Traqué par ceux qu’il trompait, Fantômas, alors uniquement connu sous le nom de Gurn, avait confié son enfant à la vieille Laetitia, enfermant dans un coffret un crâne qui servait de cachette à ses papiers de famille. Puis il s’était enfui, pensant revenir bientôt.
Les circonstances devaient décider autrement :
Gurn, devenu ensuite Fantômas, n’était connu que d’un homme à Durban. C’était Hans Elders, un bandit de son espèce qui, ayant suivi de loin les aventures de celui dont il avait été le complice, savait que le Gurn, père de l’enfant confié à Laetitia, était devenu le redoutable Fantômas.
Certes Fantômas, sans nouvelles de l’Afrique pendant dix ans, n’aurait pas dû s’étonner de la déclaration de Laetitia, d’autant que la vieille femme avait, entre temps, appris de Hans Elders, que Fantômas et Gurn ne faisaient qu’un. Il aurait dû comprendre qu’il était fort possible que Laetitia ne lui mentait point, lorsqu’elle lui affirmait qu’elle ignorait ce qu’était devenue sa fille. C’est si peu de chose qu’un enfant.
Et dans les plaines immenses de l’Afrique du Sud, dans ces contrées infestées d’assassins, dans ces contrées insalubres, dans ces contrées où, tous les jours, des hommes tombent sous la dent des fauves ou la sagaie d’un Cafre, frappé par la balle d’un ennemi, tué par la fièvre maligne… Il est si fréquent qu’un petit enfant disparaisse, qu’il ne convient pas d’en être surpris le moins du monde.
Mais Fantômas, l’homme à qui tout avait réussi jusqu’alors, qui, des pires périls, avait su sortir indemne, qui, au milieu de dangers, s’était sauvé par des ruses fantastiques, ne pouvait admettre qu’une telle épreuve s’abattît sur lui.
La rage s’était emparée de lui. Laetitia disait-elle vrai, ou alors, résistant à Fantômas, refusait-elle d’indiquer au bandit ce qu’était devenue la fille de Gurn, l’honnête homme autrefois ?
— Veux-tu répondre ?
— Je ne sais rien.
— Veux-tu me dire quel est l’enfant qui porte le signe qui me permettra de reconnaître ma fille ?
— Il n’y en a pas.
— Veux-tu me dire ce que tu as vu de la disparition d’Hélène ?
— Je n’ai rien vu. Un jour elle était là, dans la ferme, et le soir, elle n’y était plus à mon retour.
— Tu n’as rien vu.
Et il eut cette phrase étrange :
— Tes yeux ne te servent donc à rien, Laetitia ?
— Fantômas, ce n’est pas de ma faute.
— Eh bien, en ce cas, puisque tu ne sais pas te servir de tes yeux, je vais t’en priver.
D’un bond, Laetitia s’échappa à l’étreinte du bandit qui, jusqu’à cette minute, l’avait maintenue de force devant lui, sous son regard.
— Que dis-tu ?
— Que je vais me venger.
Fantômas, sans même se presser, et comme certain d’avance que Laetitia ne pouvait lui opposer la moindre résistance, s’avança vers la vieille femme. Il l’empoigna par le bras et, d’une seule poussée, brutalement, farouchement, il la jeta à terre :
Laetitia tomba à genoux devant lui, qui hurlait :
— Pitié, grâce. Je te dis, maître, que je ne sais pas.
Mais lui, tout à sa colère, tout à sa vengeance, ne semblait pas avoir conscience même des paroles de la vieille femme.
— Une dernière fois je t’offre la vie. Dis-moi où est ma fille ?
— Je ne sais pas.
— Nous verrons si tu t’obstineras.
Tout en parlant, il venait de tirer de sa poche un petit revolver dont il approchait le canon du visage de la vieille femme.
— Parle, ou je te brûle un œil.
— Grâce.
— Tu l’auras voulu, dit-il.
Fantômas fit feu…
L’arme dont il venait de tirer un coup était chargée de cartouches à blanc, et la poudre en s’enflammant, en sortant, en jet brûlant, du canon approché de l’œil de Laetitia, venait bien de crever un œil à la malheureuse.
Laetitia, cependant qu’un jet de sang l’inondait et tandis que sa face torturée en un rictus d’effroyable douleur, devenait d’une blancheur de cire, hurla, en s’écroulant :
— Monstre, puisque je te dis que je ne sais pas ce qu’est devenue ta fille.
