Tout comme Fandor, Juve ignorait absolument les détails d’exploitation d’une chercherie de Diamants, et par conséquent, n’était pas capable de se rendre compte de ce qu’il y avait de bizarre dans l’organisation de l’usine appartenant à Hans Elders.
Et Juve pestait :
« Je perds ma journée, songeait-il, je ne vais rien découvrir ici, je n’ai rien à y chercher, car rien ne peut m’indiquer exactement ou même vaguement, où ce maudit Hans Elders a pu cacher les ossements que je voudrais retrouver, si tant est qu’ils soient en ce moment en sa possession et qu’il les ait cachés dans l’usine…
Juve, après une longue promenade dans la chercherie, s’apprêtait à partir, à quitter l’usine pour aller épier les habitants de Diamond House et prendre leur signalement, lorsque son attention fut attirée, tandis qu’il traversait la grande cour sablée, qui séparait les bâtiments, par une sorte de clocher minuscule et frêle qu’il apercevait derrière l’un des hangars servant au dépôt des terres diamantifères. Juve considéra ce clocheton.
« Évidemment, se dit-il, comme chaque fois qu’on se trouve en terre anglaise, on ne peut faire deux pas sans buter dans un temple protestant. Parbleu, Diamond City est assez loin de Durban pour que ces honnêtes fidèles éprouvent le besoin d’avoir sous la main une petite maison pour chanter les louanges du Seigneur, avant d’aller boire force gin et force whisky.
Car Juve était furieux, Juve aurait raillé et plaisanté n’importe qui, n’importe quoi…
Juve trouvait que son enquête pataugeait et cela quand les minutes étaient précieuses.
« Allons visiter leur chapelle, se dit-il encore, il peut être intéressant un jour ou l’autre que je connaisse à fond les constructions voisines de l’usine.
Tournant derrière le grand hangar qui lui voilait le temple protestant, Juve chercha à gagner le pied du minuscule clocheton et soudain une réflexion subite l’arrêtait :
« Diable, pensa-t-il, mais c’est dimanche aujourd’hui, et il n’est pas tard. Ils doivent tous être enfermés là dedans à faire leurs prières ?…
Il convenait de s’en assurer.
Mais comme il tournait le coin du grand hangar, il demeura figé de stupéfaction.
Ce n’était pas une chapelle qui se dressait là, c’était un cimetière. Et le clocheton qu’il avait vu partait d’une sorte de petit monument dont Juve ne comprit pas d’abord l’usage.
« Un cimetière ? monologuait Juve, pourquoi diable ont-ils un cimetière ici, dans leur usine ?
Mais Juve soudain se souvint qu’au Natal, il l’avait lu, l’usage était de placer les cimetières le plus près possible des habitations, dans les endroits où la circulation était la plus active, cela de façon à éviter que la paix des champs de repos ne soit troublée par les attaques des bêtes sauvages qui pullulent dans le veld.
« Parbleu, c’est là qu’ils enterrent leurs morts, les ouvriers décédés. Et le petit bâtiment que je vois doit être un monument commémoratif ?
Juve pénétra dans l’enclos où se dressaient quelques maigres croix de bois noir gravées d’inscriptions en lettres blanches, et se dirigea vers le monument funéraire.
« Évidemment, ça va être fermé ?
Juve poussa la porte.
La porte s’ouvrit.
Et comme le policier avançait d’un pas, à nouveau il s’arrêta bouche bée :
Ce bâtiment n’était pas un monument commémoratif, ainsi qu’il l’avait cru, c’était tout bonnement un ossuaire, un ossuaire où s’entassaient des squelettes négligemment rangés les uns sur les autres, où dans un coin, des crânes, des têtes de mort s’étageaient en piles.
Juve, le premier moment de stupéfaction passé, recouvrit son sang-froid.
« Ma foi, songea-t-il, presque souriant, je suis servi au gré de mes désirs, je cherche une tête de mort et en voilà plus de cent.
Et comme chez le policier les réflexions se succédaient vite, Juve se prit à songer que si Hans Elders avait véritablement un crâne à cacher, c’était assurément dans un pareil endroit qu’il eût été le mieux inspiré de le dissimuler.
