La livrée du crime (Преступная ливрея) - Сувестр Пьер 14 стр.


Juve était déjà debout. La tranquille assurance de l’Américain qui ne se démentait pas une seconde n’était pas pour déplaire au caractère impétueux de Juve. Le contraste était piquant d’abord entre lui et cet homme et puis, Backefelder commençait à en imposer à Juve par son flegme.

— Allons, dit-il, allons faire un bon souper. M. Backefelder, je suis votre homme si vous voulez bien de moi. Mais qu’allez-vous faire des fonds demeurés en votre possession ? Il serait imprudent de les laisser seuls ici et, d’autre part…

— Bah, j’emporterai l’argent. Dans ma poche. Je ne pense pas que personne vienne l’y prendre.

À cela, il y avait si peu à répondre que Juve s’était contenté d’approuver d’un hochement de tête. Il lui fallut une heure à peine pour faire sa toilette. À onze heures, les deux hommes étaient prêts, et le cigare à la bouche, ils sautaient dans un fiacre, se faisaient conduire à une des « boîtes » pseudo artistiques des boulevards extérieurs. À minuit et demi, ils étaient tous deux en train de grimper l’étroit et tortueux escalier qui conduit de la rue Pigalle à la salle de ce restaurant de nuit qui a pour enseigne un Crocodile.

Juve en proposant à J. H. W. K. Backefelder d’aller souper au Crocodileavait tout bonnement donné l’adresse d’un restaurant qui ne lui était certes pas inconnu. Jadis, en compagnie de Fandor, en compagnie de Bobinette, …mais il s’agissait bien de ça.

Basse de plafond, affectant une forme irrégulière, tapissée de tentures rouges, meublée de banquettes rouges qui formaient un décor sombre faisant ressortir la blancheur des nappes, le scintillement de l’argenterie, le chatoiement des verreries des couverts, la salle du Crocodileétincelante de lumière était déjà pleine d’une foule de consommateurs attablés devant des boissons variées, scandant du cliquetis des fourchettes, du heurt des verres, le rythme d’une valse nègre.

Étrange spectacle, bien banal pour un Parisien, mais toujours amusant pour un étranger, que celui des cabarets de nuit montmartrois. Dans une pièce où trente personnes seraient mal à l’aise, quatre-vingts consommateurs et plus, parfois, s’entassent les uns sur les autres pour avoir la joie de s’envoyer dans la figure les bouffées des cigares invraisemblables qu’ils fument, pour hurler ensemble des chansons idiotes et contempler d’un œil excité les trémoussements épileptiques de quelques danseuses volontaires, femmes empanachées ou ballerines en tutu, se trémoussant au milieu des tables, dansant entre elles, dansant avec qui veut, dansant sans s’occuper de l’accompagnement, sans prêter attention à un chanteur comique qui hurle quelque romance à sa façon et s’interrompt parfois, pour sauter sur les genoux de quelque jeune Brésilien en goguette, ou mieux, de quelque vieux monsieur, et cela pour solliciter une cigarette, un verre, autre chose aussi parfois.

On respirait mal au Crocodile. Les âcres relents du tabac se mêlaient aux senteurs de la poudre de riz, de l’eau de Portugal et du patchoulis. Il faisait chaud. La poussière montait des tapis. L’orchestre n’arrêtait pas, coups de poing sur le tympan. Les laquais en bas de soie, semblables à des suisses d’églises, au col brodé d’un crocodile d’or, tentaient vainement d’asseoir ou de renvoyer la foule des fêtards.

Backefelder, au premier coup d’œil, avait tressailli.

— Oh, oh, murmura l’Américain, l’endroit il était gai tout à fait et certainement cela était unique et parisien beaucoup.

Mais, déjà, le gérant s’empressait :

— Ces messieurs viennent pour consommer ou pour souper ?

— Pour souper.

En dépit de l’orchestre, des danses, d’une romance qu’une négresse roucoulait avec conviction, le gérant hurlait d’une voix de stentor :

— Une table deux couverts pour un souper. Voyez cela, Émile, à vous.

