— Bernard, répéta Œil-de-Bœuf, viens-t’en trinquer avec nous.
L’homme, dont le visage était couvert d’une barbe épaisse et noire, fixa quelques instants le groupe d’un œil sombre. Il parut d’abord accéder à l’offre qui lui était faite, puis, brusquement, il tourna les talons, et ses gros souliers ferrés résonnèrent sur les dalles du cabaret.
— Merci. Non, je ne bois pas, je ne bois pas. Fini pour moi de prendre des petits verres.
Il sortit du cabaret, sans que l’on pût savoir pourquoi il y était entré. Œil-de-Bœuf, au surplus, ne se formalisait pas de ce nouveau refus. Il était tout oreilles pour entendre le récit que lui faisait Bec-de-Gaz de ses aventures extraordinaires.
Bec-de-Gaz, d’ailleurs, raillait son ami :
— C’est vrai, disait-il, que t’es libre, Œil-de-Bœuf, et tu l’as dis toi-même, ta liberté n’est que provisoire. Si les flics en ont envie, ils peuvent te boucler pour la moindre chose, et te voilà refait pour quatre ou cinq ans, tandis que moi je suis net et pur comme l’œil, libre comme l’air.
— Toi ? un forçat évadé.
— Un forçat évadé, nib de forçat mon vieux, nib d’évasion, la classe et la bonne. Comprends donc, Œil-de-Bœuf, que si je suis ici en plein milieu de Belleville et sans avoir les foies, c’est rapport à ce que j’ai été gracié.
— Gracié ? s’écria Œil-de-Bœuf.
— C’est toute une histoire, commença Bec-de-Gaz. Il y avait une fois, dans un petit patelin qu’on appelle Saint-Calais, un juge d’instruction qui, ayant eu à sa disposition le pauvre Bec-de-Gaz, ne trouva rien de mieux que de le faire mettre d’autorité sur une liste de condamnés qu’on devait amnistier. La grâce est intervenue et le Bec-de-Gaz en a profité. Il faut te dire cependant que si l’affaire a aussi bien réussi, c’est uniquement parce que le juge en question n’était autre que tu sais qui en personne.
Œil-de-Bœuf, abasourdi, allait demander des explications, mais son attention fut distraite par une rixe qui commençait à une table voisine et avait pour héros un homme à la silhouette redoutable, à l’énorme carrure, que tout le monde connaissait pour être le redoutable Bedeau.
Le Bedeau, attablé dans un coin depuis de longs instants avec une femme, une pierreuse au regard perçant, à la chevelure hirsute, à la mâchoire volontaire, avait peu à peu haussé le ton.
— Et puis non, jurait le Bedeau, en donnant un énorme coup de poing sur la table, cependant qu’il apostrophait sa compagne, et puis non, je ne marcherai pas avec toi, Fleur-de-Rogue, ça n’est pas que tu me déplaises, mais c’est des affaires qui ne me conviennent pas.
— Dis donc plutôt que t’as les foies.
Le Bedeau, lentement, avec un air soumis, reconnut :
— Eh ben, c’est vrai, Fleur-de-Rogue, j’ai peur de toi. Les hommes vivants ne m’ont jamais foutu les flubes, ça je peux le dire, mais les morts ça me fout le taf, et les morts ça te connaît.
— Que veux-tu dire ? Explique-toi.
— Il y a, fit-il, que je t’ai connu deux hommes, Fleur-de-Rogue, c’étaient des gaillards, des costauds, des types dans mon genre. Eh bien, le premier, Jean-Marie, tu sais bien l’aide du bourreau, il est mort de son métier, mort sur la Veuve, et d’une façon horrible. Quant à l’autre, c’était mon copain, mon poteau, Ribonard le galérien, et il est mort aussi, écrasé, broyé par le battant d’une cloche. Tu portes la guigne, Fleur-de-Rogue, tu es comme le choléra. Lorsqu’on se met avec toi, on en crève.
La pierreuse, profondément émue elle aussi, aux souvenirs qu’évoquait le Bedeau, frémissait de tout son être. Sa poitrine se soulevait, sous une respiration haletante, ses flancs tremblaient, sa lèvre tremblait. Ses paupières battirent, elle était superbe.
Soudain, le Bedeau n’y tenant plus, poussa un râle :
— Et puis, je m’en fous hurla-t-il, viens dans mes bras, Fleur-de-Rogue, je t’aime, je te veux.