Juve s’avança de quelques pas dans le monument funèbre, avec le vague désir d’examiner de plus près ses dispositions. Il devait y avoir longtemps que cet ossuaire était aménagé, car les squelettes qui y demeuraient en grand nombre étaient pour la plupart déjà verdâtres, couverts de mousse. Juve se pencha sur un tas de ces ossements, et sans motif bien déterminé, commença à déplacer certains des crânes qu’il avait devant lui.
Or, tandis qu’il se livrait à cette occupation, soudain, il se redressa avec des yeux d’horreur, des yeux de surprise apeurée.
L’ossuaire dans lequel se trouvait Juve était presque obscur, à peine éclairé par une petite fenêtre close, par un vitrail laissant parcimonieusement filtrer le jour… Et voilà qu’en déplaçant les crânes, Juve avait été témoin d’un phénomène à tout le moins effrayant. Il avait à peine fait rouler l’une des têtes de mort, il l’avait à peine déplacée, que, sous elle, il apercevait une autre tête de mort, mais une tête de mort étrange, qui reluisait, qui brillait, qui semblait jeter des étincelles dans l’obscurité sépulcrale.
Juve bégaya, ému malgré son flegme habituel :
« Ah ça, qu’est-ce que ça veut dire ? comment ces os brillent-ils ainsi ? C’est démoniaque cette affaire-là.
Puis, soudain, une explication naturelle lui venait à l’esprit de ce phénomène en apparence étrange :
« Parbleu, sur ces ossements, ont dû pousser des champignons phosphorescents, comme il en existe dans les bois, c’est pour cela que ce crâne luit ainsi.
Mais en même temps qu’il se faisait cette réflexion, Juve se sentit pris d’une nouvelle anxiété :
« Non, se dit-il, mon explication n’est pas la bonne. Ce ne sont pas des champignons qui font reluire ce crâne, car si telle était la cause de sa phosphorescence étant donné qu’il voisine avec d’autres ossements, les autres ossements, eux aussi, seraient phosphorescents.
Juve demeura quelques instants abîmé dans une profonde rêverie, ne sachant trop que penser et puis, avec cette brusquerie qui lui était particulière, voilà qu’il s’injuriait lui-même.
« Mais je suis un idiot, un crétin, pas de doute à avoir, ce crâne qui reluit, c’est le crâne mystérieux que je cherche. Sa phosphorescence en est la preuve. S’il brille alors que ses voisins ne brillent pas, c’est tout bonnement qu’avant d’être caché ici, il a été caché ailleurs, dans un endroit humide, dans un bois, dans un arbre, sous terre, n’importe où.
Juve maintenant, saisi d’une véritable fièvre, se hâta.
Il écarta rapidement la pile de crânes qui l’empêchait de prendre la mystérieuse tête de mort. Enfin il parvint jusqu’à elle, il la prit dans ses mains, il la souleva, il la considéra de ses yeux stupéfaits.
C’était une chose abominable que cette tête de mort qu’il tenait ainsi et qui, brillante, presque enflammée, avait une apparence diabolique, semblait grimacer avec le trou noir des orbites creuses, la blancheur opaque des dents demeurées attachées aux maxillaires trop saillants.
« Est-ce ce crâne ?
Mais bientôt le policier qui examinait très attentivement la tête de mort fit à son sujet les mêmes remarques que naguère Fandor, dans la cour de l’asile des aliénés.
« Comme cette tête de mort est lourde, comme elle est parfaitement conservée. Ah ! pour que les maxillaires et spécialement pour que le maxillaire inférieur y demeure encore attaché, il faut qu’il y ait une attache, un lien mis là par un homme, donc…
Mais Juve, encore une fois, se sentit pris d’un extraordinaire effroi.
Sur le crâne du mort, ne venait-il pas d’apercevoir, de ses yeux perçants et scrutateurs, un tout petit endroit, une toute petite place, dépourvue de phosphorescence ?
C’était, semble-t-il, un point noir, un point à peine perceptible.
Pourquoi les champignons phosphorescents qui adhéraient à tous les autres os ne s’étaient-ils pas collés à cet endroit ?
Juve contemplait cette petite tache depuis quelques minutes lorsqu’il tressaillit. L’explication il l’avait.
Et non seulement il comprenait cette petite tache, mais encore elle servait à éclaircir dans son esprit un autre mystère, un mystère qui l’avait intrigué au plus haut point la veille, alors qu’il était à la fumerie d’opium, le mystère du crâne qu’il avait vu près de son voisin et qui n’existait pas.