Juve et Backefelder n’eurent qu’à suivre un maître d’hôtel digne, froid, indifférent au vacarme, un maître d’hôtel qui prenait les femmes par les épaules et les écartait en homme investi de hautes fonctions, pour gagner rapidement une petite table située le long de la banquette et où, à tout hasard, était déjà déposé un grand seau d’eau rempli de glace où se frappaient deux bouteilles de champagne haut colletées d’or. Ni Juve, qui n’y entendait pas grand chose, ni M. Backefelder, qui y entendait encore moins, n’eurent à décider. Le maître d’hôtel leur dit leur menu :

— Aspic au foie gras ? Oui. Buisson d’écrevisses ? Très bien. Des assiettes à l’anglaise ? Non. Un perdreau aux choux ? Une glace ? Non pas ? Bien. Desserts assortis. Fruits ? du champagne, naturellement, monopole brut, je pense. Entendu, messieurs, je vous fais servir tout de suite.

— Allo, répéta l’Américain, tout cela est bien parisien, en vérité, oh, extrêmement parisien, je pense. Le domestique sait avant moi ce que je veux manger.

Juve pensait déjà à la migraine du lendemain et aux conséquences désastreuses que le champagne ne manquerait pas d’avoir sur ses vieux rhumatismes.

Ni Juve ni Backefelder, d’ailleurs, n’eurent le temps de commencer à causer. À peine dépliaient-ils leur serviette que la troupe empanachée s’abattit sur eux. Elles étaient là une trentaine, trop brunes, trop blondes, trop gaies, trop souriantes, à échanger des œillades avec tous les consommateurs, courir de l’un à l’autre, boire dans un verre, pignocher dans une coupe, commencer un refrain, l’interrompre pour valser de force avec un tzigane, se perdre dans un tourbillon, revenir une houppette à la main et conclure par le traditionnel :

— Dis, mon loup, qu’est-ce que tu offres ?

Or, Juve et Backefelder étaient rasés. Personnages excentriques, américains, ils allaient être aussitôt l’objet de l’attention de toutes les femmes, car pour les clients habituels du Crocodile, américain signifie toujours rastaquouère, homme riche, client sérieux.

— Un peu de cet aspic ? proposa Backefelder.

— Très volontiers, répondait Juve.

— Et moi ? Et moi ?

Avec une souplesse de jeune chatte, une femme, en grande toilette de soirée, venait tomber à genoux devant la table des deux consommateurs. Elle tendait les mains, tirait une langue mignonne, répétait :

— Qu’est-ce qu’on me donne, à moi ?

Backefelder en était interloqué. Juve, plus habitué aux mœurs des restaurants de Montmartre, ne sourcilla pas :

— Hum, qu’est-ce que tu veux, mon bébé ?

Le bébé savait ce que parler voulait dire, et, dans le ton de Juve, avait compris une réponse qui n’était point exprimée. La femme se releva :

— Ah puis zut, je n’ai besoin de rien. À tout à l’heure, quand tu voudras.

Elle était déjà perdue dans une sarabande folle que les habituées dansaient autour de l’orchestre, perdue dans une folle valse de tziganes. Backefelder, qui, de plus en plus interloqué, mangeait posément, promenant ses regards autour de lui et se souciant peu des sourires ironiques, enjôleurs, dédaigneux ou suppliants, que les danseuses lui décochaient au passage.

— C’est curieux, n’est-ce pas ?

Mais l’Américain en tenait pour son idée :

— C’était parisien, très parisien, oh ! infiniment parisien.

Juve n’avait pas grand faim. Venu là pour souper, il soupait évidemment mais plutôt par devoir que par plaisir. D’ailleurs, le bruit, la musique, l’éclairage, peut-être aussi le champagne frappé qu’il buvait à larges rasades, commençaient à tourner la tête du bon Juve. Il était homme après tout, ce policier, et, dans son existence de vrai anachorète, une nuit semblable à celle-ci n’était pas sans comporter quelque griserie.

Soudain, Juve posa la main sur le bras de son voisin :

— Regardez donc ce gros homme.

Backefelder tournait la tête :

En face de Juve et de lui, assis sur une petite table qui disparaissait sous des plats chargés d’huîtres, un gros homme, rouge, jovial, déjà fortement éméché, se frottait le ventre avec satisfaction hurlant à chaque bouchée qu’il prenait :

— Ah sapristi, ça fait du bien par où que ça passe.

Et comme il semblait très gai, des femmes se précipitèrent en riant vers sa table, en se bousculant, volant une huître, chipant une tranche de citron, se versant un verre de vin :

— Dis donc, mon loup, si t’aime pas les huîtres, tu te feras monter de la bière.

