— Monsieur, interrompit le banquier, soyez assuré que je prends la plus grande part aux souffrances de mon frère. Je suis d’autant plus désireux de le voir que j’ai peur qu’il ne se laisse prendre complètement par cette fille qui a surpris sa confiance. Voyez-vous qu’il l’épouse. Même qu’il veuille l’épouser. Ce serait un scandale inouï dans le monde.
— Il y a plus à craindre, monsieur, pour votre frère, que le mariage, il y a…
Juve s’interrompait encore, le banquier avait regardé sa montre, fait un geste de désespoir.
— Je vous demande pardon, bien pardon, monsieur, assurait-il, mais je n’ai plus une minute à perdre. Il faut que je sois au Havre, avant quatre heures, voici qu’il est déjà onze heures vingt.
— Vous allez au Havre ? Vous ne venez pas à Paris voir votre frère ?
— Hélas, je le voudrais, mais je ne le peux pas. Je vous assure que c’est véritablement impossible. Il est indispensable que je reçoive au Havre mon correspondant d’Amérique. De gros intérêts financiers sont en jeu.
— Puis-je vous déposer quelque part ? demanda M. Marquet-Monnier, alors qu’il revêtait une épaisse fourrure et s’affublait de lunettes avant de monter en automobile.
— Non merci, monsieur, fit Juve, qui ne tenait aucunement à prolonger le tête à tête avec le banquier.
— Alors, poursuivit ce dernier, en s’adressant au chauffeur, faites vite, il faut que nous allions au Havre le plus tôt possible.
Cependant que le mécanicien mettait son moteur en route, M. Marquet-Monnier murmurait à l’oreille de Juve :
— Je vous en prie, monsieur, faites l’impossible pour que les journaux ne racontent pas, comme ils ne l’ont que trop fait, les aventures de mon malheureux frère. Le silence, l’oubli, voilà ce que nous voulons, M me Marquet-Monnier et moi. À ce propos j’ai oublié de vous remercier, monsieur Juve, de votre intervention au sujet du scandale de l’Œuvre des Loyers. La Presse n’a-t-elle pas enflé cette affaire dans laquelle nous avons à déplorer si malheureusement l’inconcevable conduite de M me Gauthier ? Avez-vous des nouvelles de cette personne ? Sait-on ce qu’elle est devenue ?
— On ne sait rien, monsieur, absolument rien.
L’automobile démarra.
— Monsieur Juve, cria encore Marquet-Monnier en saluant de la main le policier, je vous recommande mon frère, je vous en supplie veillez sur lui. Je serai de retour après-demain.
***
Juve, à la fin de l’après-midi, était rentré chez lui. Le policier commençait à goûter les charmes du repos, il s’était dévêtu et s’étirait sur le canapé pour y lire les journaux, lorsque son domestique lui apporta une dépêche. Juve déchira le pointillé et lut :
« Vous supplie venir urgence me rejoindre au Havre au sujet affaire excessivement grave et totalement incompréhensible, suis descendu Grand-Hôtel »
C’était signé : Nathaniel Marquet-Monnier.
— Çà, par exemple, murmura Juve, jamais de la vie. Cet homme-là ne m’inspire pas assez de sympathie pour que je me dérange. Et puis d’ailleurs, il pourrait s’expliquer.
Juve s’étendit à nouveau sur son canapé. Mais il faut croire que le policier n’avait pas exprimé sa pensée définitive puisque, quelques secondes plus tard, il sonnait son valet de chambre.
— L’indicateur ? demanda-t-il.
À neuf heures, Juve montait dans le rapide du Havre.
9 – LE TRENTE-SIXIÈME MÉTIER
Rue Bonaparte, dans l’escalier conduisant à l’appartement que Juve occupait depuis des années et où maintes et maintes fois s’étaient déroulées des scènes tragiques, Jérôme Fandor demeura stupide, l’air furieux.
Il était à peu près sept heures du matin et le journaliste avait vainement carillonné à la porte de son ami.
Jérôme Fandor était furieux :
— Où diable peut-il être ? murmurait-il, voilà maintenant que Juve découche sans prévenir. Eh bien, je lui ferai compliment de ses mœurs, à mon vieil ami. Ah, il peut s’attendre à une chanson pas ordinaire.
