— Quelle forêt ?
— Celle qui s’étend depuis ici jusqu’à la mer, et qui est la moins fréquentée de toutes celles qui entourent Durban. Vous comprenez que je le suivais à une distance assez considérable, pour qu’il ne se doute pas de ma présence. Arrivé à la lisière, imaginez ma surprise, je l’ai vu monter sur un latanier gigantesque.
— Et pourquoi faire ?
— C’est malheureusement ce que je ne puis déterminer, car involontairement j’ai fait craquer sous mon pied une branche sèche qui lui a donné l’éveil.
— Il vous a vu.
— Non, il s’est mis à courir dans la direction du bruit, mais lorsqu’il est arrivé, je n’étais déjà plus là, ce qui est cause que je ne sais pas du tout ce qu’il est venu faire, ni ce qu’il a fait.
— Mais depuis vendredi, est-ce qu’il n’est pas revenu à la forêt ?
— Si, tous les jours.
— Mais alors vous n’aviez qu’à…
— Ne vous emballez pas, mon cher Teddy, ce que vous dites si bien, je l’ai fait. Samedi, en le voyant sortir de sa maison dans le même équipement que la veille, je ne me suis plus donné la peine de le suivre. Sachant bien où il allait, je me suis arrangé pour y arriver avant lui. Je me suis caché à quelques mètres de l’arbre qui fait l’objet de sa visite, dans un endroit d’où je croyais tout voir sans risquer d’être vu… Il a grimpé dans l’arbre, a disparu quelques instants à mes yeux au milieu de branches et puis il est redescendu presque aussitôt. Toutes les fois qu’il est venu depuis ce jour, je me suis trouvé dans ma cachette et toutes les fois la même cérémonie s’est accomplie, mais je n’ai pu apprendre rien de nouveau.
— Pourquoi n’êtes-vous pas monté à l’arbre vous-même ? Vous auriez vu s’il présentait quelque chose d’anormal, il doit s’y trouver un objet qui motive la visite de Hans. Il ne vient pas là uniquement pour causer avec les petits oiseaux.
— C’est bien ce que je me suis dit, et je suis monté à l’arbre, je n’ai rien trouvé.
— Étrange.
Depuis qu’il ne s’agissait plus de Winie, le jeune homme semblait avoir repris tout son sang-froid.
— Récapitulons ce que nous savons. Vous dites qu’il grimpe dans un arbre ?
— Oui.
— Est-ce qu’il porte quelque chose à la main ?
— Non, plusieurs fois il portait une canne, mais il l’a toujours laissée au pied de l’arbre en montant.
— Et en repartant ?
— Rien de plus.
— C’est donc qu’il ne va rien chercher et qu’il se dérange uniquement pour voir un objet que nous ne pouvons déterminer. Est-ce que vous connaissez exactement la position du latanier ?
— À coup sûr.
— Eh bien, conduisez-moi, peut-être que je serai plus heureux que vous.
Avec des précautions infinies, les deux jeunes gens sortirent du parc, ils franchirent la grille et bientôt ils se trouvèrent en pleine campagne.
Malgré la lumière, la promenade était lugubre.
Teddy, habitué au paysage désolé de la nuit, ne ressentait aucune émotion et marchait d’un pas aussi assuré que s’il eût été dans les rues de Durban, en plein midi.
Mais Fandor voyait une armée de géants aux membres tordus qui ne lui disait rien que vaille.
Tout en causant, on avait pénétré dans la forêt, on marchait maintenant dans les broussailles et les feuilles mortes, les baobabs et les lataniers recouvraient ces intrus du berceau de leurs branches énormes. L’arbre du voyageur les caressait du large éventail de ses feuilles, tandis que les raphias géants, laissant retomber leurs lianes jusqu’à terre, entravaient leur marche et risquaient à chaque instant de les faire tomber.
Au bruit qu’ils faisaient, de gros oiseaux nocturnes s’envolaient avec de lourds battements d’ailes et des hululements à n’en plus finir.
— Vous avez beau dire, cher Teddy, tout cela n’est pas gai. Enfin, puisque le vin est tiré, il faut le boire. D’ailleurs, nous voilà arrivés et cet énorme latanier que vous apercevez là-bas, est l’arbre de Hans.
