— C’est vrai, tu as raison, je l’oublie toujours, Julie Person, ma petite amie d’enfance, est devenue Rita. Rita d’Anrémont, la grande dame chic que j’adore et qui…
— Et qui t’aime bien aussi.
« Ah çà, pensa le journaliste, mais voilà que je m’imaginais tomber en plein complot d’assassin et que j’assiste à une idylle. Parbleu, c’est très clair tout ça. Julie Person a connu, étant gosse, le terrassier François Bernard. Maintenant qu’elle est lancée dans la haute vie, elle a pour amant ce brave homme. Cela ne prouve pas du tout qu’ils aient fait, l’un ou l’autre, quoi que ce soit de répréhensible. En somme si Rita trompe Sébastien, c’est son affaire, et le Code ne défend pas ça.
Rita et François Bernard, dans la pièce, librement, continuaient à causer :
— Voilà, reprenait le terrassier, c’est cela qui fait tout mon mal, c’est ça qui fait que je souffre. Toi, Rita, tu es la belle d’entre les belles, tu es la femme que tout le monde admire. Moi je suis l’ouvrier, la brute, l’homme grossier, l’homme que tu ne peux pas aimer.
— Mais si, je t’aime.
— Tu le dis. Mais tu prouves toi-même le contraire.
Si tu m’aimais, tu n’aurais pas pensé un seul instant à me soupçonner, Rita.
— Qu’est-ce que tu veux, François, ce vol, ce cambriolage, cette agression, produits dans les circonstances que tu sais, sont si extraordinaires !
— Ce n’était pas une raison pour me croire capable d’une pareille horreur. Tu ne doutes pas, Rita que je sois un honnête homme ?
— Non, bien sûr…
— Car je suis un honnête homme, moi, un travailleur, un laborieux. Je suis un honnête homme, Rita, souviens-t’en. C’est un honnête homme qui t’aime.
— Je le sais, François, je n’ai jamais douté de toi, crois-le bien au fond, mais l’autre jour j’étais affolée, juge un peu de ma surprise.
— Je comprends, mais ton soupçon m’a fait mal. Enfin, n’en parlons plus, mais dis-moi, Rita, la police est prévenue, elle cherche, elle trouvera peut-être les coupables.
— Peut-être, oui.
— Et toi, Rita, toi, tu n’as pas la moindre idée, tu ne crois pas, par exemple, que ta bonne ?
— Ma bonne, oui, j’y ai songé. Sur le moment même, François, je l’ai chassée en l’accusant de complicité avec les voleurs. Maintenant, je me demande si je n’ai pas été trop vive. J’ai causé avec l’inspecteur de police, Juve. Il ne croit pas du tout à la culpabilité de cette fille, et pourtant…
Jérôme Fandor, toujours tapi dans sa cheminée, et prenant garde à ne point respirer trop, à ne point tousser, encore que la suie qu’il avait avalée lui donnât par moments force envie d’éternuer, prêta encore l’oreille.
Mais il n’entendit plus rien de bien intéressant. Succédant aux paroles échangées relativement au drame des jours précédents, le terrassier, maintenant, parlait d’amour à Rita d’Anrémont, et Fandor l’entendit qui suppliait :
— Laisse-moi t’embrasser, Julie. Rien que ta main, dis ?
— Non, tais-toi, pas ici. Plus tard. Quand je serai libre, je te l’ai promis, un jour viendra où nous pourrons être l’un à l’autre complètement, sans mensonges, sans hypocrisie. Mais en ce moment toute parole d’affection entre nous est mal. Tu me fais de la peine, François, reste tranquille, pense que là-haut, Sébastien est peut-être en train de m’appeler pour le soigner.
— Sébastien ! Rita, tu ne devrais pas me nommer l’homme qui est ton amant quand c’est moi qui t’aime, l’homme qui est riche quand je suis pauvre, l’homme qui est ton maître. Tiens, je le hais. Je voudrais que tu le quittes tout de suite.
— Tais-toi, François. En ce moment, je ne peux pas l’abandonner. Sois patient, aie du courage. Le bonheur se gagne.