Mais Juve ne s’attardait pas plus longtemps à son examen.
Une autre remarque maintenant sollicitait son attention :
Comme ce crâne était lourd. Pourquoi était-il si pesant ?…
Juve en lui-même décida :
« Sûrement, il doit y avoir quelque chose de caché dans ces ossements.
Juve, toutefois, hésitait à briser la tête de mort.
Même, il ne la maniait qu’avec une extrême précaution. C’est qu’il savait, en somme que c’était en tenant cette tête de mort, tout comme il la tenait lui-même, que le lieutenant Wilson Drag avait été mordu.
Et Juve naturellement, se souciait peu d’être victime d’un semblable empoisonnement.
Juve, pourtant, et quelque légitime frayeur qu’il ressentît à l’idée qu’après tout il était fort possible qu’il se blessât, comme s’était blessé Wilson Drag, n’hésitait pas.
« Il doit y avoir un secret qui permet d’ouvrir cette boîte crânienne ? quel secret ?
Et se rapportant par la pensée à la blessure de Wilson Drag, Juve songeait :
« Cet officier a été mordu alors qu’il brandissait le crâne comme une masse. S’il a été mordu, c’est assurément que la charnière a manœuvré sans qu’il s’en rendît compte. Or, comment tenait-il ce crâne pour le brandir ? Quelle est la façon la plus commode pour empoigner une tête de mort ?
Juve tout en prenant grande attention, tournait et retournait les ossements.
Et voilà qu’à un moment, comme il avait introduit ses mains sous la mâchoire, comme il pressait sur l’une des dents, avec un claquement sec, le claquement d’une boîte à ressort, le crâne s’ouvrit.
Juve pensa s’évanouir de stupéfaction.
À ses pieds, venait de rouler sur le sol, au milieu de boules de plomb qui rendaient le crâne si lourd, un rouleau de parchemin.
… Abandonner le crâne, se saisir de ces papiers précieux, se précipiter vers la lumière, dépouiller ces parchemins, c’était pour Juve l’affaire de quelques secondes.
Le parchemin qu’il tenait lui révéla le plus surprenant des secrets.
Ce parchemin, c’était l’acte de naissance d’un enfant, d’une femme du nom d’Hélène Gurn… Cette Hélène, Juve n’en pouvait pas douter, les documents qu’il avait sous les yeux, les détails qu’il lisait avidement l’établissaient sans réplique, cette Hélène, c’était la fille de Fantômas.
Juve accablé déchiffra en hâte les autres documents qu’il tenait.
Et il allait de découvertes ahurissantes en découvertes ahurissantes.
Il trouva d’abord des titres de propriété qui prouvaient que cette Hélène, cette fille de Fantômas était colossalement riche, que c’était pour elle, à coup sûr, que, depuis des années, Fantômas avait accumulé les crimes.
Détail qui fit blêmir Juve, Fantômas, pour être sûr de retrouver sa fille quand il le voudrait, avait inventé cette ruse ingénieuse :
Sur la chair délicate du bébé qu’il abandonnait, à la nuque, il avait fait tatouer par un artiste extraordinaire qu’il avait tué pour qu’il ne pût jamais révéler le secret, une minuscule tête de mort.
C’était, disait le document, un « tatouage si fin, si petit qu’à l’œil nu il était presque impossible de le distinguer. Mais il suffisait de l’examiner à la loupe pour reconnaître immédiatement les contours de la tête de mort ».
Et ce tatouage, ce tatouage mystérieux, le document ajoutait encore qu’il était reproduit agrandi de moitié et pourtant encore invisible sur le crâne même dans lequel était enfermé le parchemin.
La tache noire que tout à l’heure il avait examinée avec tant de surprise, sur le sommet du crâne c’était donc le tatouage…
Et le crâne qu’il avait cru voir la veille à la fumerie, le crâne qu’il avait aperçu entre lui et Teddy et qui pourtant n’existait pas c’était tout simplement le crâne tatoué sur la nuque de Teddy, le crâne que le vase à fleurs rempli d’eau et formant loupe, lui avait montré grossi amené à une grandeur naturelle qu’il avait parfaitement aperçu chaque fois qu’il regardait à travers le vase, qu’il ne voyait plus dès qu’il essayait de le voir en se penchant par-dessus le vase.