Une clameur éclata aussitôt dans le bouge, clameur d’enthousiasme et d’admiration. Seul, le père Joseph, inquiet de ce tapage, sollicitait le silence.
— Taisez-vous, sacré bon Dieu, jurait-il, vous faites un boucan de tous les diables, le poste est à trois cents mètres d’ici. Aussi vrai que je m’appelle Joseph, les flics vont rappliquer.
Les consommateurs firent silence. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’étaient levés, avaient changé de place et s’entretenaient mystérieusement autour d’une table dissimulée derrière le comptoir.
À côté d’eux, se trouvait un apache de Belleville, que les renseignements de police, depuis plus de dix ans, signalaient comme dangereux, mais que nul jusqu’alors n’avait pu prendre sur le fait, car on n’avait rien de précis à lui reprocher. C’était un homme de trente ans environ, à la face jaune et pâle, aux yeux percés en vrille, au front dénudé. Il avait des mines doucereuses, des gestes onctueux, la parole facile et la voix sympathique. On eût dit à le voir un petit employé de commerce, docile et sérieux, ou encore, petit bourgeois pacifique. Et cependant son nom évoquait des idées inquiétantes, déterminait des craintes, on l’appelait, et d’ailleurs c’était lui-même qui s’était ainsi baptisé : « Mort-Subite ». À côté de Mort-Subite se trouvait un homme au visage énergique, au regard autoritaire, à la silhouette robuste, et cet homme s’entretint longuement avec ses compagnons. Jetant sans cesse des coups d’œil de côté, comme s’il eût redouté une intervention intempestive, il tenait ses compagnons sous le charme de sa parole :
— Comprenez bien, mes amis, que, prisonnier de vous, immobilisé dans vos mains, laissé à votre merci, je ne pourrai plus rien. Tandis que libre d’agir, il me sera facile de reconstituer la bande des Ténébreux, de me remettre à sa tête et de vous faire bénéficier de toutes nos opérations.
Mort-Subite l’interrompait d’un geste :
— C’est très joli patron, tout ce que tu nous racontes là, mais faudrait tout de même pas nous prendre pour des poires. Voilà longtemps que tu nous emmènes dans un bateau de ce genre et que tu n’as jamais arrosé. Ah les promesses ne coûtent pas cher.
— Tu n’es pas juste avec moi, Mort-Subite, la vie n’est pas toujours facile et j’ai fait ce que j’ai pu, demande plutôt à Bec-de-Gaz.
— Ça, reconnut l’apache, j’pourrais pas dire le contraire.
Puis il ajouta dans un chuchotement, comme s’il avait su que le nom qu’il allait prononcer ne devait l’être qu’à voix basse :
— Fantômas a été bon pour nous, non seulement il m’a fait libre mais encore il m’a arrosé, ainsi que la mère Toulouche, avec assez de pèze pour nous débiner du patelin comme des bourgeois de la haute et nous ramener à Pantruche dans les wagons du chemin de fer.
Comment l’Invisible s’était-il abaissé jusqu’à venir discuter ses propres exploits avec des apaches, des sous-ordres, des soldats de la bande dont il était le chef ?
Comment croire qu’il ne savait ce qu’il était en train de faire ? Longtemps, l’Empereur du Crime prêcha ses partisans de naguère, sans réussir à les convaincre tous. Le dernier haussait des épaules.
Et Fantômas, avant de laisser à Bec-de-Gaz le soin de régler les consommations, déclara encore :
— D’accord, aujourd’hui je suis sans un, plus fauché que vous. Mais aussi vrai que je suis Fantômas, rendez-vous à huitaine. Oui, dans exactement une semaine, on se retrouve ici. C’est moi qui régale. Il y aura des fafiots pour tout le monde. Vrai comme je suis là.
Fantômas se glissa le long du comptoir, à petits pas, courbant la tête, tel un écolier pris en faute se dissimule sous le regard de ses maîtres.
Mais à peine était il sorti que son regard brilla d’une férocité étrange. Fantômas se redressa, il serra les poings :
— Ah, gronda-t-il, ils ont douté de moi, eh bien on verra, malheur à eux, malheur à tous.
***
— Marie Bernard, bonjour.
— Bonjour La Guêpe. Ça va le petit commerce ?
— Peuh, vous savez, comme ci, comme ça.
