Les souliers du mort (Ботинки мертвеца) - Сувестр Пьер 3 стр.


Quelques instants plus tard, le jeune homme et la jeune femme s’éloignaient dans la direction de la ville, non sans avoir échangé quelques paroles avec le chef de gare qui s’informait :

— M. Fernand Ricard s’en va au Havre ? Vraiment, et c’est pour ses affaires ? Eh bien, madame Alice, il ne faut pas vous plaindre. Trois jours sont vite passés, que diable !

Théodore Gauvin lui, espérait bien que ces trois jours seraient longs, très longs.

Et étant très jeune, il avait l’audace de ne pas s’en cacher.

— Madame, disait-il en pressant tendrement le bras de sa compagne, savez-vous que j’aurais été fort ennuyé si M. Ricard, tout à l’heure, m’avait demandé à jeter un coup d’œil sur les journaux du matin ?

— Vraiment. Pourquoi donc ?

— Je ne les avais pas achetés, avoua Théodore.

Et, comme M me Ricard feignait d’être surprise, le jeune homme reprit :

— Non. D’ailleurs je n’étais pas venu à la gare pour chercher les journaux, mais je suis sûr que cela, vous l’aviez deviné.

— Pas du tout, ripostait Alice feignant une candeur parfaite. Pourquoi donc étiez-vous à la gare ?

— Pour vous voir ! Je savais que M. Fernand Ricard prenait le rapide de dix heures, je pensais bien que vous alliez l’accompagner, et par conséquent…

— Achevez donc, vous semblez avoir peur de parler.

— C’est que j’ai peur de vous.

— Et pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

— Vous êtes fou, et je ne vois pas du tout pourquoi vous prétendez m’aimer.

— Hélas, disait-il, vous riez toujours, madame, et vous ne voulez jamais m’écouter. Pourtant, si vous saviez comme je suis heureux en ce moment.

— Et pourquoi êtes-vous si heureux ? Parce que vous étiez à la gare ?

La jeune femme était méchante. Elle s’amusait visiblement à tourmenter ce jeune et timide amoureux. Théodore Gauvin, cependant, était bien loin de s’en rendre compte :

— Oui, c’est pour cela. Ah, j’avais bien combiné mon affaire, je vous assure. Votre mari partant, j’étais certain de pouvoir vous raccompagner et d’avoir quelques minutes de tête à tête avec vous. Vous ne m’en voulez pas, dites ?

— Pourquoi voudriez-vous que je vous en veuille ?

— Oh, voilà une parole gentille, et je vous en remercie. Nous passons par le sentier ?

Et il désignait, quittant la grand-route, pour courir à travers champs, un petit sentier garni de haies d’aubépines en fleurs, un sentier discret, désert, et fort propice aux entretiens passionnés.

— Acceptez, dites, suppliait-il, cela n’allonge que de cinq minutes.

— Bon, mais que me direz-vous pendant ces cinq minutes ?

— Que je vous adore.

— Et vous le répéterez tout le temps ?

Toujours mutine, et affectant de traiter son compagnon familièrement, affectant de le considérer comme un enfant, Alice Ricard prit une mine désolée :

— Ce sera monotone, à la fin, dit-elle.

— Non, dit-il d’une voix profonde et grave, ce ne sera pas monotone, parce que je vous le dirai de cent manières différentes, et qu’à la centième fois, peut-être, je trouverai moyen de vous le faire comprendre.

Ils avaient tourné dans le petit sentier, et, désormais, ils cheminaient sous des feuillages qui les rendaient impénétrables au regard.

La certitude où il était qu’on ne pouvait pas le voir donna du courage à Théodore Gauvin. Brusquement, il brûla ses vaisseaux :

— Écoutez, déclara-t-il, d’une voix haletante et qui avait peine à sortir de son gosier, si vous vouliez être gentille, bien gentille, divinement gentille, si vous vouliez me faire le plus heureux des hommes ?

— Mon Dieu, qu’allez-vous me demander ?

— Deux choses, madame.

— Lesquelles ?

— D’abord, je voudrais que vous me laissiez vous embrasser.

— Peste !

— Ensuite que vous m’autorisiez à passer la journée avec vous. Je dirai à mon père que je vais rendre visite à mon cousin au château des Ifs, et je serai libre, par conséquent.