Cet arbre se dressait dans le coin d’une clairière embaumée du parfum des tamariniers. Jusqu’au niveau des premières pousses, il avait un tronc lisse et parfaitement droit, puis il se divisait en grosses branches qui poussaient dans toutes les directions et allaient mêler leurs larges feuilles à celles des autres arbres. Teddy monta rapidement jusqu’à ce premier étage, où il s’arrêta pour examiner le lieu où il se trouvait.
— Fandor, est-ce que vous n’avez pas pu distinguer de quel côté se dirigeait Hans Elders lorsqu’il était arrivé ici ?
— Non. Vous savez Teddy, on ne voit pas d’ici.
— Il n’y a pas de traces ? Si Hans portait ses bottes de chasse, les clous ont dû érafler l’écorce.
La lune venait de se cacher derrière un épais nuage, mais Teddy avait allumé un briquet et s’était mis à examiner les branches.
Tout à coup, il appela Fandor :
— Ça y est, j’ai trouvé, sur une grosse branche, il y a des traces de clous… De plus j’ai un tout petit morceau d’étoffe déchirée qui a certainement appartenu à un vêtement de Hans.
C’est de ce côté qu’il se dirigea. D’en bas, Fandor suivait la progression lente du lumignon sur l’arbre.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Non, Fandor, rien.
Au moment où Teddy allait recommencer son escalade, la lune reprit tout son éclat. Un rayon pénétra dans le tronc et l’illumina soudain. Teddy se pencha brusquement. Le briquet lui échappa des mains. Teddy se frotta les yeux avant de pousser un hurlement de triomphe :
— La tête de mort.
— Quoi ?
— J’ai trouvé le crâne, Fandor.
— Vous l’avez ?
— Non, je ne l’ai pas, mais je le vois, il est au fond du tronc d’un arbre creux qui se trouve au-dessous de moi. Cherchez un palétuvier frappé par la foudre. C’est celui-là…
Teddy n’avait pas encore fini de parler que Fandor s’était précipité, il ne sentait pas les broussailles qui déchiraient ses vêtements, ni les épines qui lui entraient dans le corps. À travers les crevasses dans lesquelles il risquait de tomber et les buissons qu’il traversait en courant, déjà il avait atteint le pied du palétuvier, il en avait fait le tour.
Tout à la joie de retrouver enfin l’objet dont on avait tant regretté la disparition, il ne songeait plus aux difficultés qui pouvaient survenir. Il ne voyait qu’une chose : monter le long du tronc, se laisser glisser à l’intérieur et s’emparer du crâne.
Il était déjà à moitié hauteur quand tout à coup il s’arrêta : des sifflements aigus s’élevaient et, des bruits métalliques comme ceux d’anneaux d’acier qui rebondissent sur la pierre.
Par tous les trous, par toutes les crevasses du vieil arbre à moitié pourri, une armée de serpents réveillés en sursaut se glissait et marchait sur lui. Il en surgissait de partout et de toutes les formes, la tête menaçante et la bouche suintant d’immonde venin.
Fandor braquait son browning. Mais, du haut de l’arbre, Teddy lui hurla :
— Ne tirez pas… au nom du ciel, ou vous êtes mort. Fuyez, fuyez ! Moi je me charge d’aller prendre le crâne sans aucun danger.
Fandor n’hésita pas, il lâcha donc l’arbre et, dans un effort violent des pieds et des mains, il fit un bond énorme qui le transporta à plusieurs mètres du tronc…
Il était à peine remis de son émotion que Teddy, qui était descendu en hâte du latanier, retombait à ses pieds.
Il lui demanda aussitôt :
— Que comptiez-vous donc faire ? Vous ne pouvez pas songer à pénétrer dans l’arbre, au milieu de tous ces serpents ?
— Mais si.
— C’était la mort certaine pour vous… Laissez-moi faire. Vous ignorez sans doute que moi et les serpents nous sommes de vieux amis ? Il y a longtemps que ma nourrice Laetitia m’a appris à les charmer.
— Êtes-vous sûr de réussir au moins ?
— Parfaitement sûr, à condition toutefois que vous ayez soin de vous éloigner assez pour ne pas distraire les serpents du charme où je vais les plonger. Surtout, n’intervenez jamais, car ce serait ma mort immédiate.