La jolie fille qui, quelques instants auparavant, avait refusé de s’attabler avec les apaches au cabaret du Père Joseph, venait de s’introduire dans un modeste logement au cinquième étage d’un grand immeuble de la rue de la Liberté, qui faisait le coin d’une impasse.
La Guêpe était chez Marie Bernard, la femme du terrassier, la brave mère de famille qui vaquait aux soins incessants du ménage où régnait un perpétuel désordre, provoqué par trois mioches, dont le plus jeune avait dix-huit mois, cependant que l’aîné, une jolie fillette, répondant au nom de Germaine, atteignait à peine sa cinquième année.
— Alors, Marie Bernard, fit la fleuriste, ça va ?
— Pas trop mal, en ce moment, oui.
— Et le terme ?
— Eh bien voilà, répliqua l’ouvrière, c’est justement le terme qui est le chiendent. Oh, j’ai bien trente francs de côté, mais il en faudrait quatre-vingts, et cinquante balles comme ça, du jour au lendemain, ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval.
— Sûrement, approuva la Guêpe.
— Heureusement, poursuivi Marie Bernard, que cette bonne M me Gauthier m’a annoncé sa visite. J’ai reçu d’elle un mot de billet me disant qu’elle allait venir cet après-midi.
— M me Gauthier ? interrogea-t-elle, comme si elle fouillait sa mémoire, qui est-ce donc ? Ah oui, cette dame du grand monde qui paie le supplément des loyers aux gens du quartier, histoire de faire la charité et de se réserver une place au Paradis.
— Tu peux toujours chiner, protesta Marie Bernard, c’est rudement agréable de connaître une personne comme ça.
— Possible, fit la Guêpe.
— Sans doute, poursuivit l’ouvrière, que tu n’en voudrais pas, la Guêpe, t’es bien trop fière, trop orgueilleuse, pour accepter un secours. Mais si t’avais, comme moi, des mioches et un ménage, tu ne ferais peut-être pas tant la difficile.
La fleuriste soupira :
— C’est possible, après tout. Vois-tu, Marie Bernard, le tort qu’on a dans la vie, c’est de juger les autres d’après soi. Avant de critiquer, faut se mettre dans la peau de ceux qu’on critique.
— Bien parlé, la Guêpe, fit une grosse voix. Quand j’aurai des rentes, je te prendrai pour maîtresse d’école, tu donneras des leçons à mes mignards.
Les deux femmes se retournèrent, quelqu’un entrait dans le logement. C’était l’époux de Marie Bernard, le terrassier Bernard.
— Je me sauve, dit la Guêpe, c’est l’heure de votre dîner, bon appétit.
Bernard, d’un geste lent, défit le sac qu’il portait sur le dos, il le lâcha, et du fardeau s’échappait un nuage de poussière blanche.
— C’était pas la peine que je fasse les carreaux ce matin, s’écria Marie Bernard, les voilà déjà sales ! Ah, les hommes, ça ne sait pas. Partout où ça passe, ça fait des dégâts.
Le terrassier, cependant, s’approchait de sa femme, la prenait par la taille, l’attirait près de lui :
— Bonjour, la Marie. Allons, fais pas la gueularde, j’y mettrai un coup ce soir à tes carreaux, il n’y paraîtra plus. Embrasse ton homme.
Mais à peine avait-elle effleuré sa joue velue, qu’elle s’écartait et le considérait d’une mine inquiète :
— D’où que tu viens, Bernard ? interrogea la Marie.
— Parbleu, de mon travail.
— Sans doute, mais après ?
— Après, on a pris la bleue avec les copains.
— Tu me montes le coup. C’est pas l’absinthe que tu sens.
— De quoi ? qu’est-ce que je sens, alors ?
— Bernard, tu sens la parfumerie.
— Imbécile, cria-t-il, tu ne sais pas ce que tu dis. Ah, nom de Dieu.
L’homme se montait, une colère subite empourprait ses pommettes.
— La parfumerie, répéta-t-il.
Puis, soudain, son visage devint sombre et terrible. Il fit deux pas en avant, il avait jeté en entrant sa casquette sur une chaise, il la reprit :
— Adieu, fit-il, à ce soir.
— Bernard où vas-tu ? Que fais-tu ? et manger ?
— Je n’ai pas faim, mais j’ai soif et je vais boire.