Fandor avait monté l’escalier de la rue Bonaparte en sifflotant un air guerrier qu’il trouvait du plus bel effet :
— Juve va faire des gaffes, se disait le journaliste, si je ne le préviens pas. Si je ne lui raconte pas en détail tout ce que je viens d’entendre, il est évident qu’un jour ou l’autre il va mettre les pieds dans le plat et arrêter Rita. Or, Rita et François Bernard sont innocents.
— Où le pêcher ? se redemandait Fandor. Un homme du genre de Juve doit être chez lui ou nulle part. Or, comme il n’est pas chez lui, il n’est nulle part. C’est vraiment bien commode pour le découvrir.
En fin de compte, Fandor quitta la place. Or ce jour-là, c’était le printemps. Lassée d’avoir fait rage, la tempête s’était calmée. Les bourrasques avaient balayé le ciel devenu d’un bleu prometteur. Le soleil brillait, l’air était parfumé, tout invitait à la promenade, tout était joli ce matin-là.
— J’en aurai le coeur net, murmura Fandor, puisque Juve est en vadrouille, puisqu’il ne peut pas enquêter ce matin, c’est moi qui enquêterai à sa place.
Jérôme Fandor longea les quais, traversa le pont des Saints-Pères, gagna les Tuileries et, parvenu rue de Rivoli, s’engouffra dans le métropolitain.
Le journaliste, quelques instants plus tard, se trouvait à la Porte-Maillot, gagnait les grilles, entrait dans Neuilly. Une fois à Neuilly, d’ailleurs, Jérôme Fandor, en bon parisien qu’il était, semblait complètement perdu. Il connaissait les moindres rues de la capitale, son métier d’informateur l’avait conduit depuis des années dans les quartiers les plus excentriques. En revanche il ignorait, ou presque, Neuilly.
Neuilly est une ville calme, une paisible retraite adoptée par les bons bourgeois riches qui n’ont jamais d’affaires et qui ne sont jamais touchés par l’actualité. Ils y coulent des jours tranquilles sans souci de ce qui se passe à quelques mètres d’eux, dans la Ville Lumière.
— Par où passer ? se demandait le journaliste. Dans ce patelin-là, toutes les avenues se ressemblent, on n’y rencontre que des curés et des vieilles femmes.
Et pourtant non. Jérôme Fandor s’était rappelé soudain l’affaire qui avait bouleversé sa vie et celle de Juve, le mystère dont les péripéties s’étaient précisément déroulées à Neuilly et où n’étaient pas mêlés des personnages de curés ou de vieilles femmes, mais bien de terribles héros : Fantômas et Lady Beltham.
— Parbleu, songeait Jérôme Fandor, évoquant en une seconde la terrible aventure qui avait déterminé sa première poursuite contre Fantômas, parbleu, c’était, si je ne m’abuse, boulevard Inkermann, que cela se passait et près du boulevard Inkermann se trouve la rue Perronet où je vais aujourd’hui.
— Zut et zut, se dit Jérôme Fandor, s’étant repris, ce n’est pas de Fantômas que je m’occupe mais d’une affaire plus que banale : le vitriolage d’un excellent jeune homme qui a eu le tort d’engager à la légère une domestique inconnue.
Dans la pensée du jeune homme les choses s’enchaînaient de façon très simple :
— Cette Adèle, se disait Jérôme Fandor, on ne sait après tout ni qui elle est, ni d’où elle vient. Il y avait vingt-quatre heures qu’elle était placée chez Rita d’Anrémont lorsque le cambriolage a eu lieu. Pourquoi ne pas imaginer que cette bonne est, comme le sont tant d’autres, une simple indicatrice à la solde d’une bande d’apaches, qui, renseignée par elle, vient dévaliser les patrons chez qui la bonne se place provisoirement.
Et Fandor compliquait les choses comme à plaisir. Il voyait à merveille comment l’organisation matérielle du cambriolage avait pu être faite : Adèle s’était trouvée sortie au moment où le drame se déroulait ? Mais bien entendu : elle était sortie ostensiblement, d’abord, pour se créer un alibi susceptible de tromper la police, ensuite pour avoir l’occasion de laisser une porte ouverte par où pourraient s’introduire ses complices. Puis les apaches s’étaient introduits dans l’hôtel, avaient cambriolé tout à leur aise les pièces du premier étage. À l’arrivée de Sébastien, surpris par sa venue, ils l’avaient vitriolé, cependant qu’un guetteur, un veilleur quelconque, s’emparait dans l’escalier de Rita, l’assommait à moitié, allait la jeter dans la cave afin de retarder les débuts de l’enquête sans toutefois engager les graves complications d’un véritable assassinat.
