La livrée du crime (Преступная ливрея) - Сувестр Пьер 3 стр.


— Vous le croyez donc perdu ?

— Hum, oui et non, je crois qu’il gardera la vie, mais je crois aussi qu’il restera aveugle. Les deux yeux sont atteints.

— Bon, fit Juve, alors il s’agit bien d’un drame au vitriol. Et tout en parlant, Juve examinait la pièce, notait qu’une somptueuse armoire à glace avait été fracturée : ce qui me chiffonne, voyez-vous, c’est qu’en réalité un drame du vitriol, cela ne suppose guère un vol. Enfin le blessé comprend-il ce qu’on lui dit ?

— Difficilement, répondait le praticien. Il n’a pas perdu connaissance, mais enfin…

Déjà, Juve était auprès du lit, penché sur la malheureuse victime :

— Monsieur Marquet-Monnier, commençait Juve, vous m’entendez ? Je suis inspecteur de police. Dites-moi, que vous est-il arrivé ?

Un gémissement épouvantable s’échappa des lèvres de Sébastien :

— Je ne sais pas. J’ai été attaqué. Je n’ai rien vu. Rita ? où est Rita ?

— C’est votre amie que vous demandez ?

— Ma maîtresse oui, je veux Rita. Dites à Rita de venir.

— Cet homme est dans un état très grave, murmura le médecin à l’oreille de Juve, il est absolument impossible que vous le fassiez parler maintenant. Laissez-moi deux heures pour lui administrer des calmants, faire les pansements. À l’heure qu’il est, votre intervention pourrait lui être fatale.

Des lèvres du blessé la même plainte montait toujours :

— Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, je rentrais dans ma chambre, je n’avais pas encore allumé l’électricité, on s’est jeté sur moi. Rita ? où est Rita ? je la veux, elle me soignera.

— Ne vous inquiétez pas, murmura Juve, M me Rita d’Anrémont va venir, vous la verrez dans quelques instants.

Il s’écarta du lit, tira le médecin par la manche, gagna l’escalier du petit hôtel :

— Docteur, demandait le policier, vous êtes le médecin habituel de cette maison ?

— Je suis depuis longtemps le médecin de M me d’Anrémont, mais il y a un an tout au plus qu’elle connaît M. Marquet-Monnier. Je ne l’ai vu, lui, qu’une seule fois.

— Docteur, lui ne m’intéresse pas. C’est cette M me d’Anrémont qui m’intrigue. Quel âge peut-elle avoir ?

— Elle avoue trente-cinq ans.

— Elle doit avoir dépassé la quarantaine ?

— Je ne crois pas, trente-sept, trente-huit.

— Oui, une femme mûre avec pour amant un petit jeune homme. Hum, je n’aime pas beaucoup ça. (Juve pensait tout haut).

— Ah çà, commença l’homme de l’art, qu’imaginez-vous donc ? Je connais M me d’Anrémont depuis déjà pas mal de temps. Je peux me porter garant de sa parfaite honorabilité. Quand elle connaîtra le malheur survenu à son amant…

— M me d’Anrémont est parfaitement estimable, mais enfin où est-elle ? Car enfin, tout ça est extravagant. Nous sommes en présence d’un malheureux terriblement blessé, au domicile de sa maîtresse et seul dans ce domicile. M me d’Anrémont, j’imagine, devait passer toutes ses nuits chez elle en compagnie de son amant : M. Marquet-Monnier. Ce nom est connu, il doit être apparenté au banquier du même nom.

— C’est son frère.

— Par conséquent il devait, certainement entretenir richement cette M me d’Anrémont et si celle-ci le trompait, elle ne le devait faire qu’en cachette, sans découcher.

— Ah çà, où voulez-vous donc en venir ?

— Mais à quelque chose de bien simple, que diable. C’est que M me d’Anrémont devrait être là. Il est inexplicable qu’elle n’y soit pas ou du moins que son absence ne puisse être expliquée que d’une seule manière…

— Laquelle ?

— Ne serait-elle pas en fuite ? Voyons, ne trouvez-vous pas cela assez naturel, assez limpide, M me d’Anrémont, femme déjà sur le retour, maîtresse d’un jeune homme, ayant besoin d’argent, se venge sur lui, d’un abandon prochain peut-être, en le vitriolant, puis disparaît après avoir cambriolé les objets de valeur ?

