— Docteur, concluait Fandor, voici donc exactement qui je suis. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis ici ? Quant à ce crâne que vous me voyez conserver précieusement, vous devinez, sans doute, quelle importance j’y attache… vous saisissez, bien que sa possession puisse justement me faire passer pour dément, quel intérêt il y a pour moi à ce que je ne sois pas obligé de m’en séparer… Docteur, vous êtes le maître de mon sort, le maître de ma destinée. Je n’ignore pas que vous pouvez souverainement décider de ce qu’il convient de faire de moi, qu’il vous est loisible, ou de me renvoyer en prison, ou de me garder ici comme dément, ou encore de me rendre à la liberté purement et simplement. Je vous supplie, docteur, de bien réfléchir. En vous racontant ce que je viens de vous avouer, je vous ai certainement fait comprendre la valeur qu’avait pour moi la liberté en ce moment, plus encore que jamais.
Le docteur, tout le temps que le journaliste parlait, n’avait cessé de surveiller le jeune homme, de le dévisager avec, semblait-il, une surprise croissante…
— Ainsi, reprenait-il lentement, voici votre histoire : Vous êtes Jérôme Fandor ? le journaliste attaché aux traces de Fantômas ? Vous avez été enlevé par ce bandit, enfermé par lui dans une caisse ? Cette caisse a été débarquée dans les Docks et vous en êtes sorti au cours de l’incendie ? C’est également au cours de cet incendie que vous avez découvert une tête de mort ? C’est bien cela, n’est-il pas vrai ?
— Oui, docteur. C’est bien ça.
Jérôme Fandor répondait d’une voix calme, mais ne put s’empêcher de tressaillir en voyant le médecin se lever, appuyer sur le bouton d’une sonnette, en l’entendant lui dire :
— Je demande un infirmier, mon ami.
— Va-t-il me retenir ? songeait Fandor. Ou a-t-il compris que je n’étais pas fou ?
Georges, l’infirmier en chef, se présenta :
— Monsieur le docteur m’appelle ?
Le médecin griffonna quelques mots sur son carnet.
— Oui, dit-il.
Et désignant Fandor, il ajouta :
— Vous allez conduire cet individu, immédiatement, au quartier des furieux. Ce n’est pas seulement un simulateur… c’est un agité à réalisation… Il est très dangereux. Dites que l’on y fasse attention. Oui, vous pouvez lui laisser son crâne… Il y aurait danger à l’exciter… Vous le doucherez matin et soir.
***
Depuis deux heures, Fandor s’était fait à cette idée :
— On me croit fou. L’histoire que je raconte et qui est mon histoire est, en effet, folle, archi-folle… Donc, je ne convaincrai jamais ces gens que j’ai toute ma raison, que ce que je raconte est la réalité pure et simple. Donc, si je veux sortir d’ici, il faut que j’aie l’air de ne plus penser à de pareilles choses, et en d’autres termes que je fasse semblant d’être guéri de ma folie.
Car c’était la ruse à laquelle Fandor, soudainement inspiré, s’arrêtait.
Il allait, pendant quelques jours, être bien sage, bien tranquille, accepter sans révolte son incarcération. Puis, il demanderait à s’entretenir à nouveau avec le médecin-chef, il renierait ses propres aventures et, peut-être, de la sorte, obtiendrait son exeat.
À coup sûr, tout autre que le journaliste se fût désespéré.
Fandor, sûr de sa bonne étoile, savait qu’il allait se tirer une fois de plus d’une situation désespérée. Il était de ces audacieux qu’il faut admirer, de ceux qui risquent toujours le tout pour le tout et n’admettent jamais que la victoire puisse leur échapper.
Et puis Fandor avait d’autres préoccupations que celles qui se rattachaient à sa propre destinée.
Fandor s’oubliait presque pour songer aux terribles aventures dans lesquelles, depuis tant d’années, il se trouvait impliqué et qui, depuis près d’un mois, atteignaient un renouveau d’intensité, une horreur nouvelle.
Que voulait dire l’extraordinaire incendie des Docks ? Qui était ce mystérieux Teddy ?
Et surtout qu’était cette tête de mort, cette tête de mort qu’il tenait précieusement contre sa poitrine, qu’il ne pouvait s’arrêter de regarder comme pour lui arracher son secret ?
