fille, Fantômas ? je ne sais pas où elle est. Je ne sais pas, même, si elle est morte ou si elle est vivante.
Laetitia n’en dit pas plus.
À peine avait-elle articulé ces mots, que Fantômas, soudain s’était levé, s’était précipité vers elle. Maintenant il la tenait aux épaules, il l’étreignait, la secouait :
— Tu mens, tu ne sais pas si elle est morte ou vivante ? Ah ! Laetitia, prends garde. Ne dis pas de pareilles choses. Tu ne sais pas ce qu’il en coûte à vouloir me tromper.
Mais il semblait que l’attaque brutale de Fantômas ait eu pour premier résultat de rappeler Laetitia à une parfaite maîtrise d’elle-même :
La vieille femme, maintenant, était à nouveau prête à la lutte.
Comme elle avait résisté à Hans Elders, elle tenterait de résister à Fantômas.
— Je ne mens pas, je ne sais pas où est ta fille. Écoute, maître, roi du crime, je n’oserai pas te mentir à toi. Et si tu me demandes quelque chose, un renseignement, une indication, cette indication, ce renseignement, il n’y a qu’un homme au monde qui puisse te le donner.
— Qui ?
— Hans Elders.
— Pourquoi ?
— Parce que ton lieutenant est seul à avoir pu te trahir. Seul à avoir pu s’emparer de ton enfant. Non, ne dis pas non. Fantômas, je te jure que c’est vrai, et je te jure aussi que si j’ai perdu ta fille, si ta fille n’est plus avec moi, si je ne puis pas te rendre ce dépôt, il n’y a pas de ma faute. C’est Hans Elders qui a voulu être le maître de ton enfant afin de pouvoir t’imposer sa loi, qui a dû voler cet enfant.
— Mais quand l’aurait-il volé ?
— Il y a très longtemps. Je ne sais plus combien d’années.
Fantômas, rageusement, se promenait maintenant dans la grande pièce.
— Laetitia, reprit-il, tu ne mens pas ? tu me jures que tu ne sais pas ce qu’Hélène est devenue ?
— Je te le jure.
— Que tu ne vois pas qui, en dehors de Hans Elders, pourrait me renseigner ?
— Je te le jure encore.
— Ma fille, ce n’est pas Winifred ?
— Winifred ?
— Oui, Hélène n’est pas devenue Winifred ?…
— Non ! mon Dieu non.
— Et ton fils ? cet enfant que tu élèves ? Teddy ne se doute pas non plus de ce qu’est devenue Hélène ?
— J’ai recueilli Teddy après le départ d’Hélène.
Pendant quelques instants Fantômas continuait sa promenade de fauve pris à un piège.
Il marchait d’un pas saccadé, nerveux, torturé. Il tenait à la main une cravache, dont à la volée il brisait la hampe sur les meubles.
On le sentait pris d’un désir de destruction, d’un besoin de massacre, d’une rage d’anéantissement.
Et soudain Fantômas, brusquement, s’arrêta :
Il était maintenant en face de Laetitia, près d’elle, à la frôler…
De nouveau il la prit par les épaules, il la secoua :
— Laetitia, Laetitia, comment crois-tu que je vais te punir ? comment crois-tu que je vais me venger pour ton épouvantable légèreté ? Comment crois-tu que Fantômas va te faire payer la douleur que tu lui imposes ?
— Je suis innocente.
— Non, tu n’es pas innocente et rien ne peut excuser ta faute, dont les conséquences risquent d’être irréparables. Comment ! je t’avais confié ma fille, mon enfant, ma petite Hélène, avant de partir à la conquête du monde. Et tu m’annonces froidement aujourd’hui que cette enfant a disparu, que tu ne peux pas me la rendre. Laetitia, tu m’annonces cela alors qu’après dix années de lutte, dix années de dangers, dix années d’horreur, je suis devenu, moi, le pauvre bougre d’alors, le Roi du meurtre, le Maître de la Mort, le Crime Insaisissable. Et tu t’imagines que je te crois ? Et tu t’imagines qu’il va te suffire de me répondre : « Fantômas, je ne sais pas où est votre fille », pour que je renonce à l’espoir de la retrouver ? Ah ! vieille femme, on voit que tu ignores qui est Fantômas, et ce dont Fantômas est capable.
Laetitia ne répondit rien, elle était plus morte que vive…
— Écoute, reprit Fantômas, d’une voix encore plus grave, en pesant sur les mots d’une façon encore plus impérieuse, tu vas me dire où est Hélène ?
— Mais je ne le sais pas.
— Ou tu vas mourir au milieu d’abominables tortures…
— Tue-moi, Fantômas, torture-moi si tu veux. J’ignore où est ta fille.
***
Quel était donc le secret que détenaient à la fois Laetitia, Hans Elders et Fantômas ?
Jadis, le monstre insaisissable avait été un honnête homme. Il avait vécu au Transvaal puis, lors de la guerre, s’était engagé dans l’armée anglaise, trahissant les Boers.
Cependant il tenait à ces derniers par des liens indestructibles. D’une femme de Pretoria, il avait eu un enfant, une fille qu’il adorait.