— Monsieur l’inspecteur vous parlez de choses épouvantables avec un sang-froid qui me révolte et d’abord, pourquoi M me Rita d’Anrémont aurait-elle cambriolé chez elle ? car cet hôtel lui appartient.

— Son amant avait peut-être les clés de certains meubles où il enfermait les objets précieux qui lui étaient propres.

— C’est inconcevable.

C’était au tour de Juve de ne rien répondre. Évidemment, il était difficile de supposer que Rita d’Anrémont fût réellement l’auteur de la tentative d’assassinat dont venait d’être victime son amant. Mais où était-elle ?

Juve quitta le praticien qui retournait dans la chambre du blessé alors que lui-même se hâtait vers le bas de l’hôtel. Assis sur les marches, se trouvait M. Casimir, le concierge :

— Eh bien, interrogea le brave homme, comment va-t-il ?

— Mal, répondit Juve, je ne sais pas si on le sauvera.

Puis, comme si, tout à coup il eût été illuminé par une pensée bien simple qui lui venait brusquement à l’esprit, il interrogea :

— Mais où donc sont les domestiques ? Je suppose tout de même qu’il doit y avoir, dans un hôtel comme celui-ci, cuisinière et femme de chambre ?

— Il n’y a en ce moment qu’une femme de chambre. M me d’Anrémont vient de rentrer de voyage, elle n’a encore engagé qu’une bonne.

— Et où est-elle, cette bonne ?

— C’est vrai, elle n’est pas là la bonne. Je ne l’ai même pas vue depuis ce matin, hier soir elle est venue un peu bavarder dans ma loge, me causer de ses nouveaux maîtres et puis, elle est rentrée après avoir été voir un des agents de son bureau de placement. Ce matin, Je ne l’ai pas vue.

Juve grommela quelque chose, une phrase que M. Casimir n’entendit pas :

— Voilà une maison où habitent trois personnes, un jeune homme, sa maîtresse, une jeune bonne. Le jeune homme est victime d’une abominable agression, l’appartement est cambriolé et personne n’est là, sauf la victime. La maîtresse et la bonne sont en fuite. Oui, ça m’a bien l’air de ça. C’est bizarre : est-ce que Rita d’Anrémont devrait bientôt faire connaissance avec les cellules du Dépôt ?

En grommelant, Juve arpentait le vestibule du petit hôtel sans même tenir compte de la figure stupéfaite de M. Casimir :

— C’est bizarre, continuait le policier, c’est bizarre, mais ce n’est peut-être pas incompréhensible, ce crime-là. Le vitriol c’est une arme de femme et il y a deux femmes. Laquelle est la complice de l’autre ?

Juve suspendit sa promenade, se retourna.

M. Casimir venait de pousser une exclamation. La porte du vestibule s’était soudain ouverte.

3 – « AUX ENFANTS DU LIORAN »

Cependant, une vive animation régnait au sommet des Buttes-Chaumont, à proximité de Belleville, dans cette partie de Paris diamétralement opposée par la situation, l’aspect, le caractère des habitants, au quartier de l’Étoile. Ce même matin, un mouvement populaire agitait la rue de la Mouzaïa.

Il était huit heures et demie, les enfants du quartier se rendaient en courant à l’école voisine, les ménagères faisaient le marché.

Les boutiques des marchands de vins et des cafés-bars qui pullulent dans ce quartier, n’étaient pas désertes, bien que la plupart des hommes fussent partis au travail. Il en restait toujours qui chômaient, et que le programme d’une journée de repos poussait tout naturellement au cabaret.

Le bar qui donnait sur la rue de la Liberté était particulièrement achalandé. Il avait une apparence mystérieuse. De petits rideaux défraîchis en dissimulaient aux passants la clientèle. C’était une salle basse, enfumée, étroite, elle-même divisée en deux parties par une étroite cloison en carreaux de plâtre, recouverts d’un papier jadis rose tendre.

À droite de cette cloison, percée d’une sorte de judas, se trouvait le comptoir de zinc et quelques tables étroites. De l’autre côté de la cloison, le magasin de bois, charbon, margotins.

Bon prétexte pour le client qui venait chercher un seau de boulets et se retrouvait au milieu d’une partie de « coinchée », devant l’apéritif. Le patron, un gros Auvergnat apoplectique, c’était le père Joseph, et il avait mis comme enseigne à sa boutique : «  Aux Enfants du Lioran », ce qui lui donnait deux sortes de clients : les originaires du Centre, et ceux des autres départements.