— Soit. Teddy… mais soyez prudent… Je vais aller dans le fond de la clairière, et vous m’appellerez quand il sera temps.
Fandor s’éloigna et Teddy s’avança sans crainte vers le tronc frappé de la foudre. En l’entendant venir, les serpents qui avaient été surpris par la brusque disparition de leur premier adversaire, se tournèrent menaçants vers lui, pointant leurs crochets gluants. Mais alors Teddy se mit à siffler sur un rythme bizarre et doux.
Oscillant leurs têtes, les reptiles semblèrent peu à peu engourdis par une langueur irrésistible.
Teddy sifflait toujours, sans faire de mouvement brusque, marchant en cadence. Il arriva au pied de l’arbre sans souci des serpents qui s’attachaient à ses vêtements et qui essayaient de monter jusqu’à ses lèvres, attirés par des sons mélodieux. Il commença à monter lentement, parvint au sommet et disparut dans l’intérieur du tronc, emportant accrochée à son corps, une véritable chevelure de reptiles.
Cependant Fandor était allé se poster à l’autre extrémité de la clairière.
Soudain, il y eut un bruit de pas de cheval. Un cavalier à cette heure. Hans Elders peut-être qui venait rendre une visite à sa cachette ? Fandor se trouva face à face avec le lieutenant Drag.
Celui-ci eut un sursaut, descendit rapidement de cheval et vint se placer devant lui.
— Ah ! vous voilà monsieur Fandor, vous qui insultez les gens et refusez de vous battre ?… je suis bien aise de vous rencontrez ici. Nous allons pouvoir nous battre.
— Monsieur, tant qu’on n’aura pas retrouvé le voleur de Jupiter, l’accusation qui pèse sur vous empêchera tout homme d’honneur d’accepter de vous rencontrer.
— Alors vous persistez. Sur la foi de votre ami Teddy ? Bon. Eh bien, je vous tuerai.
— Ce sera donc par un assassinat, puisque entre nous le duel n’est pas possible. Mon Dieu après un vol, ça ne vous irait pas mal.
— Non. Puisque vous avez peur de mon revolver, je vais vous traiter comme on traite les lâches, je vais vous battre comme un chien que vous êtes.
Wilson Drag atteignait au paroxysme de la fureur. Littéralement, il écumait de rage. Il avait brandi sa cravache et s’avançant sur Fandor l’air terrible.
Le journaliste, pendant toute la discussion, était resté calme et souriant, mais devant ces dernières insultes et les menaces qui les suivaient, il perdit aussi son sang-froid et, reculant d’un pas, il tira son revolver et s’écria :
— Eh bien, soit, battons-nous.
Wilson pénétra dans la clairière en bordure de laquelle Fandor et lui venaient de s’insulter.
— Je vais me placer devant cet arbre, dit-il, et vous devant cet autre. Nous tirerons quand nous entendrons retomber une pierre que je vais lancer en l’air.
De la tête Fandor acquiesça et, sans dire un mot il alla se placer à l’endroit désigné. Wilson était déjà au sien et les deux adversaires mesuraient de l’œil la distance qui les séparait, quand un fracas s’éleva dans le silence de la forêt et arrêta leur bras demi levé :
— Arrêtez-le… arrêtez-le… à l’assassin… il a tué une vieille femme.
Une foule qu’on ne pouvait pas distinguer encore, hurlant et criant, se précipita en courant vers la clairière.
La lueur des torches éclairait des visages convulsés par la colère. On brandissait des matraques, on jetait des pierres et on criait encore et toujours :
— À l’assassin ! à l’assassin !
La foule poursuivait un gibier qui se trouvait entre les duellistes et elle.
Et cette victime, c’était :
— C’est Jupiter, le noir.
La colonne des poursuivants venait de déboucher dans la clairière.
L’air ahuri, le nègre s’arrêta un instant devant les deux personnages qui se présentaient inopinément devant lui, puis, soudain, reconnaissant le lieutenant, il poussa un cri sauvage et se rua sur lui :
— Voleur, hurla-t-il.
D’un coup de poing, d’un seul, il l’envoya rouler à terre, enjamba son corps et continua sa course précipitée, tandis que le lieutenant restait derrière lui, sur le sol, inerte.