Mais alors ? Alors ?…
Juve titubait devant cette révélation inattendue, cette révélation stupéfiante.
Si Teddy, si le jeune adolescent qui avait été son voisin à la fumerie portait sur la nuque un crâne tatoué, c’est que Teddy était une femme, c’est que Teddy s’appelait en réalité Hélène, c’est que Teddy était la fille de Fantômas.
***
Deux heures plus tard, l’ossuaire avait repris son calme.
Les crânes que Juve avait bouleversés, avaient été soigneusement remis en place par lui. Le crâne mystérieux lui-même était retourné dormir sous la pile des autres crânes. Rien ne bougeait plus.
Hans Elders était libre de venir à l’ossuaire pour rechercher les ossements auxquels il tenait tant.
Et, bien assurément, le maître de Diamond City ne s’apercevrait pas, alors, que sous une pile de squelettes, retenant son souffle, serrant d’une main son revolver, de l’autre étreignant dans la poche de son veston son portefeuille où il venait de cacher les parchemins découverts de façon si fortuite, Juve guettait, prêt à bondir sur ceux qui viendraient toucher à la tête de mort à qui Fantômas n’avait pas craint de confier les secrets de sa fille.
26 – LE PASSÉ NE MEURT PAS
Il y avait quelques minutes à peine que Hans Elders venait de s’installer dans son cabinet de travail. Le maître de Diamond House était absorbé par une besogne assez délicate, la vérification du compte de ce qu’il devait à ses courtiers. Occupé aux additions et aux soustractions, il ne levait pas les yeux de la page blanche sur laquelle, d’une écriture appuyée et ferme, il inscrivait des chiffres à la suite les uns des autres.
Or, soudain, palissant, Hans Elders se redressa d’un mouvement si brusque qu’il renversait derrière lui le fauteuil sur lequel il avait pris place. Une voix métallique, étrange, hautaine :
— Bonjour.
Hans Elders qui se croyait seul, Hans Elders qui peut-être avait reconnu cette voix, en demeurait livide, muet, incapable d’articuler un mot.
Pourtant la voix reprenait, du même ton :
— Bonjour, Hans Elders, comment allez-vous ?
Alors, les yeux dilatés, Hans Elders aperçut dans le fond de son cabinet, sortant d’un recoin rempli d’ombre où jusqu’alors il s’était tenu dissimulé, un homme qui s’avançait vers lui, souriant, les bras croisés, le regard flamboyant.
— Vous, vous.
L’homme qui venait rendre visite à Hans Elders, et dont le seul aspect semblait lui causer tant de frayeur, reprit pour la troisième fois :
— Hans Elders, bonjour.
Puis, accentuant encore l’intonation moqueuse de sa voix, il ajouta :
— Parbleu, mon camarade, vous avez l’air plus surpris que charmé de ma visite. Vous ne m’attendiez pas ? Vous n’êtes pas charmé de me revoir après plus de douze ans d’absence ?
Alors des lèvres serrées de Hans Elders, un mot siffla, un mot qu’il osait à peine prononcer, qu’il prononçait comme avec une hésitation :
— Fantômas.
Fantômas, d’ailleurs, semblait jouir, prodigieusement amusé, de l’extraordinaire frayeur qui s’était emparée de Hans Elders…
— Fantômas répéta-t-il, en imitant cette fois la voix tremblante du maître de Diamond House, comme vous dites cela, mon camarade. Il semble, en vérité, que vous n’osiez pas me reconnaître ? Voyons, Hans, quel trouble s’est donc emparé de vos esprits ? Pourquoi êtes-vous donc si tremblant ? Pourquoi manifestez-vous une crainte que rien ne justifie ? Jadis, ne vous avais-je pas juré, à l’heure où nous nous séparions dans les plaines sauvages du veld, à l’heure où tout autour de nous n’était que ruines, incendies, dévastations, à l’heure où les fermes brûlaient, de toutes parts, ne vous avais-je pas juré que je reviendrais ? Doutiez-vous de ma parole, par hasard ? Étiez-vous si absorbé dans vos occupations, que mon nom fût jamais arrivé jusqu’à vos oreilles, mon nom que j’ai su faire illustre, redoutable, respecté même ? Ainsi que je l’avais promis encore.