Le gros homme rit largement, ouvrant une bouche énorme où manquaient de nombreuses dents :

— Hé, toi, la petite, disait-il, agrippant de sa main velue une frêle blondinette qui fouillait dans une boîte de cigarettes placées devant lui, sais-tu que si j’aime les huîtres, tu n’as pas l’air de détester le tabac. Comment qu’on te nomme ?

La petite blonde fit une révérence, puis, sans façon, écartant la table, vint s’asseoir à côté du gros homme :

— Comment je me nomme ? Comme toi pour cette nuit, petit père. Tu me bottes, tu sais. Tu es tout plein gentil. Tu veux de moi pour femme, dis ? Comment que tu t’appelles ?

Le gros homme titubant se leva, commanda du champagne, puis, affectant une dignité comique, déclara :

— Ah, tu es ma femme, eh bien, ma jolie légitime, écoute voir un peu qui je suis, c’est pas du fumier de moineau, je suis Célestin Labourette, marchand de cochons, et cochon moi-même dans mes bons jours.

Des rires fusaient. Juve ouvrait la bouche quand deux petites femmes ensemble lui demandèrent :

— Tu n’as pas une cigarette pour nous, dis, monsieur ?

On ne refuse pas une cigarette aux clientes du Crocodile. Juve mit la main à la poche, cherchant son étui, soudain, il tressaillit :

— Ah, par exemple.

— Ah, c’est rien farce.

La femme qui venait de l’aborder attira une compagne qui passait dans l’allée, s’éventant dédaigneusement avec une carte de vin de champagne :

— Viens voir, Adèle, sais-tu qui c’est ce monsieur-là ?

Mais elle n’acheva pas. Adèle avait sursauté à son tour :

— Non, mais c’est vous, monsieur Juve ?

— Tu le connais ?

— Si je le connais.

— C’est ton amant ?

— Ah bien, zut alors, pour sûr que non. N’est-ce pas, m’sieu Juve ?

Juve n’en revenait pas. La femme qui l’avait abordé en premier lieu, c’était Chonchon, la petite danseuse à qui il avait été présenté à l’ Alcazardu Mans par Jérôme Fandor alors qu’ils débrouillaient la mystérieuse affaire du marquis de Tergall. Quant à la copine que Chonchon venait d’appeler, c’était tout bonnement Adèle, l’ancienne femme de chambre de Rita d’Anrémont.

— Eh bien vrai, m’sieu Juve, continuait Adèle, je ne pensais pas vous trouver ici. Et alors qu’est-ce que vous offrez ?

Juve fit apporter des verres, on allait trinquer. Mais il était impossible d’être dix minutes tranquille. Chonchon et sa compagne n’avaient pas goûté le vin moussant dans les verres qu’un nègre gigantesque vint empoigner les deux femmes par les épaules :

— Moi voulait danser, bamboula, allez, viné viné.

Il appartenait à l’établissement. Il était chargé de créer du mouvement, de l’agitation, de la gaîté, les femmes étaient un peu sous ses ordres :

— Attendez-moi, dit Adèle, je reviens.

Backefelder, lui, se tournait vers Juve, un rien de méfiance dans les yeux :

— Allo, faisait l’Anglais flegmatique, vous connaissez ces femmes ici, monsieur Juve ?

Juve allait expliquer comment il connaissait en effet Chonchon et Adèle mais Backefelder un peu gris, lui aussi, peut-être, n’y pensait déjà plus et s’était joint au chœur des clients en train de chanter une rengaine américaine.

Juve, deux minutes plus tard, eut une étrange attitude : Il avait mis ses deux coudes sur la table, il se tenait la tête entre les mains, il fixait de toute la puissance de son regard, en dépit des couples tournoyants qui passaient devant lui, l’extrémité de la salle opposée à sa table :

— Mon Dieu, avait murmuré Juve, est-ce que je ne me trompe pas ? c’est lui, pourquoi leur parle-t-il ?

Mais Juve avait bu beaucoup de champagne.

***

Au sous-sol de la salle du cabaret proprement dit, sur un palier coupant en deux le petit escalier qui conduisait à la rue, derrière le vestiaire. Là, venaient d’arriver le maître d’hôtel, Chonchon et Adèle.

— Dis voir, qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce qui te prend ? criait Adèle, pourquoi que tu veux qu’on s’en aille ?