Théodore Gauvin, à ce moment, épouvanté de sa propre audace, osait à peine lever les yeux.

— Dites, demanda-t-il, exaucez mes prières.

Mais à ce moment, le sentier tournait brusquement et rejoignait la grand-route à quelque distance de la maison de M me Ricard.

La jeune femme eut un rire énigmatique.

— D’abord, disait-elle, je ne peux pas vous permettre de m’embrasser, ces choses ne se font pas. Vous savez bien, Théodore, que je suis une honnête femme.

Ayant dit cela, elle s’arrêta un instant pour cueillir une rose, pensant qu’évidemment son jeune amoureux allait se passer de la permission demandée.

Comme Théodore Gauvin, cependant, prenait une mine désespérée, Alice Ricard rit derechef, haussa les épaules et se remit à marcher.

— Ensuite, ajouta-t-elle, je ne peux pas non plus vous autoriser à passer la journée avec moi.

— Pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que je dois aller faire des courses à Paris.

— À Paris ? Vous allez à Paris ? Mais vous avez dit vous-même à M. Ricard que vous ne sortiriez pas de chez vous ?

— Sans doute, mais cela n’empêche rien.

— Qu’allez-vous donc faire à Paris ?

Alice Ricard eut un éclat de rire plus moqueur encore :

— Fi, le vilain indiscret ! Est-ce qu’on demande des choses comme cela ? Mais tant pis, vous avez voulu le savoir, vous le saurez ! Je vais à Paris pour acheter à mon mari un cadeau que je lui remettrai lors de son retour. Là, êtes-vous content ?

— Oh, c’est cruel, ce que vous m’annoncez là. Vous n’auriez pas dû me le dire.

Et il avait une mine si piteuse que la jeune femme le prit en pitié :

— Allons, déclara-t-elle, ne boudez pas. Si je rentre de bonne heure, demain soir, vous viendrez prendre le thé avec moi. Êtes-vous content ?

— Non, je voudrais que vous n’alliez pas à Paris.

— J’irai pourtant. Allons, embrassez-moi et ne boudez plus.

Elle lui tendit son front et il l’effleura, n’osant donner à son baiser la voracité goulue d’un affamé d’amour qu’il était, puis joignant les mains :

— Oh, vous êtes bonne ! Mais vous reviendrez demain, dites ?

— Si vous êtes sage, oui.

Deux minutes plus tard, l’épouse du courtier en vins était rentrée chez elle et Théodore Gauvin, par le sentier tout embaumé d’aubépine, regagnait le centre de Vernon.

Le jeune homme naturellement, rêvait. Il était réellement amoureux fou de la jolie Alice Ricard et, comme tous les amoureux, comme tous les amoureux très jeunes, du moins, il était incapable de s’apercevoir des moqueries de la jeune femme. Tout ce qu’elle disait lui semblait au contraire exquis, délicat, tendre, parfait. Il la jugeait incomparable, aussi bien pour sa beauté que pour son cœur.

Dans le sentier, Théodore Gauvin, marchant à pas lents, tête baissée, vivait une heure exquise.

— Je l’ai embrassée, se disait-il.

Et il avait aux lèvres le goût de ce premier baiser qu’il savourait divinement.

Cependant, le fils du notaire eût frémi s’il avait pu réellement connaître la femme qu’il aimait et soupçonné ses intentions.

Théodore Gauvin, toutefois, hâta le pas, arriva chez lui, s’attabla devant des manuels de jurisprudence, car le jeune homme préparait le programme de son baccalauréat en droit, dont il devait subir les épreuves le mois suivant.

Mais ce matin-là, il avait l’esprit ailleurs. Tout en lisant mécaniquement le manuel, Théodore Gauvin repassait dans sa pensée les déclarations d’Alice Ricard : Pourquoi, se demandait-il, a-t-elle dit à son mari qu’elle resterait toute la journée chez elle, alors qu’au contraire, elle part à Paris ?

Et pervers un peu, bien que très jeune, Théodore n’était pas loin de deviner qu’il était excellent pour lui que la jeune femme, de temps à autre, fût capable de mentir à son mari.

