Or, bien que Teddy aimât tendrement Laetitia, bien qu’il fût au regret de lui causer la moindre inquiétude, farouchement épris de liberté, indépendant à ne pouvoir subir aucune loi, chaque soir il partait à la vagabonde, dans le veld.
Qu’était-ce au juste que Laetitia ?
Elle était humblement vêtue et cependant ne paraissait manquer de rien. Ses vêtements étaient chauds, une alliance brillait à sa main, elle portait, suivant la mode des paysannes du Natal, de courtes bottes en cuir fin. Ni une pauvresse, ni une grande dame, ni même une de ces campagnardes riches comme il s’en rencontre dans la colonie, plus souvent encore au Transvaal ou au Natal, et pour mieux dire dans toute la pointe sud de l’Afrique, où des fortunes colossales s’édifient dans les exploitations agricoles.
Laetitia sur le seuil de la porte, s’était arrêtée…
— Est-ce lui ? non, personne… Comme il fait noir… Et il galope toujours… Ah, après tout ce que j’ai fait, aurais-je donc la douleur d’apprendre un jour qu’il s’est tué d’une mauvaise chute…
Mais Laetitia soudain s’interrompit. Son oreille exercée à saisir les bruits les plus éloignés, à les identifier, ne l’avait pas trompée.
Oui ! Le pas d’un cheval se devinait, maintenant plus rapproché, régulier…
Et ce n’était pas un cheval attelé, c’était un cavalier qui arrivait près de la ferme, c’était, ce ne pouvait être que Teddy…
Laetitia, avec un soupir qui en disait long sur son inquiétude, cria dans le noir :
— C’est toi, Teddy ?
— Hello ! mama, c’est moi, répondit une voix joyeuse…
Encore quelques instants, puis, dans le cercle éclairé par la lampe que Laetitia élevait à bout de bras, Teddy fit son apparition.
Il avait sauté de cheval pour ouvrir la barrière de la ferme, il tenait sa bête par la bride et, trempé par la rosée nocturne, les traits souillés de poussière, les cheveux en désordre, il dit :
— Hello, mama, vous étiez encore à m’attendre ?… croyez-vous donc que les buffles n’en veulent qu’à moi et que les éléphants méditent de me charger ? Vous êtes toujours à guetter mon retour.
— Il est si tard, et tu sais si bien comme je suis inquiète quand tu ne rentres pas dîner. D’où viens-tu ?
Instantanément la physionomie mobile du jeune homme prit un air sérieux :
— Pauvre mama, répondit-il, c’est vrai, je vous inquiète et je vous demande pardon. Tenez, rentrez, vite, il fait humide et vos rhumatismes s’en ressentiraient. Le temps de déseller ma bête et je viens nettoyer mes armes devant vous.
— Tu as donc chassé ? d’où viens-tu ?
Teddy, d’un geste vague, désigna tout l’inconnu de la nuit :
— De là-bas. Et je n’ai pas chassé puisque je ne rapporte rien.
Puis, prenant son cheval par la bride, cependant que Laetitia retournait s’asseoir devant l’âtre, Teddy s’occupa à mener sa bête à l’écurie, à la desseller, à la bouchonner vigoureusement, en bon cavalier.
Quelques minutes plus tard, pourtant, comme Teddy avait déposé un savoureux picotin d’avoine devant le brave animal qui l’avait porté toute la journée, il rejoignait la vieille Laetitia :
Teddy, comme chaque soir, avait retiré de ses fontes ses deux revolvers. Sur son dos battait une carabine tenue en bandoulière. Avant même d’aller prendre du repos, il voulait vérifier ses cartouches, graisser les rouages délicats de ses armes.
Pour Laetitia, elle se tenait le front entre les mains et, les coudes sur les genoux, absorbée, elle réfléchissait.
— Qu’as-tu mama ? demanda Teddy comme il venait prendre sa place devant une table rustique de bois blanc et commençait son travail, tu as l’air songeuse ?
— Ce que j’ai, Teddy ? je m’inquiète de toi.
— Mais puisque je suis là, mama, revenu sain et sauf…
— Je m’inquiète de toi, même quand tu ne cours pas le veld…
— Pourquoi mama ?
— Qu’as-tu, Teddy ? tu es si triste depuis quelque temps ?
— J’ai du chagrin, mama. J’ai du chagrin, mama, parce que je voudrais tant savoir.
— Tant savoir quoi ?
