Les souliers du mort (Ботинки мертвеца) - Сувестр Пьер 4 стр.


— C’est abominable, répétaient d’une même voix les deux clercs.

Et l’un d’eux demandait encore :

— Qu’est-ce que vous allez faire ? Prévenir le papa ?

— Je n’en sais trop rien, répétait le caissier. Ah, c’est bien une triste affaire. J’ai peur qu’une nouvelle pareille, ça ne le tue sur le coup. Un garçon de cet âge-là, se conduire ainsi, c’est inimaginable, et cela peut vous faire craindre pour l’avenir. Mon Dieu, que je suis donc ennuyé !

Mais, en même temps qu’il disait cela, le sournois ricanait et paraissait au comble de la satisfaction.

3 – JALOUX

Théodore sortit du cabinet de travail de son père à la façon d’un véritable voleur. Fort éloigné de penser que le caissier et les clercs de l’étude avaient été témoins de son larcin, il réfléchissait qu’il ne viendrait, à coup sûr, à l’idée de personne de le soupçonner, et, qu’en conséquence, il pouvait espérer la plus tranquille et la plus définitive impunité.

Le cœur pourtant lui battait. Théodore n’avait jamais commis d’acte aussi bas, aussi ignoble que celui-là. Il n’appartenait pas à la catégorie de ces jeunes gens qui traitent pareille chose de peccadille, il en comprenait au contraire toute la gravité et toute l’infamie, mais la passion était à ce moment plus forte que la conscience.

Rentré dans sa propre salle de travail, Théodore se rassit devant son bureau et se prit à songer.

— On n’accusera certainement pas quelqu’un de l’étude, on n’accusera pas non plus la vieille bonne, on ne m’accusera pas davantage. En somme, personne ne se doutera, ne pourra se douter de la vérité.

Mais il n’était toutefois pas tranquille lorsqu’à midi et demie la vieille Eulalie, qui était depuis dix ans au service de son père, vint le chercher pour déjeuner.

Sournois cependant, Théodore fit bonne mine aux questions et au bavardage de la domestique.

Il déjeuna vite. L’air de la maison paternelle lui paraissait étouffant.

Dans sa pensée, il revoyait perpétuellement la scène du matin, la scène heureuse qu’il avait eue avec Alice Ricard, il songeait au baiser échangé, et plus encore, il pensait que si tout allait bien, si tout se déroulait selon ses désirs, il serait le jour même à Paris, en tête à tête avec celle qu’il aimait de toute son âme.

Théodore se leva de table à une heure un quart.

Il ne fallait pas songer, il le comprenait, à partir immédiatement, cela eût donné l’éveil. M e Gauvin obligeait son fils à travailler chaque jour jusqu’à quatre heures. Il resterait donc tranquillement jusqu’à ce moment dans sa salle de travail. Même, il feindrait une application soutenue, de façon à pouvoir s’en aller à quatre heures moins le quart, prétendant avoir fini sa tâche, et courir à la gare pour l’express de quatre heures qui l’emmènerait vers Paris.

Théodore, fidèle à son plan, ne leva pas la tête de dessus le manuel jusqu’à trois heures et demie.

À ce moment, comme M e Gauvin n’était toujours pas de retour, Théodore jugea les précautions inutiles.

— Zut, marmotta-t-il, zut pour ceux qui s’occuperaient de moi maintenant.

Et avec une hâte fébrile, il bondit dans sa chambre, bouleversa ses tiroirs, s’emparant d’un col propre, d’une cravate neuve, changeant de veston, soignant la raie de sa chevelure, se campant devant la glace pour vérifier le bon ordre de sa tenue.

À quatre heures moins vingt, il descendit l’escalier de la maison, et sursauta en se trouvant nez à nez avec la vieille Eulalie.

— Seigneur Jésus ! s’écriait la servante. Comme vous descendez vite, monsieur Théodore, et où donc courez-vous comme cela ? Vous allez vous mettre tout en nage !

Théodore fut sur le point de tempêter. Il se contint cependant et répondit avec bonne humeur :

— Bah, voyez-vous, Eulalie, j’en avais assez de travailler. L’immobilité, moi ça me pèse, mais j’ai tout de même fini ce que j’avais à faire. Si papa rentre, vous lui direz que j’ai été passer la fin de la journée chez Victor. Même, si papa vous le demande, vous lui direz que sans doute je resterai coucher au château des Ifs.

Et sans donner d’autres explications, Théodore ouvrait la porte, se jetait dans la rue, prenait sa course vers la gare.

« Bon sang, je vais manquer mon train, pensa-t-il. »

Il n’avait pas fait vingt mètres qu’une voix bien connue, familière, le hélait :

— Théodore, Théodore, où vas-tu ?

Théodore s’immobilisa net et devint blême.