Et c’était pour retrouver Adèle que Jérôme Fandor se rendait à Neuilly, rue Perronet où, il le savait par Juve, dans un ancien couvent désaffecté après la loi de séparation, dans une énorme bâtisse qu’entourait un grand jardin et qu’un liquidateur négligeant ou voleur louait pour une bouchée de pain, le bureau de placement Thorin s’était installé. C’était ce bureau de placement qui avait indiqué Adèle à Rita d’Anrémont, c’était à ce bureau de placement qu’il fallait, évidemment, aller enquêter sur la jeune femme de chambre.
Jérôme Fandor fut favorablement impressionné par le Bureau de Placement.
— Hé, hé, songea le jeune homme, ce ne sont pas les femmes de ménage à huit sous de l’heure qu’on doit venir engager ici. Ce sont plutôt les domestiques de haute volée, les ventres-blancs de grandes maisons, larbins, cochers, chauffeurs, valets, femmes de chambre, bonnes d’enfants, cordons bleus, gouvernantes, ah sapristi, qu’on a donc du mal à se faire servir.
Jérôme Fandor cependant, l’air dégagé, les mains dans les poches, regardant à droite et à gauche, avec la curiosité naturelle d’un jeune homme célibataire, qui n’a de sa vie mis les pieds dans un bureau de placement, traversa le parc, se dirigea vers le couvent proprement dit où l’on accédait par un perron. Il allait en gravir les degrés, lorsqu’une femme d’une trentaine d’années, correctement habillée de noir, les cheveux bien tirés sur le front, portant un petit tablier à bavette où se devinait un mouchoir brodé, apparut à quelque distance d’une autre porte de la maison.
Jérôme Fandor qui ne savait trop où il fallait s’adresser, s’arrêta. La femme, voix criarde, l’interpella :
— Qu’est-ce que vous désirez ?
— Je viens pour une place. C’est bien le bureau Thorin, ici.
— C’est bien le bureau Thorin, mon ami. Venez par ici.
— Mon ami, grommela Fandor, nous n’avons jamais tressé des chaussons de lisière ensemble, elle exagère, la belle enfant.
— Pourrais-je parler à M me la directrice ?
— M me la directrice ? Vous y allez bien, vous, tout de suite, comme ça, en arrivant ? Vous croyez peut-être qu’elle est à vos ordres. Allons, entrez. Jetez-moi votre cigarette, on ne fume pas ici. Allons, dépêchez-vous. Vous verrez la directrice, je pense, d’ici une heure, vous n’aviez qu’à arriver plus tôt si vous êtes pressé.
— On va bien voir, songeait le journaliste, et je n’en mourrai pas pour dix minutes d’une erreur peu flatteuse. En tout cas, j’y gagne d’être pendant quelques instants témoin de la façon dont les domestiques sont traités ici, ce qui n’est peut-être pas inutile pour mon enquête, et puis l’aventure vaut d’être vécue.
Il suivit le couloir, long, tortueux qui devait courir derrière d’immenses salons, pour rejoindre une série de petites pièces situées sur le derrière du bâtiment.
Jérôme Fandor aperçut une première porte, puis une autre, puis d’autres encore.
— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
Jérôme Fandor n’eut même pas à répondre.
— Qu’est-ce que vous savez faire ? cocher ? valet de chambre ? chauffeur ? Tenez-vous donc correctement, mon garçon, enlevez vos mains de vos poches.
— Ma foi, madame, je ne suis pas valet de chambre, je sais un peu conduire les chevaux, je suis capable à la rigueur de tenir un volant et…
— Vous ne savez rien faire, en somme ?
« C’est à peu près cela », pensa Fandor.
La sous-directrice poursuivit d’un ton tranquille :
— Cela vaut dans les quarante-cinq francs par mois. Allons, entrez là.
Jérôme Fandor avait de plus en plus envie de rire. Il n’eut guère le temps de réfléchir, toutefois. La porte ouverte, il aperçut une grande salle, assez propre, divisée dans toute sa longueur par trois grandes banquettes de bois sur lesquelles étaient assis une trentaine d’hommes à face glabre, menton fuyant, l’air de s’ennuyer à mourir.