Ce matin-là, on refusait du monde. Dès huit heures, en effet, une bande ayant envahi le petit café s’était mise à chopiner bruyamment. Mais le père Joseph n’y voyait aucun mal, puisqu’on lui payait d’avance le vin rouge.

Dans ce groupe patibulaire, se détachaient deux silhouettes d’hommes qui attiraient et retenaient l’attention. L’un était grand, maigre, sec. Il avait une tête osseuse, un crâne dénudé, cependant que de ses épaules tombantes, pendaient deux bras démesurément longs que terminaient des mains immenses. Il était vêtu, cet homme, d’un complet de velours, il portait au lieu de col un foulard rouge.

Son compagnon était, au contraire, un petit individu grassouillet, frétillant comme une carpe, au ventre rebondi sous la cotte bleue de mécanicien. Dans son visage jovial et narquois s’ouvraient deux yeux : l’un tout petit, l’autre démesurément grand.

Les deux n’arrêtait pas :

— Cette vieille crapule de Bec-de-Gaz.

— Cette grosse fripouille d’Œil-de-Bœuf.

— À la tienne ma vieille branche.

— À la tienne mon salaud.

Puis, le grand individu sec et osseux interpellait le patron :

— Écoute voir, père Joseph, amène encore une chopine, il nous faut du rouge et du bon.

Puis se tournant vers son compagnon :

— C’est moi qui paye, Œil-de-Bœuf, il faut tout de même que j’en ai du plaisir à te retrouver, pour régaler comme ça, la compagnie.

— T’occupe pas, Bec-de-Gaz, après la tienne, ce sera la mienne, de tournée.

Les deux apaches, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, s’étaient rencontrés quelques instants auparavant, au coin de la rue de la Liberté.

Ils avaient été si surpris de se voir, ils s’attendaient si peu à se trouver l’un en face de l’autre, qu’ils avaient failli d’abord ne point se reconnaître. Et puis, il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient retrouvés, qu’instinctivement ils avaient redouté un rapprochement, mais, le souvenir de leur vieille amitié avait triomphé des appréhensions et les deux gaillards après une hésitation, très momentanée, étaient tombés dans les bras l’un de l’autre.

Naturellement, c’était chez le marchand de vin qu’on avait été célébrer cette heureuse rencontre. Et comme pour aller de l’endroit où ils se trouvaient jusqu’au cabaret du père Joseph, il fallait parcourir cent mètres, on avait rencontré une demi-douzaine de copains qui, flairant quelques bouteilles à boire, s’étaient bien gardés de manquer cette aubaine.

— C’est égal, j’ai plus de veine que toi. Après avoir échappé à la guillotine, ce qui n’arrivé pas à tout le monde, je suis maintenant en liberté provisoire et pour peu que je ne me fasse pas poisser pendant cinq ans, j’en aurais fini avec la surveillance des « curieux », tandis que toi, mon pauvre Bec-de-Gaz, t’es toujours sous le coup d’une rafle de la préfectance. Enfin te bile pas, on sera là pour te protéger, les copains et moi-même, on est pas des vaches, on n’ira pas causer.

— De quoi ? fit Bec-de-Gaz, ma parole Œil-de-Bœuf, on dirait que t’as été mis sur la terre pour me servir de garde-chiourme, c’est-y par hasard que tu te crois si fort maintenant, que Bec-de-Gaz a besoin de ta protection ?

— Dame, fit Œil-de-Bœuf, on sait ce qu’on sait. C’est-y pas vrai, Bec-de-Gaz, que tu t’as débiné de l’île de Ré après ta condamnation aux travaux forcés ? Les forçats évadés, ça se recherche, et ça se retrouve. T’es obligé de te cacher, tandis que moi qui bénéficie de la liberté provisoire, j’peux aller faire mon persil sans être empoisonné par les mouches de la Tour Pointue.

Bec-de-Gaz allait répondre, lorsque la porte du bar s’entrouvrit lentement, livrant passage à une gracieuse apparition.

C’était une femme toute jeune, à l’opulente chevelure brune, à la taille d’une finesse extraordinaire, qui faisait ainsi irruption dans le cabaret. Elle était vêtue simplement, d’un corsage et d’une jupe noire, cependant que, à sa ceinture, se nouait un petit tablier de calicot rouge. Au bras elle portait un vaste panier rempli de fleurs.

— Vous en faut-il ? interrogea-t-elle, en esquissant un joli sourire qui découvrait sous ses lèvres bien dessinées une rangée de dents éblouissantes.