Près de Laetitia, écroulée sur le sol, Fantômas se jeta à genoux :
— Ah ! hurla-t-il, tu te moques encore de moi ? Il ne sera pas dit que Fantômas n’arrivera pas à rompre la volonté d’une vieille femme comme toi.
Le revolver se rapprochait encore une fois du visage de Laetitia.
— Regarde bien, dit Fantômas, regarde-moi bien, car bientôt…
Il y eut dans la pièce une seconde détonation.
***
Jupiter était trempé.
Lorsque, quelque temps après l’explosion du rocher qui l’enfermait dans la presqu’île, rompant toute communication entre cette presqu’île et le rivage, Jupiter était arrivé à comprendre qu’il n’était pas tout à fait mort, puisqu’il avait très peur.
— Moi être prisonnier, s’était-il dit.
Par bonheur, Jupiter savait nager. Après s’être approché avec précaution de l’extrémité de son îlot, Jupiter songeait qu’il lui était assez facile, somme toute, de se jeter à l’eau et de gagner la rive où les soldats, bien persuadés qu’ils étaient d’avoir irrévocablement emmuré le fugitif, ne veillaient pas avec beaucoup de soin.
La mer était calme, ce fut un jeu pour Jupiter que de s’évader. Par exemple, à peine avait-il reprit pied sur le sol ferme qu’il se prit à grelotter. Jupiter qui ne réfléchissait jamais longuement avant de prendre une décision s’était en effet jeté à l’eau tout habillé. Or, il soufflait un petit vent froid assez vif et le brave noir, dans ses habits trempés, frissonnait.
— Un petit temps de course, songea-t-il, me réchauffera.
Jupiter avait tant couru la nuit précédente qu’il ne pouvait évidemment s’effrayer d’avoir encore à courir quelques instants.
Le bon noir précipita sa marche, tout en sifflant et en chantonnant l’air boer bien connu :
« O, Miefje, jy es toch so lief en jy is toch so soet » (Oh ! Manon, tu es si gentille et tu es si douce aussi…)
C’est que Jupiter était d’excellente humeur.
Ne tenait-il pas, en effet, dans sa main droite le portefeuille si mystérieusement découvert et dans lequel il avait eu la joie de retrouver les cent billets de mille francs qui lui avaient été volés quelque temps auparavant ?
— Mme Laetitia, songeait Jupiter, va en être stupéfaite.
Et à cette pensée Jupiter marcha encore un peu plus vite…
Le noir, en effet, à peine sorti de sa presqu’île, avait décidé, avec la spontanéité qui est particulière à ceux de sa race, d’aller mettre tous ses amis et connaissances, au courant des heureux incidents de la nuit.
La vieille Laetitia était pour lui une intime, car Laetitia bien souvent lui avait rendu service, c’était chez elle qu’il irait montrer d’abord le portefeuille retrouvé.
Hélas, le brave Jupiter ne s’attendait pas à l’horrible spectacle qu’il devait trouver à la ferme !
À peine avait-il ouvert la porte de la grande salle que son portefeuille lui échappa des mains, cependant que, hurlant de frayeur, il s’élançait vers un coin de la pièce…
Là, gisait, demi-morte, râlante, le corps agité de soubresauts convulsifs, la vieille Laetitia.
Jupiter, fou de terreur, se pencha sur elle, criant :
— Mais qu’est-ce que li a ? qu’est-ce que li a ?
Le noir fit tant de vacarme que bientôt des bâtiments de la ferme où des domestiques habitaient, d’une ferme voisine même, on accourut.
Jupiter, entendant que l’on venait, se releva et, naturellement chercha des yeux sur le sol le portefeuille qu’il avait laissé choir dans son premier moment de stupéfaction…
Or ce portefeuille que Jupiter avait parfaitement vu rouler contre la muraille n’était plus là. Il avait disparu. Il s’était évanoui.
Quand Jupiter était entré, il avait tiré sur lui la porte, il en était certain et pourtant, cette porte était ouverte, grande ouverte maintenant.
Le pauvre Jupiter toutefois, avait à peine le temps d’éclater en sanglots et de commencer à se lamenter, que les événements, encore une fois se précipitèrent.