La scène avait été si rapide que Fandor n’avait pas eu le temps d’intervenir.
Dès que le noir eut disparu, il voulut relever Wilson Drag et lui porter secours. Mais la foule hurlante venait de déboucher dans la clairière :
— À mort le noir… à mort l’assassin.
On entoura Fandor, et en voyant le cadavre étendu on devina que c’était là une nouvelle victime de Jupiter :
— Où est-il passé ? Par où est-il parti ? Venez avec nous… Nous allons le lyncher…
Fandor répond comme il peut à toutes ces questions. On le bouscule, on l’entraîne sans qu’il puisse opposer la moindre résistance.
***
Cependant un sifflement étrange, lent, doux, continuait de se faire entendre.
De l’arbre creux, émerge le buste de Teddy.
Le jeune homme est extraordinairement pâle, mais un éclair de joie brille dans ses yeux.
Tous les serpents qu’il a charmés sont encore enroulés autour de lui. Leur tête se penche vers sa bouche comme pour boire les sons harmonieux et leurs crochets venimeux touchent presque les lèvres du jeune homme. Mais Teddy ne semble pas s’en apercevoir, toute son attention est retenue par le crâne qu’il tient à la main et qui, dans la nuit, brille d’une lueur phosphorescente.
Avec des gestes très lents, comme il y était entré, il parvient à se glisser hors du tronc, atteint le sol et se dirige vers le milieu de la clairière.
Teddy marche de plus en plus doucement.
Il s’arrête enfin, figé dans une pose de statue.
Les sifflements alors se transforment en un murmure presque imperceptible.
Peu à peu les serpents se déroulent du corps de Teddy.
Il se tait enfin. Tous les reptiles regagnent le sol et on n’entend plus que de temps en temps le bruissement de leurs anneaux sur l’herbe sèche. Ils rejoignent leur repaire.
Le jeune homme se décide alors à parler :
— Fandor, crie-t-il, Fandor, c’est fini, j’ai réussi, j’ai la tête de mort… Fandor… Mon Dieu… Mais il n’est pas là. Qu’a-t-il bien pu lui arriver ?
Teddy, en effet, se croyait seul dans la clairière. Il n’avait pas vu dans l’ombre le corps inanimé de Wilson Drag.
16 – MORT DE JUPITER
— Place au théâtre, s’il vous plaît. Allons, monsieur Jim, place au théâtre.
— Ce n’est pas une raison pour me bousculer…
— Dame, monsieur Jim, si vous croyez que c’est facile de remuer des décors de six mètres dans votre arrière-coulisse.
— Allez toujours.
— On y va, on y va.
M. Jim, puisque tel était le nom du personnage, se recula contre la muraille pour laisser passer le groupe des machinistes qui se précipitaient vers la scène. Aussi bien ce n’était pas le moment de bavarder, puisqu’on effectuait le changement à vue.
M. Jim, gros homme apoplectique, au visage imberbe et aux yeux clignotants, n’avait pas, d’une bourrade dans le dos, salué le passage du dernier machiniste, – il était bien avec tout le monde, monsieur Jim, familier avec tous ses subordonnés, – qu’il était à nouveau interpellé :
— Eh bien, mon cher régisseur ?
M. Jim, cette fois, se courba en une révérence qui prouvait qu’il avait interprété jadis, au temps où il était acteur, le répertoire classique.
— Diva, murmura-t-il, vous êtes ce soir encore plus capiteuse que d’habitude.
— Vous êtes galant. Jim. On ne peut jamais vous aborder sans vous trouver prêt à faire des compliments. Je suis comme tous les jours.
— Non, non, Diva, ou plutôt oui, car chaque jour vous trouvez moyen d’être plus belle que la veille.
— C’est une déclaration ?
— Oh ! je ne me permettrais pas.
L’artiste qui s’entretenait avec M. Jim, le régisseur, se faufilait le long des portants, alla coller l’œil à un trou du manteau d’arlequin…
— Belle salle.
— Très belle salle. Nous avons une presse du tonnerre, à l’occasion de votre arrivée et ça m’a l’air d’avoir porté. C’est la première fois que vous venez au Natal ?