Le maître d’hôtel qui tournait le dos à son interlocutrice et tapait du bout de ses doigts un pas redoublé sur les carreaux de la fenêtre, répondit agacé :

— Ça ne te regarde pas Adèle, je te dis de partir avec Chonchon et voilà tout. Ça me regarde, moi, et je n’ai pas d’explication à te donner.

Mais Chonchon, elle aussi protestait :

— C’est qu’on a des copains. Justement on a retrouvé un chic bonhomme qui s’appelle Juve. Et puis tu le connais, parbleu.

Le maître d’hôtel se retourna. Brusquement son visage apparut dans l’éclairage violent des ampoules électriques sans qu’il fut possible de s’y tromper : le maître d’hôtel, rasé, correct, moulé dans un habit d’excellente coupe était l’apache Bébé.

— Si je le connais Juve ? fit Bébé, ah malheur, je ne le connais que trop ce curieux-là, et faut tout de même que vous soyez gourdes toutes les deux, Chonchon et Adèle pour ne pas deviner, du moment que vous l’avez reconnu pourquoi j’vous dis de gicler.

Mais quelqu’un venait.

— Qui va là ? cria Bébé.

— Vous dérangez pas, c’est moi.

Traversant le vestiaire, une mince jeune fille passait, portant une corbeille remplie de petits bouquets de fleurs.

— La Guêpe, dit Chonchon, pas besoin de se gêner.

Et, revenant à sa préoccupation de la minute, Chonchon revint à la charge :

— Alors, dis Bébé, c’est parce que Juve est là que tu veux qu’on s’cavale. Il viendrait pas pour toi des fois ?

— C’est possible qu’il vienne pour moi, encore que ça ne soit pas certain. Mais ce que je sais bien, mes petites chattes c’est que si jamais il veut m’embarquer, si seulement il fait mine de me reconnaître il y aura du vilain ici.

Et Bébé, sans en dire plus long tâta la poche de son pantalon, où Ton devinait, grand ouvert, un de ces longs couteaux à cran d’arrêt, qu’affectionnent les spécialistes.

***

Si le Crocodileest l’établissement « chic » par excellence ou du moins l’établissement joyeux de la place Pigalle, il n’est pas à beaucoup près le seul cabaret de nuit installé en pareil lieu et faisant de minuit à six heures du matin d’excellentes affaires. Tout autour du rond-point, les façades flambent, les affiches lumineuses s’allument et s’éteignent, un va et vient de voitures demeure bruyant et joyeux. Pas de repos à Montmartre.

Quand Célestin Labourette était descendu de son tilbury préhistorique, haut perché sur deux roues immenses, à la porte du Crocodile, il n’avait pas manqué, jetant ses rênes à son cocher Fandor, d’expliquer le plus bonassement du monde :

— Et puis, tiens, Jérôme, ce n’est pas la peine que tu poireautes en t’embêtant dans la rue pendant que je vais faire la fête là-haut. Voilà cent sous pour toi, va-t-en m’attendre au Lézarden face, bois à ma santé, je te rejoindrai quand j’aurai fait mon plein.

Fandor, depuis qu’il était en place, s’amusait follement. En Célestin Labourette, il avait trouvé un patron charmant, brave homme, amusant au possible. À la vérité, peut-être Jérôme Fandor bougonnait-il par moments en lui-même lorsqu’il était astreint à des besognes serviles auxquelles il n’était pas habitué, mais certainement aussi il savait profiter des côtés piquants de sa situation et rire de son métier de serviteur bon à tout bon à rien.

Célestin Labourette n’était pas exigeant. Pourvu que les chevaux fussent bien soignés, les chiens promenés, pourvu qu’un coup de balai rappropriât de temps à autre son intérieur, il se déclarait satisfait.

Et Fandor en était à regretter presque de quitter un jour ce patron bienveillant.

Célestin Labourette venait d’entrer au Crocodile. Fandor amusé des cent sous qu’il venait de recevoir à la minute, se conformant aux instructions reçues, allait ranger sa voiture le long du trottoir opposé au Crocodile, près du cabaret du Lézard, une chope mal famée où délibérément, il alla s’installer, commandant un demi de brune, une salade de cervelas, une omelette nature et un de ces gâteaux que Montmartre est seul à fabriquer et qui s’appelle on ne sait pourquoi un « Puits d’amour ».

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