Jupiter fut bousculé par la foule de ceux que ses cris avaient attirés. Les arrivants avaient aperçu Laetitia, couverte de sang, relevèrent la vieille femme, ils la questionnèrent :
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— Que vous est-il arrivé ?
— Qui vous a fait cela ?
Et à moitié folle de douleur, Laetitia répondit :
— À l’assassin, c’est lui, lui, arrêtez-le.
Certes, Laetitia ne se rendait point compte de l’affreuse erreur qu’elle commettait.
Ceux qui la tenaient encore dans leurs bras se hâtaient, en effet, de la déposer sur le grand lit de sa chambre, puis, d’un même mouvement, sans avoir eu besoin de se concerter, ils se précipitaient dans la grande salle, où Jupiter, toujours affolé, hurlait…
Le noir vit arriver sur lui tous ces gens dont les traits respiraient la colère, et dont les uns hurlaient : « À l’assassin » et dont les autres criaient : « À mort. À mort. »
Et Jupiter, désireux avant tout d’éviter un sort qu’il ne devinait que trop, bondit hors de la pièce, claqua la porte sur lui, s’en fut, courant à perdre haleine, droit devant lui, sur la route de Durban.
Et derrière lui, les gens, fous de rage, épouvantés par l’horreur du drame qu’ils lui imputaient, haineux contre le noir par cela seulement qu’il était noir, prirent la chasse, hurlant :
— À l’assassin. À mort. Arrêtez-le.
15 – LE TRONC D’ARBRE MYSTÉRIEUX
Il n’était que huit heures du soir, mais tout déjà semblait dormir dans Diamond House. Aux deux larges fenêtres sans contrevents, aucune lumière ne brillait et le silence le plus complet régnait sur la maison comme dans le jardin.
La nuit aurait été profonde sans quelques rayons de lune qui, éclairant la façade et les massifs d’une lueur indécise, animaient de reflets d’argent la masse sombre des bosquets et semaient des perles brillantes dans la vasque d’un petit jet d’eau.
Ces jeux de lumière donnaient au jardin de Hans Elders, un peu triste d’habitude, un air de féerie. On aurait été surpris de ne pas voir, sur un des nombreux bancs installés aux pieds des arbres, un couple d’amoureux rêveurs.
Mais non, il n’y avait personne, le jardin était désert, silencieux, le sommeil avait déjà envahi au moins depuis quelque temps le cottage du riche chercheur de diamants.
Une ombre là-bas, au pied d’un arbre ? Une combinaison bizarre de feuilles qui dessinait ainsi sur le sol, dans cette large raie de lumière, un profil humain ? Non… on avait remué. C’était un homme.
L’ombre qui rampait sur l’herbe songeait :
« Hans Elders doit empiler des écus dans son coffre-fort et la belle Winie rêver à ses amours. La belle Winie, comme elle m’intrigue cette jeune fille. Si j’en croyais ses regards transparents et son sourire paisible, ce serait la personne la plus insouciante du monde. Mais hélas, c’est aussi la fille de son vieux coquin de père, et bon chien chasse de race. Alors je ne sais que croire. Elle a parfois des allures mystérieuses qui donnent à penser. Coûte que coûte, il faut que je sache ce qui en est. Quand je devrais rester sous ses fenêtres jusqu’à demain matin, je me rendrai compte de la façon dont elle va passer la nuit. Si je ne m’abuse, sa chambre est ici, au premier étage. Il va me suffire de monter jusqu’à la première branche de ce baobab et je me trouverai à une hauteur suffisante pour voir chez elle.
Et le promeneur nocturne se dirigea vers l’arbre qu’il avait désigné et qu’il s’apprêta à monter.
Mais tout à coup il étouffa dans sa gorge un juron prêt à s’échapper, il lâcha le tronc gigantesque pour se dissimuler entièrement derrière celui-ci.
De sa poche, il tira son revolver et un léger déclic indiqua qu’il venait d’en dégager le cran de sûreté.
Un homme avait surgi d’un bosquet voisin qui sans souci de se dissimuler marchait à grandes enjambées et se dirigeait vers l’espion de Winie. Entendant le déclic du revolver, il s’arrêta soudain et souffla :
— Au nom du ciel, Fandor, ne tirez pas.
— Quoi Teddy, c’est vous. Ah, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait peur.