— Car enfin, pensait Fandor, ce Teddy, au plus fort de l’incendie, alors qu’il risquait sa vie, n’avait pas lâché le coffret où était enfermé ce crâne. Donc, ce crâne doit avoir une importance, une signification, une utilité, dont j’ignore tout.
Le jeune homme, las de se promener de long en large dans la cour où les fous s’agitaient en d’infernales postures, en cabrioles extraordinaires, où les uns hurlaient tandis que d’autres pleuraient, silencieux et taciturnes, finit par aviser un coin ombragé du jardin.
Là, il se laissa tomber à terre, et prenant la tête de mort dans ses deux mains, il s’absorba dans sa contemplation.
Les os que regardait Fandor, un esprit superficiel eût évidemment jugé qu’ils n’avaient rien de particulier, qu’il s’agissait là d’un crâne quelconque, de la tête du premier squelette venu.
Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, ce crâne n’était pas comme les autres. D’abord, il était bizarrement lourd. En outre, il était dans un état de conservation absolument parfait. Enfin, sur ce crâne, sur l’os poli, Fandor croyait bien distinguer des signes mystérieux, microscopiques, mais distincts. Qui avait pu, et pourquoi, écrire en quelle langue sur l’os poli ?
Ah ! si seulement il avait été libre !
Si seulement il avait pu aller rejoindre ce Teddy, obtenir de lui le mot de l’énigme.
Mais quoi ! La fatalité voulait qu’il fut prisonnier…
Fandor, toujours assis sur le sol, contemplait depuis de longues minutes sa tête de mort, lorsqu’il entendit, derrière lui, une voix qui disait sur un ton de causerie médicale :
— Pour moi, vous savez, le docteur s’est trompé… Regardez-le, plutôt, avec son crâne, cet animal-là… Ce n’est pas un fou furieux, c’est un maniaque, un persécuté, un monoïdéiste.
C’était le jeune médecin qui l’avait reçu à son arrivée la veille. Celui-là aussi le prenait pour un fou ? Celui-là aussi trouvait une étiquette pour cataloguer sa démence ?
Et soudain Fandor se sentit frissonner… Une sueur froide lui perla aux tempes… Il pensa défaillir…
En relevant la tête, Fandor venait d’apercevoir les malheureux déments qui s’agitaient autour de lui… De tous ces malades, il n’en était pas un qui ne fût persuadé qu’il était sain d’esprit. Et tous, ils avaient une marotte, une idée fixe… Et tous ils étaient fous, et tous ils lui ressemblaient.
— Oui, songeait Fandor, ils se croient sains d’esprit comme je me crois sain d’esprit. Oui, ils ne déraisonnent que sur un seul point… de même que moi, tout à l’heure, le directeur a jugé que je raisonnais parfaitement, sauf en ce qui concernait les aventures de Fantômas. Une marotte ? une idée fixe ? mais je suis comme eux, j’ai la mienne, parbleu, c’est Fantômas. Et quand je contemple ce crâne, je me conduis bien comme un fou. C’est bien d’un fou d’imaginer que ces ossements présentent un intérêt quelconque. Est-ce que réellement, je deviendrais fou ? Est-ce que mon horrible captivité aurait porté atteinte à ma raison ? Est-ce que je suis ici enfermé pour toute ma vie ? Est-ce que, déjà, les malheureux qui m’entourent m’influencent ? Est-ce que je suis fou ? Est-ce que je deviens fou ?
Bien qu’il eût été désigné par le médecin-chef comme fou furieux, bien que les ordres eussent été donnés pour qu’on le conduisît dans le quartier des « dangereux », Fandor apprit avec plaisir qu’il conservait la chambre qui lui avait été désignée à son arrivée à l’hôpital.
Le « Lunatic » était comble, les dortoirs encombrés.
— Jusqu’à nouvel ordre, avait dit l’infirmier, vous restez ici.
Allons, tant mieux.
Certes, Jérôme Fandor se forçait à croire à sa propre rectitude de jugement. Mais, malgré tout, un doute, une peur, étaient entrés en lui. Et le malheureux, terrifié par les événements de ces derniers jours, épuisé par les tortures morales et physiques qu’il avait subies, se sentait perdu.