***
Fantômas, cependant, après avoir descendu la rue de la Liberté, rasant les murs, regardant sans cesse autour de lui comme s’il craignait d’être reconnu, était arrivé au haut de la rue de Belleville. Il avisa le funiculaire, monta dans le véhicule en partance. Quelques instants plus tard, il s’arrêta au boulevard de Ménilmontant et courut à l’entrée du métro.
À peine était-il là depuis quelques instants, que de la foule des voyageurs émergeant du sous-sol, se détachait une femme, jeune, jolie, enveloppée d’un grand manteau sombre et dont le visage se dissimulait sous une toque enfoncée sur la tête.
— Adèle, murmura Fantômas, qui, aussitôt, prenant la jeune femme par le bras, l’entraîna vers la station de voitures, l’aida à monter dans un taxi-auto et ordonna au mécanicien :
— Gare de l’Est.
Lorsque le véhicule s’arrêta dans la cour de la gare, Adèle, fort étonnée, glissait à l’intérieur de son gant un billet de banque que l’énigmatique bandit venait de lui remettre.
Celui-ci ajoutait :
— Ces mille francs sont pour toi, Adèle, maintenant tu vas prendre le train et te débiner à l’étranger. L’express part dans vingt minutes. Tu demanderas un billet jusqu’à Strasbourg.
Mais la femme de chambre protestait :
— Partir ? Jamais de la vie ! je ne veux rien savoir, et puis ce serait trop bête.
— Pourquoi donc ?
— Parce que si je me défile on me croira coupable, et je ne le suis pas. Vois-tu qu’on m’arrête, ou alors qu’il me faille vivre dans un patelin que je ne connais pas, aux cinq cents diables. Jamais de la vie, je ne marche pas. Rien à faire.
Fantômas, visiblement, hésitait à répéter son ordre.
— Adèle, demanda-t-il, au bout d’une seconde de réflexion, je ne demande pas mieux que de te garder ici, mais serais-tu capable de ne pas te démonter ?
— C’est-y que j’ai l’air d’avoir froid aux yeux ? interrogea-t-elle, tu ne te rappelles donc pas qu’Adèle a travaillé déjà et qu’elle a toujours su se défiler. On a de la pratique, voyons Fantômas.
— C’est vrai, fit Fantômas, je sais que tu es une brave fille et qu’on peut compter sur toi. Eh bien, écoute, changeons de plan. Puisque tu n’as pas peur, tu vas retourner là-bas, tu vas te montrer. Ne crains rien, tu possèdes assez d’alibis pour que nul ne te soupçonne. Seulement, il faut t’arranger pour ne pas rester longtemps dans la place. Ça sentirait mauvais à la longue.
Adèle interrompit :
— C’est compris, Fantômas, autrement dit, je vais m arranger pour qu’on me flanque à la porte.
— Bien, dit Fantômas.
— Mais que faudra-t-il faire ensuite ?
— Une belle fille comme toi n’est jamais en peine, et d’ailleurs, puisque tu fais les femmes de chambre, tu n’as qu’à retourner à ton bureau de placement. On te retrouveras du travail, tu as de si bons certificats.
— Et que tu sais si bien fabriquer, Fantômas.
— On est sûr de trouver des places de tout repos.
4 – LE RETOUR D’ADÈLE
Avec un « ah » de stupéfaction qui marquait son étonnement profond, M. Casimir s’était levé, au moment même où la porte du vestibule s’ouvrait :
— Ah, par exemple, continuait le concierge, voilà précisément Adèle, voilà la bonne.
Juve n’était pas moins surpris que M. Casimir.
Depuis quelques minutes, le policier nourrissait une série d’hypothèses relativement à l’affaire dont il étudiait en ce moment les côtés mystérieux, et ces hypothèses trouvaient précisément leur point de départ dans la disparition simultanée de Rita d’Anrémont et de la domestique qu’elle avait engagée. Or, cette domestique arrivait.
Juve, après avoir contemplé d’un rapide coup d’œil la mise simple, mais coquette, de la jeune femme de chambre, qui s’était arrêtée en apercevant le concierge et Juve qui était un inconnu pour elle, se précipita vers l’arrivante et l’interrogea :
— C’est vous M lle Adèle ?
— Mais oui, monsieur.
— La femme de chambre de M me d’Anrémont.
— Oui, monsieur.
— D’où revenez-vous ?
— De faire mes courses.
En répondant, la jeune bonne jetait des regards étonnés dans la direction de M. Casimir, qui, d’énervement, de stupéfaction, demeurait muet, la bouche ouverte, les yeux blancs.