Déjà, les hommes attablés, haussaient les épaules, et s’apprêtaient à refuser en corsant leur refus de quelque grossière plaisanterie, mais Bec-de-Gaz de même qu’Œil-de-Bœuf intervinrent ensemble :

— Des fleurs, s’écrièrent-ils, c’est pas ça qu’il nous faut.

Puis, Œil-de-Bœuf ajoutait :

— Mais, si tu veux prendre un verre avec nous, La Guêpe, c’est de bon cœur qu’on te le paie ?

Bec-de-Gaz, d’un coup violent de sa robuste main, expulsa d’un escabeau l’un des buveurs.

Puis, il désigna la place libre à la jeune femme qu’on venait d’interpeller.

Celle-ci secoua la tête en riant :

— Y a rien à faire les copains, vous ne m’aurez pas, ce n’est pas l’heure que je me grise.

— C’est-y celle où tu vas voir ton amoureux ?

— Mon amoureux ? s’écria-t-elle, vous ne le connaissez pas encore, moi non plus. Seulement, il est tout près de neuf heures et j’ai la marmaille à soigner.

Elle avait déjà disparu.

— C’est-y donc, interrogea Bec-de-Gaz, que La Guêpe a fait des mômes, depuis que je ne l’ai vue ?

Œil-de-Bœuf, gravement, répliqua :

— La Guêpe est aussi pure que la Vierge Marie, et c’est ce qu’il y a de plus rigolo dans l’affaire. Car les mômes dont elle parle, ce sont ceux de Marie Bernard, la légitime du terrassier qui habite dans la maison du coin. Faut croire qu’elle est piquée pour ces gars-là, car elle est toujours fourrée chez eux, en train de faire un tas de giries.

— Œil-de-Bœuf, observa Bec-de-Gaz, on dirait que ça te dérange ?

— Et toi-même ? répondit Œil-de-Bœuf, on dirait que te voilà embêté ? C’est-y donc que tu en pincerais pour La Guêpe ? C’est à croire, ma parole, que tu en as envie.

— Pourquoi pas ?

— Vraiment ?

Les deux hommes se mesurèrent du regard et la haine flamba dans le rictus de leurs lèvres, mais, machinalement, comme le père Joseph venait d’apporter une nouvelle chopine, ils remplirent leur verre.

— À la tienne, Bec-de-Gaz.

— À la tienne, Œil-de-Bœuf.

Puis, tous deux ensemble, inspirés par une même pensée, levaient leurs verres. Ils gueulèrent :

— À la santé de la Guêpe.

— À la santé de La Guêpe, répéta Bec-de-Gaz, c’est-y donc que nous en sommes tous les deux amoureux ?

— J’en ai bien peur, fit Œil-de-Bœuf, qui hocha la tête.

Les deux hommes se regardaient désormais avec cette tendresse émue qu’inspirent aux cœurs sensibles les vapeurs de l’ivresse naissante.

— Bec-de-Gaz, s’écria Œil-de-Bœuf, en tendant sa main large à son compagnon, c’est pas parce qu’on est deux coqs emballés sur la même poule, qu’on n’est plus des frères.

Bec-de-Gaz répliqua d’une voix tremblante d’émotion :

— Œil-de-Bœuf, tu parles comme dans les livres, et t’as raison.

Bec-de-Gaz serra la main d’Œil-de-Bœuf :

— À la vie, à la mort.

Cependant que l’entourage des deux apaches applaudissait à cette déclaration de principe, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, trinquèrent encore une fois.

Certes, ils étaient tous les deux épris de la même femme, mais ce n’était pas là une raison pour briser les liens de l’inaltérable amitié qui les unissait depuis tant d’années. L’essentiel c’était que l’on allait boire encore, que la vie était belle, que la journée s’annonçait bien.

— Viens prendre un verre, cria d’une voix tonitruante Œil-de-Bœuf, à un homme qui entrait au cabaret.

On se retourna pour regarder celui qu’interpellait l’ami de Bec-de-Gaz. C’était un ouvrier, à la tenue de terrassier, aisément reconnaissable. Il portait assujetti par une corde à son épaule, un lourd sac de toile duquel sortaient des outils saturés de terre glaise.

Il s’appuyait sur une pioche comme un bourgeois le ferait d’une canne, et autour de la taille, son pantalon de toile bleue était maintenu par une large ceinture de cuir jaune.

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