C’était avec une angoisse secrète qu’il s’épiait lui-même, s’espionnait continuellement, passait son temps à se demander :
— Je fais ceci, je pense cela, est-ce d’un fou ? ou est-ce d’un homme normal ?
À minuit seulement, Jérôme Fandor ferma les yeux.
Il dormit d’un sommeil agité, fiévreux, entendant les moindres bruits. On avait laissé la porte de sa chambre ouverte pour donner plus de facilité au gardien dormant dans le dortoir voisin de le surveiller. Il entendait de temps à autre l’éclat de rire d’un dément, le hurlement d’un autre et puis aussi des interjections, des ordres de l’infirmier :
— Veux-tu te tenir tranquille, braillard ?
— Sapristi, vas-tu retirer tes draps ?
— Tu vas voir, toi, N° 28, si je vais te calmer avec une bonne douche.
En même temps qu’il percevait dans une demi conscience ce qui se passait auprès de lui, Fandor inventait les extraordinaires péripéties d’un cauchemar abominable :
C’était un homme à figure d’assassin qui surgissait dans sa chambre…
Tiens ! le gardien hurlait :
— Si vous criez encore, je vous douche.
… Oui, oui, c’était un homme qui pénétrait dans sa chambre…
Mais était-ce lui qui faisait craquer le parquet en marchant ?
Ou bien ce bruit venait-il du dortoir ?
Et puis que voulait-il, ce mystérieux visiteur de nuit ? Comment était-il entré ?
Fandor se retourna dans son lit, repris par sa fièvre… Oh ! mais il le reconnaissait, l’homme qui s’introduisait dans sa chambre. Parbleu ! ce n’était pas un cauchemar… il avait beau avoir bien sommeil, il ne rêvait pas. Quelqu’un était vraiment entré.
Oui ! oui ! c’était un uniforme qu’il portait, c’était un gardien, l’infirmier du dortoir, sans doute ?
Fandor, de plus en plus pris par le cauchemar, se tournait et se retournait. Il ouvrit des yeux hagards… Voyons, rêvait-il ou ne rêvait-il pas ? Ce gardien, qui était entré dans sa chambre, qui s’approchait de lui, qui frôlait son lit… Que méditait-il donc, cet homme ?
Fandor faisait effort pour se dresser sur son séant, mais le sommeil paralysait ses mouvements.
— Je rêve, je rêve, se dit-il.
Et puis, brusquement, la conscience lui revint.
Le journaliste venait d’étendre la main hors de son lit pour vérifier que le crâne auquel il tenait tant, et qu’il avait posé sur une chaise, était toujours à sa place.
Or, le crâne avait disparu.
Fandor chassa le sommeil d’un effort de volonté… Il ouvrit des yeux dilatés par l’effroi, il vit. Oui, il vit :
Un homme, vêtu comme un gardien, un gardien, son gardien, s’enfuyait par la fenêtre et emportait le crâne.
Fandor, d’un mouvement se jeta à bas de son lit… Il se rua vers la croisée, il hurla :
— Au voleur !…
Mais l’élan du jeune homme était tel qu’il se heurta brusquement aux vitres fermées… sa main passa au travers du carreau… Il s’était blessé… du sang giclait, chaud, rouge, précipité… mais Fandor n’y prêta même pas attention.
À travers les barreaux qui garnissaient la fenêtre, voilà qu’il croyait encore apercevoir la silhouette du gardien s’enfuyant et brandissant la tête de mort.
Pour la seconde fois, Fandor hurla :
— Au secours, au voleur…
Mais il n’acheva pas.
Dans le couloir où donnait sa chambre, des pas pesants retentissaient, un homme accourait :
— Mon crâne ! mon crâne ? On vient de voler mon crâne…
Fandor criait cela, agitant ses bras ensanglantés…
Et puis, il se senti empoigné par deux robustes gaillards, un bâillon s’appliqua sur sa bouche, des coups de poing l’étourdirent à demi.
— C’est la crise, dit une voix.
— Parbleu.
— Ce qu’il gueulait, l’animal. Un peu plus, il réveillait tout le monde…
Fandor se sentit enlevé, transporté. La lutte était impossible. On avait dû lui passer la camisole de force : il avait les mains prises, les jambes immobilisées.