La voix de Rita se tut quelques secondes, puis, Fandor entendit la jeune femme marcher. Elle avait dû se lever, s’approcher du terrassier. Elle reprenait :
— Tiens, je veux que tu sois heureux ce soir, embrasse-moi et va-t’en, va-t’en vite. C’est très mal ce que je fais de te donner mes lèvres, mais je n’ai pas le courage de te savoir malheureux.
— Hé, hé, pensait Fandor, voilà qui serait bougrement exemplaire pour tous les messieurs, jeunes et vieux, qui entretiennent des maîtresses à grands frais. Rita d’Anrémont me fait l’effet d’avoir conservé les goûts de Julie Person. Elle préfère François Bernard, terrassier de son métier, à Sébastien Marquet-Monnier, rentier de son état. C’est son droit, à cette femme.
***
Deux heures plus tard, il avait eu le courage d’attendre pendant tout ce temps, Jérôme Fandor quitta son réduit avec de grandes précautions.
Jérôme Fandor se rendait compte qu’il ne fallait pas songer à remonter par la cheminée.
— Bah, s’était dit Fandor, inutile de risquer encore une fois de se rompre les os. Tant pis pour mon veston que je laisserai sur le toit et qui au pis aller intriguera les gens de police, si jamais on le découvre. Comme Juve sera au courant, c’est sans importance. Pour sortir d’ici je n’ai qu’à lever la trappe, traverser la pièce et sauter par la fenêtre. Je suis bien assez malin pour ne pas faire de bruit et c’est l’essentiel.
Jérôme Fandor se mit aussitôt à l’ouvrage. Il souleva, sans grande difficulté, la trappe fermant la cheminée et il s’apprêtait à traverser le salon, lorsque soudain une réflexion l’arrêta.
— Ah, bougre de bougre, je n’avais pas pensé cela, les tapis sont clairs, je risque de les tacher.
— Tant pis, ma foi, j’aurai tout à fait l’air d’un cambrioleur, mais c’est le moindre de mes soucis.
Sens hésiter plus longtemps, Fandor, tranquillement, enleva ses chaussettes et traversa le salon pieds nus.
Ouvrir la fenêtre, franchir la grille, sauter dans le jardin, fut pour lui l’affaire de quelques secondes.
— Tout ce qu’on voudra, songeait Fandor, mais maintenant il y a tout de même quelque chose d’établi : Rita d’Anrémont a fait jurer à François Bernard qu’il n’était pour rien dans la tentative d’assassinat et dans le cambriolage de sa maison. Donc, elle-même n’est pas coupable, sans quoi elle n’aurait pas pris cette peine.
Jérôme Fandor, quelques minutes plus tard, hélait un fiacre et jetait au cocher l’adresse de Juve :
— Je vais pouvoir prévenir de la chose mon excellent ami, pensait Fandor, il commet un déni de justice en soupçonnant Rita et une faute de police en ne soupçonnant pas la jeune Adèle.
8 – LE FRÈRE ET LE BANQUIER
Dès l’aube, le policier s’était rendu à la gare du Nord, avait pris un billet pour Valmondois où il était descendu, et, par une route pittoresque, longeant l’Oise, le policier avançait. Bientôt, il ralentit son allure, et sans se préoccuper du paysage qu’éclairait un joyeux soleil de printemps, il avançait tête basse, préoccupé, semblait-il. Arrivé au carrefour, à la sortie du village, Juve hésita quelques secondes puis, avisant un paysan qui menait une charrette, l’interpella :
— Connaissez-vous, demanda-t-il, la maison de M. Marquet-Monnier ?
À ce nom, le paysan salua son interlocuteur.
— Le château de M. Marquet-Monnier, au bout de la route, à droite. Tenez, vous voyez les grands arbres, eh bien, ils font partie de la propriété. Le château est derrière.
Juve remercia et s’engagea dans le chemin indiqué.
Pourquoi le policier, au lieu de se rendre à la banque de la rue Laffitte pour y rencontrer le banquier, était-il venu ce matin-là à la propriété privée de ce dernier ? Juve savait cependant qu’on était un jour de semaine et qu’il n’est pas d’usage que les hommes d’affaires soient encore à dix heures du matin chez eux, à la campagne, alors que des occupations importantes les appellent à Paris. Mais le policier s’était renseigné par le téléphone et avait appris, d’une part, que le banquier ne viendrait pas à Paris ce jour-là, de l’autre, qu’on avait de grandes chances de le rencontrer chez lui, à la condition d’arriver de bonne heure. Et Juve n’avait pas hésité à partir pour Valmondois.