Ces réflexions, toutefois, s’assombrissaient bientôt : « Elle s’en va à Paris, songeait-il encore, pour choisir un cadeau à son mari. Hum, est-ce bien vrai ? Et ne s’est-elle pas moquée de moi ? »

Théodore, qui n’avait connu intimement que le ménage de ses parents, estimait que sa mère n’eût jamais menti au respectable tabellion, son père.

Et l’adolescent, dans ces conditions, ne tardait pas à frémir en pensant que, peut-être bien, M me Ricard se rendait dans la capitale pour un motif fort différent de celui qu’elle avait invoqué.

« Elle est si jolie, pensait le jeune homme. Tant d’hommes, avant moi, ont dû lui faire la cour. »

Théodore Gauvin avait toujours le front baissé sur son livre, mais lorsque midi sonna, il était, en réalité, fort loin des textes qu’il avait sous les yeux.

« Mon Dieu, se dit alors le jeune homme, je suis sûr qu’elle va à Paris pour retrouver un amoureux. Ah, si je pouvais le savoir vraiment. Si je pouvais la suivre. »

Brusquement, Théodore prit alors sa décision.

« Elle prend le train de deux heures, se dit-il. Je tâcherai de sauter dans le rapide de quatre heures, il ne me sera pas difficile de la retrouver, pardi. Je sais que lorsqu’elle va à Paris elle prend toujours le thé à cinq heures au Korton Palace. J’y arriverai presque en même temps qu’elle. »

Et, sous l’empire de la jalousie, Théodore Gauvin ourdissait son plan. Il se voyait dans la grande salle du palace, guettant l’entrée d’Alice Ricard. La jeune femme, sans doute, irait s’asseoir à quelque petite table isolée, attendant qu’on vînt la rejoindre. Mais il déjouerait ses plans. Ce serait lui qui irait la saluer, et elle serait assurément toute troublée de le voir là, si émue qu’il profiterait de son angoisse pour, enfin, lui parler sérieusement.

« Parbleu, se disait Théodore Gauvin, je lui ferai comprendre tous les dangers de sa conduite, et aussi que je ne suis pas dupe de son rigorisme apparent. Je pense bien qu’alors, elle cessera de plaisanter mon amour, et de toute façon j’aurai une arme contre elle, une arme qui… »

Mais cela n’était pas sa véritable pensée.

Théodore Gauvin se prêtait à lui-même des intentions de maître chanteur qu’il n’avait point. Non, ce qu’il voulait tout simplement, c’était suivre la jeune femme, et la suivre pour savoir ce qu’elle allait faire à Paris et non pour s’armer contre elle d’une découverte à laquelle, très épris, l’adolescent ne croyait pas, du reste.

Mais Théodore Gauvin tressaillit soudain. Hélas, c’est qu’après avoir fait de longs projets pour épier Alice Ricard, le jeune homme se rendait compte brusquement qu’il lui était bien impossible de passer du rêve à l’action.

« Ai-je assez d’argent pour aller à Paris ? se demandait-il, et pourrais-je seulement l’inviter à dîner ? »

Théodore fouilla dans un tiroir, en sortit une caissette de bois blanc qui lui servait de coffre-fort.

Chaque mois, son père lui remettait cent cinquante francs pour ses menues dépenses, ce qui, estimait le notaire, était fort généreux, puisque Théodore était défrayé de tout.

Combien restait-il dans la caisse ? Fiévreusement, le jeune homme comptait.

— Quarante-deux francs cinquante, conclut-il tristement d’une voix navrée. Je n’ai pas assez.

Un instant, Théodore songea à essayer d’emprunter à son père quelque argent sur son mois suivant.

Malheureusement, M e Gauvin n’était pas là, il était parti le matin même faire des démarches au Palais de Justice. Il ne devait revenir que le soir.

Aller le trouver était d’ailleurs fort risqué :

— Papa me refusera une avance, songea le jeune homme. Il me dira que l’économie est une grande vertu, que je n’ai pas besoin d’argent et autres arguments semblables.

Que faire dans ces conditions ?

Théodore, un instant, pensa qu’il pourrait peut-être se faire remettre quelque argent par le caissier de l’étude.

— J’inventerai un prétexte, songea-t-il.

Mais, au bout de quelques secondes de réflexion, ce nouveau projet lui apparaissait impraticable, tout comme le précédent.