— Qui je suis…
— Mais je te l’ai dit souvent, Teddy…
— Non, non, raconte encore… Si jamais un détail nouveau pouvait faire cesser mon inquiétude ?
Il s’était accroupi maintenant sur le sol, aux pieds de la vieille Laetitia, il appuyait sa tête sur les genoux de la bonne femme.
— Tu veux encore que je te fasse ce récit ?
— Oui, mama, s’il te plaît.
Laetitia commença, de sa voix menue, grêle un peu, qui se cassait :
— Écoute petit… c’était pendant la guerre, une bien triste époque, va, tous les hommes, tous les jeunes gens, s’étaient enrôlés dans les commandos. On disait, alors, que si les Anglais étaient victorieux, s’ils pouvaient nous battre, nous autres, les Boers, nous serions horriblement malheureux, presque des esclaves. Et puis, tu comprends, Teddy, il s’agissait de défendre les fermes, de protéger les enfants, c’était enfin le veld qu’il fallait sauvegarder. Les hommes ne voulaient pas entendre parler d’y laisser les Anglais commander, même s’installer. Nous étions chez nous, il fallait les chasser…
— Oui, mama… oui… alors ?…
— Alors, Teddy, on faisait la guerre. Tous les jours on apprenait des morts, des ruines. C’était le fils d’un voisin qui était tombé dans une charge, transpercé d’un coup de sabre, c’était un autre brave garçon qu’une balle explosive – oui, les Anglais s’en servaient – avait tué dans un poste d’avant-garde, c’était un autre qui avait été fait prisonnier…
— Alors mama ? alors ?
— L’ennemi prenait les enfants aussi et ils mouraient tous dans ce qu’ils appelaient les camps de concentration. Tu comprends, Teddy, il y avait eu tant de morts, il y avait tant de pauvres cadavres qui pourrissaient dans les champs que tous les ruisseaux étaient empestés, des épidémies éclataient.
— Oui, mama… après ?…
— Et des fermes brûlaient. C’était ou les Anglais ou les hommes de nos commandos qui y mettaient le feu. Ils étaient aussi acharnés les uns que les autres.
— Et c’est une de ces nuits-là, mama, que l’on m’a conduit ici ?
— Oui, une nuit, Teddy, les Anglais s’étaient approchés jusqu’à la colline. Du toit de la grange, mes maîtres et moi, nous avions pendant la soirée regardé l’incendie, car quelque chose brûlait là-bas, une ferme, un champ, une forêt, on ne savait pas… Nous étions d’ailleurs sans nouvelles de la guerre depuis quelques jours. Nos commandos étaient-ils victorieux ? Étaient-ils vaincus ? Nous ne pouvions former que des suppositions.
— Et alors ?
— Alors, comme la nuit s’avançait, mes maîtres et moi nous étions descendus dans la salle où nous sommes. Tu vois, j’étais assise là, au coin du feu, et puis on frappe…
— C’était moi que l’on apportait ?
— Oui… oh ! je vois encore la scène. Comme on frappait à coups de poings, nous étions tous là, réunis, à nous regarder, maîtres et serviteurs. Et nous nous disions : Faut-il ouvrir ? Est-ce que c’est l’ennemi ? Est-ce un ami ? C’est le maître qui s’est levé. Tiens, Teddy, je crois entendre sa voix : « Qui va là ? – Un ami, voulez-vous laisser un enfant mourir dehors ? » Un enfant ! Grand Dieu ! Tu penses bien, Teddy, que le maître a ouvert. Sur le seuil de la porte, un homme se tenait qui te portait dans ses bras. Oh ! tu étais tout petit et tout mignon. Peut-être avais-tu deux… trois ans ? l’homme pourtant déclarait : « Je suis un Anglais et je suis votre ennemi, mais n’empêche, je vous apporte cet enfant en dépôt. Tout à l’heure, on brûlait une ferme, j’ai pu le sauver. Voulez-vous le garder ? l’élever ? d’ailleurs si vous ne voulez pas ?… et l’homme nous menaçait de son revolver.
— Et tes maîtres m’ont accepté ?
— Oui. Tu étais si gentil, tu dormais si tranquillement dans les bras de cet inconnu. Le Maître hésitait, mais moi qui savais comme il était bon, je me suis levée, j’ai été te prendre, et, à partir de ce moment-là, tu étais de la famille.
La vieille Laetitia baissait le ton comme quelqu’un qui achève un récit, mais Teddy, à coup sûr voulait encore d’autres détails, des détails que peut-être la brave femme ne tenait pas à lui donner.