Une petite porte, à côté de la grande grille, était entrebâillée. Juve la franchit et s’engagea dans le parc. Il avait à peine fait quelques pas qu’éclataient les aboiements de gros chiens. Mais alors qu’il hésitait à s’avancer, le policier entendit une voix d’homme qui calmait les bêtes, puis, sur le perron du château apparut un domestique.
Juve s’approcha :
— Je voudrais, dit-il, parler à M. Marquet-Monnier.
Dédaigneusement, le valet de chambre considérait Juve des pieds à la tête et son regard s’arrêta sur les chaussures blanches de poussière du policier.
Le serviteur, visiblement, n’avait pas l’habitude de voir les relations de son maître arriver à pied.
— Je ne sais pas si monsieur est là. D’ailleurs, monsieur ne reçoit jamais ici sans rendez-vous. Avez-vous un rendez-vous ?
— Non, fit Juve, mais voici ma carte. Faites-la passer, je vous prie.
— Voulez-vous attendre quelques instants, monsieur ?
Juve, laissé seul, remarqua machinalement une superbe et puissante automobile que le mécanicien achevait de préparer.
— Je suis arrivé à temps, pensa-t-il, dix minutes de plus et j’aurais manqué Marquet-Monnier.
Cependant, le valet de chambre revenait. Obséquieux, à présent, il annonça :
— Monsieur attend monsieur. Si monsieur veut me suivre, je vais le conduire à monsieur.
Juve ne répondit pas, il emboîta le pas.
Les deux hommes traversèrent d’abord un vaste hall orné de plantes vertes, puis le valet de chambre souleva une portière et s’effaça pour laisser pénétrer Juve dans un vaste cabinet de travail où se trouvait un bureau-ministre devant lequel était assis M. Marquet-Monnier. Le banquier examinait rapidement toute une série de documents, de dossiers, que faisait défiler sous ses yeux un jeune secrétaire debout à côté de lui.
M. Marquet-Monnier, dont le monocle demeurait invariablement fixé dans l’arcade sourcilière, se retourna à peine du côté de Juve et, tout en continuant de signer des lettres, il déclara de sa voix sèche et hautaine :
— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? Veuillez vous asseoir. Je vous écoute.
« Oh, oh, pensa Juve, voilà un ton que je n’aime pas beaucoup.
— Monsieur, fit Juve, si vous êtes occupé, je reviendrai ou alors je vous prierai de passer me voir. Je me suis dérangé de Paris pour vous rendre service et vous apporter des nouvelles importantes, et même graves. Si vos affaires ne vous permettent pas de m’entendre, et de m’entendre seul…
Juve s’interrompit, car le banquier venait de se lever et, affectant désormais une attitude plus cordiale, sans toutefois se démunir de son flegme, il s’approcha du policier :
— Je vous prie bien sincèrement de m’excuser, dit-il, si mon attitude vous a surpris. Je suis homme d’affaires, par conséquent très occupé et je n’ai pas l’habitude des formalités. Veuillez m’excuser encore une fois, je vous assure qu’il n’y a pas de mauvaise intention de ma part.
— Aucune importance.
M. Marquet-Monnier congédia d’un geste son secrétaire qu’il rappela aussitôt pour lui dire :
— Veuillez demander à mon mécanicien de se tenir prêt. Dès que j’aurai terminé avec monsieur, je partirai.
Le banquier se tourna vers Juve :
— Un correspondant d’Amérique qui doit m’attendre au Havre cet après-midi. Je suis obligé de m’y rendre par la route, n’ayant pas de train commode. Mais ceci ne vous intéresse pas, monsieur. À quoi dois-je l’honneur de votre visite ?
— Monsieur, commença Juve, c’est au sujet de votre frère.
— Je n’ai plus rien de commun…
— Ne dites pas cela, monsieur. Vous savez que j’ai été le premier à vouloir éviter entre vous et votre frère cadet une rencontre qui aurait pu déterminer une rupture. Non seulement, je ne vous ai pas aidé à pénétrer auprès de lui, mais pour un peu, lorsque vous êtes venu villa Saïd, je me serais employé à l’inverse. La situation, toutefois, a changé. Votre malheureux frère, monsieur, car il est très malheureux…
— Son état de santé peut-être ?