Le caissier de l’étude, un certain Robert Jollet, était un vieil homme d’une cinquantaine d’années, remarquable seulement par son caractère hargneux. Il y avait plus de vingt ans qu’il était dans l’étude, il avait connu le prédécesseur de M e Gauvin, il y faisait ce qu’il voulait et respectait fort peu le fils du patron, un « blanc-bec, disait-il, qui aurait joliment besoin d’être dressé avant de pouvoir ressembler à son digne homme de père ».

« Jollet ne m’aime pas, réfléchit Théodore. À coup sûr, il se refuserait à rien me donner sans les ordres de papa. »

Théodore Gauvin, à ce moment, était désespéré. Machinalement, il se leva, quitta son cabinet de travail et passa dans la pièce voisine, qui était le propre cabinet de son père.

« Hélas, pensait le jeune homme, c’est le supplice de Tantale que je souffre ici. Car enfin, papa a de l’or dans ce tiroir… »

Théodore avait traversé tout le cabinet de son père, marchant sans bruit sur les épais tapis. Il s’était, d’un coup d’œil, assuré que la grande pièce, sombre, froide, solennelle avec son mobilier de reps vert, ses fauteuils bien alignés, ses bibliothèques d’acajou aux livres de Droit, aux reliures sévères, était déserte.

Maintenant, il regardait le tiroir-caisse du bureau et il se répétait :

« Il y a de l’argent là-dedans. »

Un lent travail se fit alors dans son cerveau. Théodore Gauvin aperçut devant lui la vision charmante de la jolie Alice Ricard, elle prenait le train, elle s’en allait vers Paris. Qu’allait-elle y faire ?

La pensée de la jeune femme se mêlait avec le sentiment de son manque d’argent.

« Ah, si maman vivait, soupira Théodore, bien sûr elle ne me refuserait pas les cent francs dont j’ai besoin. »

Mais M me Gauvin était morte depuis deux ans, et elle seule, évidemment, eût satisfait les caprices de son fils unique, de ce Théodore qu’elle avait passionnément chéri. Que faire ? Longtemps Théodore hésita, puis une résolution soudaine le transfigura.

— Tant pis, murmura-t-il, on croira ce que l’on voudra.

Théodore s’agenouilla derrière le bureau de son père. Il essaya successivement d’ouvrir le tiroir-caisse avec différentes clés qu’il portait dans sa poche.

Aucune ne faisait jouer la serrure.

— Tant pis ! répéta encore le jeune homme.

Et cette fois, Théodore n’hésita plus. Il courut à la cheminée, il prit une pelle, dont le manche en fer forgé pouvait faire office de levier.

Théodore Gauvin, introduisit la lame de l’instrument dans la ramure du tiroir.

La besogne qu’il s’efforçait d’accomplir était malaisée, délicate, mais il s’acharnait à la réussite.

Un quart d’heure, le jeune homme fit effort, puis, enfin, il poussa une exclamation de triomphe.

Théodore venait de réussir à engager la pelle dans la rainure du tiroir. Il venait de faire sauter le placard d’acajou. Le surplus de la besogne était aisé.

Sans grande peine, Théodore achevait son cambriolage.

Un violent coup de talon arrachait la serrure, le tiroir s’ouvrait.

Théodore, alors, d’un geste enfiévré, fouillait dans le tiroir ouvert. Il y avait là une liasse de billets de banque.

— Riche affaire, murmurait-il, les yeux exorbités, une rougeur au front. Dix-huit billets de cent francs. Oh, je pourrai lui acheter une jolie bague !

Le fils du notaire, le voleur, sortit avec précaution du cabinet de travail.

« On ne m’a pas vu, se disait-il. »

Au même moment, dans l’étude, deux clercs s’esclaffaient en compagnie du caissier Robert Jollet.

— Croyez-vous, disait le troisième clerc en levant les bras au ciel, quelle crapule, que ce garçon-là !

— Quel misérable ! répéta l’autre clerc.

Pour le caissier, il affectait un air atterré :

— Surtout, recommandait-il, pas un mot là-dessus, le scandale serait abominable, naturellement, mes amis. Je vous ai prévenus. Je vous ai fait venir pour qu’il y ait des témoins de la chose. Vous comprenez, j’ai voulu me mettre à couvert d’une accusation, mais ce n’est pas une raison.

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