Il s’agenouillait et regardant la vieille Laetitia dans les yeux :
— Et puis, mama ? le coffret ?
La voix de Laetitia tremblait un peu quand elle répondit :
— Le coffret, Teddy ? oui. Eh bien l’homme qui t’apportait le tenait aussi et quand il a vu que je t’embrassais et que je te trouvais si gentil, il m’a attirée à l’écart. C’est alors qu’il m’a donné ce coffret : « Laetitia, m’a-t-il dit, – car il venait de m’entendre appeler par mon maître – vous serez chargée de cet enfant. J’aurai confiance en vous, élevez-le. Quelque jour, je viendrai le rechercher et ce jour-là… Et il n’a pas achevé, Teddy. Il m’a tendu le coffret en disant : Tenez, gardez cela aussi, ce coffret contient tout ce qui peut intéresser l’enfant, si je ne réapparaissais pas. Il faut faire en sorte qu’il ne tombe en sa possession qu’à ses vingt ans et pour tout l’or du monde, pas avant.
Aux dernières paroles de la vieille femme Teddy s’était relevé, il se promenait de long en large dans la chambre, il murmura :
— Seulement à mes vingt ans, et j’en ai tout juste seize. Encore quatre ans à attendre. Non. Ce n’est pas possible. Il faudra que je sache avant…
Puis Teddy haussa la voix :
— Et alors, Laetitia, vous, vous avez voulu savoir… vous avez ouvert le coffret puisque vous avez décidé que je…
Mais la vieille Laetitia, elle aussi, s’était levée.
— Ah ! tais-toi ! tais-toi ! supplia Laetitia, cela, non, je ne veux pas que tu en parles. Tu devrais l’avoir oublié… Ah ! qu’est-ce que je dis, je suis folle, tu devrais n’y penser jamais. Pourtant…
— Pourtant…
— Non, non, ne m’interroge pas là-dessus.
Et, après un instant de silence, Laetitia poursuivit, d’une voix terriblement oppressée :
— Je t’affirme que je ne peux pas te répondre.
Puis elle supplia presque :
— Voyons, tu sais bien que je t’aime ? depuis… depuis ce moment où tu es arrivé, ici, à cette ferme, tu es comme mon enfant. Tiens, tu te rappelles ? je te l’ai dit bien souvent quels ont été les malheurs de ma vie : les fils de mes maîtres, deux petits que j’avais élevés, tués à la guerre, mes maîtres disparus peu après, minés par le chagrin, la paix, même, amenant la ruine de la maison, toute la famille dispersée, et moi, moi seule, restant avec toi, qui étais encore si jeune, toi que mes maîtres qui t’aimaient avaient fait leur héritier, puisque cette ferme t’appartient, toi que j’élevais, que j’ai élevé jusqu’ici et que j’aime, je te le répète encore, comme un fils.
— Mama, ma chère mama, vous savez bien que moi aussi je vous aime.
— Alors, ne demande jamais d’explications.
Déjà Teddy s’était relevé, son visage avait repris sa sévérité énergique.
— Ah ! je voudrais tant savoir, murmurait-il, je voudrais tant savoir qui je suis, au juste. C’est si mystérieux ma naissance. Mama, et vous le savez, vous, vous pourriez me le dire…
— Oui, je le sais, je l’ai appris par hasard un jour… avoua-t-elle enfin, mais je ne peux pas te le dire. Non, Teddy, n’insiste pas, vois-tu, les pires malheurs en résulteraient.
Et comme le jeune homme se taisait, Laetitia reprit :
— Et puis, qu’est-ce que ça te fait ? N’es-tu pas heureux maintenant ? Et si même tu veux à toute force savoir le nom de ta famille, le secret de ta naissance, n’es-tu pas sûr qu’un jour tu seras renseigné ? puisque, à tes vingt ans, tu pourras ouvrir le coffret.
— L’explication de tout est donc dans ce coffret ?
— Oui.
— Le nom de mon père ?… le nom de ma mère ?…
— Tout. Tu sauras tout, quand tu auras vingt ans, mais pas avant.
Insouciants de l’heure qui passait, insouciants de la nuit d’orage qu’il faisait maintenant, du vent qui hurlait, de la pluie qui cinglait, du veld tout proche, entourant la ferme de son mystère, la vieille femme et le jeune homme, longtemps se turent.
— Mama, dit enfin Teddy, qui paraissait sortir d’un rêve, vous croyez que ce coffret est toujours à l’endroit où vous l’aviez caché ? là-bas… enfoui au pied du troisième arbre de la prairie ?