— Entrez, répéta la sous-directrice. Asseyez-vous.
Fandor entra, avisa la banquette qui se trouvait le plus près de lui. Il s’apprêtait à y prendre place, quand on le tira par la manche :
— Pas celle-là, voyons. Vous ne savez donc rien de rien, mon ami. Dans tous les bureaux de placement, c’est pourtant la même chose, de droite à gauche, les banquettes sont disposées suivant le mérite des domestiques. Au fond avec les débutants.
Après de longs quarts d’heures d’attente et de discussions autour de lui, la sous-directrice lui fit signe, enfin :
— Vous, là-bas, venez.
Jérôme Fandor se leva, accourut :
La sous-directrice l’entraîna dans le petit couloir, le fit entrer dans une sorte de bureau sévère et froid que meublaient une table, deux chaises et un lustre à gaz :
— Votre nom ?
— Je m’appelle Jérôme.
— Jérôme quoi ? Tâchez donc d’être moins gourde, mon garçon.
— Jérôme rien, je suis un enfant trouvé, je n’ai pas de nom de famille.
— Il fallait le dire tout de suite. Vous ne valez pas plus de quarante francs.
— Si ça continue, pensait le journaliste, si j’énumère d’autres qualités, bien sûr que je ne vaudrai plus que dix francs puis cent sous par mois, encore heureux si je ne dois pas payer mes maîtres.
— En somme, vous vous appelez Jérôme, vous êtes bon à rien et bon à tout, ni valet de chambre ni cocher, ni chauffeur et un peu tout cela.
— Oui, madame.
— Vous êtes propre ?
— Je suis très propre.
— Faites voir vos mains ?
Jérôme Fandor les tendit :
— Bon ça va. Vous avez même les mains soignées, mon ami. Si vous aviez quelque capacité, ce serait excellent, mais dans la place où je vais vous envoyer…
— Vous avez une place pour moi, madame ?
— D’abord, ordonna-t-elle, habituez-vous à parler correctement. On dit : « Madame a une place pour moi ? »
— Madame a une place pour moi ?
— Oui peut-être. Ce serait une place de confiance, chez un brave homme, un vieux client, d’ailleurs M me la directrice va vous en parler. Venez.
Derrière la sous-directrice, tenant son chapeau à la main, feignant de marcher avec précaution, en homme qui n’ose point faire du bruit, mais en réalité étouffant un fou rire mal réprimé, tirant la langue par gaminerie, Jérôme Fandor arriva dans le bureau directorial.
C’était une pièce assez richement meublée. Un tapis couvrait le sol, les meubles de velours rouge et d’acajou étaient cossus, un feu de bois pétillait dans la cheminée, des gravures en couleurs étaient pendues au mur dans des cadres de bois doré, cependant qu’un agenda volumineux fixé à la muraille était raturé d’inscriptions au crayon bleu.
Jérôme Fandor, du premier coup d’œil, inspectait la pièce, dévisageait les deux personnes qui s’y trouvaient déjà.
L’une était une vieille femme, M me Thorin, directrice de l’agence de placement. Elle avait grand air, portait une chevelure blanche, frisée en longs bandeaux, un costume très simple que rehaussait un col d’une impeccable blancheur, comme en ont les nurses anglaises.
En face d’elle, carré sur un large fauteuil, d’où son ventre débordait, un gros homme à la figure rouge et poupine, l’air très bon enfant. Il avait une énorme main, velue aux ongles taillés courts, aux doigts chargés d’énormes chevalières en or massif et incrustées de diamants. Il paraissait jovial et de bonne humeur :
— Entrez, mon garçon, ordonna la directrice… Monsieur Labourette, voici le jeune homme dont je vous parlais, dont vous parlait madame. C’est un honnête garçon que nous connaissons depuis très longtemps. Je suis persuadée qu’il fera votre affaire. Il accepterait les gages que vous offrez, quarante francs, nourri, logé, couché et blanchi.
M. Labourette, cependant que Fandor songeait que M me Thorin avait un beau toupet d’affirmer qu’elle le connaissait depuis longtemps, examinait le journaliste avec des yeux clignotants de maquignon cherchant la tare d’un cheval de belle apparence.