Fandor sentit qu’on le déposait brutalement sur le sol… Et, avant même qu’il ait pu se reconnaître, c’était, sur sa poitrine, le rude choc d’un lourd jet d’eau ; c’était le fourmillement, sur tout son corps, d’une pluie glacée, si glacée qu’elle le brûlait… On le douchait.
Et maintenant qu’il s’éveillait, meurtri, brisé, affolé, sous le jet d’eau qui le torturait, qui le fouettait, Fandor songeait, indifférent presque à sa torture :
— Voyons, est-ce que je viens d’avoir un cauchemar ? est-ce que je suis fou ? est-ce que tout à l’heure je retrouverai le crâne dans ma chambre ? ou bien me l’a-t-on volé ? ou bien, s’est-on réellement enfui ?
5 – LA VIEILLE LAETITIA
Il était très tard.
Au vol circulaire des oiseaux de nuit qui rasaient de leurs battements d’ailes précipités le sommet des hauts arbres, aux cris des bêtes sauvages dont on devinait par moments les yeux flamboyants dans les broussailles, au croassement énervant des corbeaux attardés autour de quelque charogne, au hululement plaintif des chouettes, à tous ces riens qui sont pour l’homme habitué à la nuit du veld autant de détails parlants, autant d’indices certains, Teddy lisait l’heure.
La nuit était noire, sombre, froide, sans lune ni étoiles et peut-être, même, de gros nuages étaient prêts à crever, en une de ces pluies torrentielles, lourdes et brutales, comme il en tombe en Afrique du Sud.
Le jeune homme, indifférent à l’aspect lugubre des choses qui l’entouraient, sifflotait un air de marche. Il était à cheval et, de temps à autre, d’une pression du genou, d’un discret appel de l’éperon, il pressait sa monture.
Mais, bien que ce fut une bête de sang qu’il chevauchât, son allure ne s’accélérait guère.
Aussi bien, il y avait longtemps que cheval et cavalier menaient un train d’enfer. L’un et l’autre étaient rompus, brisés de fatigue. Il fallait toute l’énergie et toute l’habileté consommée de Teddy pour que la marche en avant pût se continuer, dans le sol détrempé où l’obscurité ne permettait pas de voir les obstacles, où les broussailles prenaient des allures fantastiques qui effaraient la bête, où les fossés étaient des pièges qui la faisaient buter, où tout était péril pour le cavalier, depuis le sable mouvant qu’il convenait d’éviter, jusqu’aux rochers où pouvaient être embusqués quelques malfaiteurs, jusqu’aux hautes herbes d’où quelque animal féroce pouvait sans doute surgir et bondir en avant.
Mais de tout cela, de tous les dangers familiers du veld qui menacent homme et bête chevauchant par une nuit sombre, Teddy, vêtu comme le sont les habitants boers du Cap – petite veste courte boutonnée jusqu’au menton, pantalon brun foncé, chapeau rond assez élevé, bottes à l’écuyère – semblait se soucier fort peu. On le sentait, alors qu’il excitait son cheval, en pleine possession de ses moyens, heureux de vivre sa vie de grand air et de liberté, accoutumé à la nuit, aux dangers, à la fatigue, et trouvant en somme tout naturel de se trouver dehors à pareille heure, par pareil temps…
Au surplus, Teddy avait été élevé dans ces grandes plaines et il connaissait tout alentour de la ferme où il habitait, à plus de cent kilomètres à la ronde, les moindres détails de ces champs encore incultes, où, tout le jour, des troupeaux paissaient, cependant que la nuit, ces bêtes domestiques une fois rentrées à l’étable, la brousse appartenait sans partage aux animaux de proie.
Or, tandis que Teddy se hâtait vers sa demeure, vers la ferme où il habitait, une pauvre ferme, d’aspect vétuste, aux bâtiments croulants, à la cour herbeuse, au puits verdâtre, tari depuis longtemps, une ferme où achevaient de pourrir de vieux chariots effondrés sur leurs roues faites d’un seul morceau de bois et toutes disjointes par l’humidité, Laetitia, la vieille nourrice de Teddy, que le jeune homme appelait « mama » se désolait de tout son cœur.
La vieille femme qui, sans doute, avait été maintes fois témoin des tragiques incidents qui trop souvent surviennent aux cavaliers qui se risquent la nuit dans les plaines, ne pouvait admettre que le jeune homme ne fût toujours pas de retour à la ferme à dix heures du soir au plus tard.