En entendant ces paroles, Laetitia, malgré son grand âge, venait de bondir, vive, ardente, folle d’effroi semblait-il.
Elle interrogea :
— Teddy… que veux-tu dire ?
— Je veux dire, mama, que le coffret vous a été volé.
La vieille femme joignit les mains dans un geste de prière. Teddy ajouta :
— Volé, oui, volé. Il y a quinze jours, je me suis aperçu qu’il n’était plus dans sa cachette.
— Et tu ne me l’as pas dit ?
— Pourquoi vous faire de la peine ?…
— Qui a pu ?… Qui a osé ?
— Qui a osé ? quel est le voleur du coffret ? ah, j’ai cherché longtemps, je vous assure, avant de le savoir.
— Et tu le sais maintenant ?
— Oui, mama. Le voleur, c’est Hans Elders.
— Hans Elders !
La vieille femme avait répété ce nom avec un effroi abominable :
— Hans Elders, ah ! je comprends, je comprends.
Et, dans ses yeux, que tant de larmes avaient terni, la volonté alluma un terrible reflet :
— Teddy, Teddy, dit Laetitia, coûte que coûte, vois-tu, il faut retrouver ce coffret.
Mais Teddy maintenant paraissait très calme. Alors que Laetitia avait parlé, d’une voix sifflante, entrecoupée, il répondit d’un ton posé :
— J’y compte bien, mama, soyez tranquille, je le retrouverai.
Étrange garçon que Teddy, il aimait bien la vieille Laetitia, il l’aimait comme une mère, et pourtant à coup sûr, il ne lui confiait pas toutes ses pensées car il ne dit rien de l’incendie des docks.
Il gagna sa chambre. Et sans doute Laetitia eût été stupéfaite si elle avait alors aperçu Teddy saisir un mètre et, debout devant un petit miroir accroché à la muraille, soigneusement, minutieusement, prendre la mesure de son crâne, de son crâne, à lui.
6 – L’ÉVASION
Il y avait cinq jours que Jérôme Fandor était au « Lunatic Hospital ». Gérard Herbone, le directeur, après avoir, le lendemain même de l’arrivée de Fandor à l’asile, sanctionné son incarcération, n’avait plus eu l’occasion de s’occuper de son nouveau pensionnaire, lorsqu’au rapport des internes, ce matin-là, on lui signala, que ce dément, ce dément qui avait eu l’audace de prétendre qu’il était le célèbre journaliste Jérôme Fandor, était devenu très calme, s’était conduit avec une sagesse exemplaire, puis brusquement avait supplié les internes d’obtenir pour lui une nouvelle audience du directeur.
Le docteur Gérard Herbone, brave homme, en apprenant la demande de son pensionnaire, n’avait pas voulu hésiter.
— Ce malheureux demande à me parler ? avait tout simplement répondu Gérard Herbone, très bien. Amenez-le moi dans dix minutes, à mon cabinet, je suis à sa disposition. J’entends que tous les malades puissent toujours m’approcher quand ils le jugent utile.
Quelques instants plus tard, Jérôme Fandor, en effet, était introduit auprès du médecin chef. Gérard Herbone lui désigna un siège :
— Assieds-toi ! Tu as voulu me parler, qu’est-ce qu’il y a ?
Jérôme Fandor s’était laissé tomber lourdement, sur le canapé que lui avait désigné le docteur.
Le journaliste était blême, affreusement. Il paraissait souffrant, abattu. On sentait qu’il était au bout de ses forces nerveuses, qu’il souffrait, qu’il était à bout.
L’accueil du médecin chef, pourtant, lui redonna un peu de confiance, et c’est d’une voix presque assurée qu’il commença :
— Docteur, quand je vous ai parlé l’autre jour…
Mais Gérard Herbone l’interrompit :
— Non, écoute, tu as demandé à me voir, et je me suis mis à ta disposition, mais tu comprends, il faut être sage avec moi ? Si tu as l’intention de me raconter encore des mensonges, de me parler de ton arrivée dans une caisse, de me dire que tu es Jérôme Fandor, j’aime mieux te renvoyer tout de suite…
— Docteur, je m’en rapporte à vous pour décider, dans quelque temps si je suis fou, si je suis encore fou, si même je ne l’ai jamais été. Ce n’est pas pour vous protester de ma parfaite lucidité que j’ai demandé à vous parler, c’est pour me plaindre…