C’était en effet Teddy qui venait de survenir, le promeneur nocturne n’était autre que Fandor.
Teddy avait l’air furieux de la présence de Fandor en ce lieu, une moue rageuse lui crispait le visage, et c’est d’une voix acerbe qu’il interrogea :
— Que faites vous là ?
— Moi ? je me promène, la nuit est belle, la lune brille, il fait frais. Quel moment serait mieux choisi pour une promenade.
— Ne plaisantez pas.
— Mais je ne plaisante pas, je vous assure, je suis venu voir si le jardin de Hans Elders était aussi agréable la nuit que le jour.
— Vous ne voulez donc pas me répondre franchement ? Eh bien, je vais vous dire, moi, pourquoi vous êtes ici. Vous êtes venu voir Winie. Elle va paraître à la fenêtre tout à l’heure et vous lui chanterez la romance d’amour, comme vous savez le faire, vous autres Français.
— La romance d’amour, mais vous n’y songez pas. Un pauvre journaliste comme moi ne peut pas parler d’amour à la fille du roi des diamants.
— Mais alors pourquoi vous prépariez-vous à monter à cet arbre quand je suis arrivé ici ? Il est en face de sa chambre, cet arbre. Allons, n’essayez pas de nier l’évidence, c’est inutile.
— Eh bien non, mon cher Teddy, vous vous trompez complètement, je ne suis pas amoureux de Winie, et si elle soupçonnait seulement ma présence ici, elle songerait plutôt à me prendre pour un voleur que pour un amant. Sans doute je la trouve belle. J’ai beaucoup de plaisir à la voir, à causer avec elle, mais je ne l’aime pas, et si je suis ici, c’est pour les besoins de l’enquête que nous poursuivons tous deux. Ainsi donc, n’ayez aucune crainte, je ne vous enlèverai pas votre amoureuse.
— Mais je ne l’aime pas, moi non plus.
— Comment, vous ne l’aimez pas ?
— Mais non.
— Allons, allons, mon cher Teddy, c’est à moi de vous répéter ce que vous me disiez tout à l’heure, vous ne me parlez pas franchement. Avouez donc. Vous savez que je suis votre ami. Dame, elle est assez jolie, la fille de Hans, pour que vous en soyez épris et il n’y a pas de honte à avouer cet amour.
— Je n’aime pas Winie.
— Comment, ce n’était pas un petit brin de jalousie qui vous surexcitait tout à l’heure, ce n’est pas parce que vous me croyiez le « flirt » de Winie que vous étiez presque en colère ? Pourquoi étiez-vous en colère quand vous m’avez vu ici ?
— Mon cher Fandor, je n’étais pas en colère contre vous, j’étais un peu ému, sans doute, mais c’était… Je ne sais pas, la nuit, la lune peut être. Ne me demandez plus rien, je vous en prie, vous me torturez. Je ne peux pas vous répondre.
— Soit, parlons d’autre chose.
Teddy avait l’air si troublé durant toute la fin de cette conversation que Fandor crut comprendre qu’il avait de la répugnance à confesser ses sentiments et il n’insista pas.
— S’il veut garder son secret, qu’il le garde, se dit-il après tout, les amours de la belle Winie ne m’intéressent pas.
— J’ai des choses très sérieuses à vous dire, mon cher Teddy, mais je crois que dans ces conditions, il serait prudent de nous éloigner.
Ils se dirigèrent vers le labyrinthe qui était l’endroit le plus reculé du jardin. Il se composait d’un enclos assez vaste à circuits compliqués, mais où Teddy qui le connaissait parfaitement n’eut pas de peine à se diriger. Le centre était occupé par une charmille légèrement surélevée d’où l’on apercevait distinctement l’entrée, si bien qu’on pouvait y causer sans crainte d’être entendu ou surpris.
— Ici, dit Teddy, nous sommes complètement en sûreté.
— Eh bien, voilà ce dont il s’agit : Vous savez que je surveille attentivement toutes les démarches de Hans Elders et que je le prends en filature toutes les fois que je le vois s’éloigner de son usine. Donc, vendredi dernier, je l’ai vu sortir de Diamond House dans une tenue singulière. Il avait des bottes et un paletot de velours comme s’il allait à la chasse, mais il ne portait pas de fusil. Étonné, je me suis mis à le suivre, et il m’a conduit à la lisière de la forêt.