— Son état de santé, monsieur est grave, très grave…
— Mon frère est-il plus grièvement atteint ? Serait-il mort ?
— Non, monsieur, mais les médecins se sont prononcés, hier soir, à son sujet.
— Et alors, monsieur ?
— Votre frère est aveugle désormais, irrémédiablement aveugle.
— Que la volonté de Dieu soit faite, murmura Marquet-Monnier. C’est une bien dure épreuve que nous envoie le ciel.
— Ce n’est pas tout, Monsieur, il y a autre chose. Votre frère est en danger.
— Que voulez-vous dire ?
La sonnerie du téléphone retentit. M. Marquet-Monnier se précipita à l’appareil et, en l’espace d’une seconde, sa physionomie, grave jusqu’alors, s’éclaira, devint aimable. Sa voix changea :
— C’est vous, baron ? Merci. Très bien. Quoi de neuf ? Oh, pas grand chose. Très occupé. Comme toujours. Pars pour le Havre dans un instant. Vingt-quatre heures. Après-demain, à la Banque alors ? Oui, mon cher baron, je vais donner des instructions tout de suite. À bientôt. Oui, ces dames se sont vues l’autre soir à l’Opéra. Au revoir, mon cher.
— Je voulais vous dire, commença Juve, que votre frère court, à mon avis, de graves dangers. J’ai procédé à une enquête minutieuse sur son entourage direct, intime, et…
Juve s’interrompit encore.
Marquet-Monnier qui, sitôt après sa conversation téléphonique, avait repris l’air grave qui convenait, l’air de circonstance, avait néanmoins appuyé sur un timbre et son secrétaire se présentait :
— Je vous demande pardon, monsieur, déclara Marquet-Monnier, un ordre à donner et je vous écoute.
Marquet-Monnier griffonna quelques lignes à l’intention du secrétaire :
— Cet après-midi, vous direz au fondé de pouvoirs qu’il se procure les vingt mille francs de Consolidés Autrichiens, je veux dire les titres nominatifs que nous avons fait mettre au porteur la semaine dernière. C’est tout ce que j’ai à vous dire.
Le secrétaire s’éclipsa, Juve reprit :
— J’ai découvert, monsieur, au cours d’une enquête, que M me Rita d’Anrémont, la maîtresse de votre frère, avait des fréquentations suspectes.
Juve s’arrêta encore. Le valet de chambre apportait un télégramme :
— Mon Dieu, murmura M. Marquet-Monnier, comme pour s’excuser auprès de Juve, nous ne serons jamais tranquilles. Vous permettez ?
Le banquier lut la dépêche, puis demanda aussitôt une communication téléphonique :
Pendant une bonne demi-heure, les deux hommes s’entretinrent ainsi.
Lorsque Juve eut terminé, M. Marquet-Monnier put réfléchir un instant, enfin.
— Monsieur, déclara-t-il, après les incidents de l’autre jour, je m’étais bien promis que je n’aurais plus le moindre rapport avec mon malheureux frère. M me Marquet-Monnier et moi, nous avions décidé qu’il était désormais rayé de la famille, rayé du monde et que nous affecterions de ne plus jamais prononcer son nom. Ce que vous me dites modifie complètement ma décision. Il est bien évident que mon pauvre frère est désormais dans une situation épouvantable, tant au point de vue physique que moral. Avec l’aide de Dieu, j’essaierai de le reprendre, je ferai mon devoir, quelque pénible qu’il puisse être, et je le ferai jusqu’au bout. L’essentiel toutefois, n’est-ce pas, c’est que le monde ignore ce qui se passe. Nous occupons dans la société protestante parisienne une situation qui, vous le comprenez, ne doit prêter à aucun commentaire et ce que j’exigerai en tout cas de mon frère, c’est qu’il ne fasse plus jamais parler de lui.
— Monsieur, je vous assure que ce que vous me dites là n’a qu’une importance très relative pour le moment. Je vous répète que votre frère est malade, gravement, il est aveugle. On le lui a dit. On l’a informé que son infirmité qu’il croyait passagère est définitive. Je ne sais pas si vous concevez toute l’horreur de cette situation, mais il me semble qu’à votre place…