Il se trouvait en face de son père qui rentrait enfin et bien mal à propos.

En un instant, le jeune homme imagina les pires catastrophes. N’allait-il pas être obligé de retourner à la maison ? Son père ne trouverait-il pas devant lui le tiroir fracturé ? Que dire ? Que faire ?

— Papa, répondit Théodore d’un ton de voix qui lui semblait étrange, tremblant, et qui cependant était le ton ordinaire de sa voix, papa, j’ai fini tout mon travail, et si vous me le permettez, je vais me rendre chez mon ami Victor. J’ai l’intention de coucher au château car je sais que demain Victor prend une répétition avec son professeur de mathématiques et je voudrais lui demander l’explication d’un théorème de géométrie que je ne comprends pas.

M e Gauvin, fort éloigné, bien entendu, de soupçonner les intentions véritables de son fils, de deviner le mensonge qui lui était fait, interrogea simplement :

— Tu as fini tout ton travail ?

— Oui, père.

— Va alors. Mais si tu reviens demain matin, fais en sorte d’être là pour onze heures. Tu sais que tu as toi-même une répétition.

Théodore inclina la tête en signe d’assentiment, et, sans demander son reste, reprit sa course.

Il en était quitte d’ailleurs pour allonger un peu son chemin.

Ne voulant pas risquer que M e Gauvin s’aperçût de la direction qu’il prenait, il tournait sur la droite comme s’il eût eu réellement l’intention de se rendre chez son ami Victor.

Cent mètres plus loin, par exemple, il se faufilait par une ruelle en prenant garde d’être vu et rejoignait la route de la gare.

Théodore avait peur d’être en retard ; il frémissait à la pensée qu’il pourrait manquer le rapide. Cela prouvait tout simplement son impatience, car il arrivait à quatre heures moins dix à la petite station de Vernon.

Le jeune homme prit hâtivement son billet, payant avec l’or dérobé à son père, puis, toujours pour éviter de se faire reconnaître en attendant le train, il se promena au bout du quain du côté des signaux, là où personne ne passait.

***

Deux heures plus tard, Théodore était à Paris.

Le jeune homme arriva dans la capitale, fort nerveux, et de plus en plus troublé. Il avait naturellement consacré le temps du trajet à rêver à ses projets.

Il s’était vu en compagnie d’Alice Ricard, lui faisant la cour et la touchant enfin, grâce à des protestations enflammées de dévouement.

Anxieusement aussi, il s’était demandé s’il retrouverait bien la jeune femme, si le hasard le favoriserait et l’aiderait à la découvrir.

Théodore, en effet, passait par des alternatives de confiance et d’abattement.

Sur quel indice vague était-il parti à Paris ?

Il savait tout juste, pour l’avoir entendu dire à Alice, que la jeune femme allait souvent au thé du Korton, place Vendôme. Mais était-ce bien la vérité ?

À peine débarquait-il à la gare Saint-Lazare, cependant, que Théodore courait chez une fleuriste, achetait une boutonnière qu’il payait royalement, intimidé par le luxe d’une boutique toute en marbre blanc, puis sautait dans un fiacre, jetant l’adresse :

— Au Korton, place Vendôme.

Il était six heures vingt, lorsque le fils de M e Gauvin pénétrait dans les salons de thé.

Ils étaient naturellement remplis d’une foule élégante de jeunes femmes assises sur de moelleux fauteuils, et flirtant audacieusement avec de galants cavaliers, jeunes gens allant et venant, échangeant des poignées de main, jetant des coups de chapeau hâtifs, dévisageant les élégantes, et enfin, de loin en loin, se décidant à prendre place auprès d’une belle, affectant une grande surprise à la trouver là, alors que le plus souvent la rencontre était le fait d’un rendez-vous laborieusement mis au point.

Théodore avait maintes fois fréquenté de semblables établissements.

Il n’était nullement intimidé par la foule, mais en revanche, il était fort anxieux. Le cœur battant, bousculant un peu ceux qu’il rencontrait, car il voulait vite parcourir les salons, cherchant de tout côté, Théodore traversa une enfilade de petites salles sans d’abord apercevoir qui il cherchait. C’était au moment où il pénétrait dans le dernier des salons, celui-là où les hommes avaient licence de fumer, que Théodore sursautait.

À l’autre bout de la pièce, assise devant une petite table ronde, gracieusement installée, avec une pose nonchalante, Alice Ricard paraissait attendre, et attendre avec impatience, car de son éventail elle tapotait nerveusement le bord d’un plateau posé devant elle.

Théodore, en l’apercevant, s’était arrêté net, cloué sur place :

Elle ! Alice !

Et une seconde après, il se rejetait en arrière, gagnait une embrasure de fenêtre, tournant le dos à la jeune femme, se dissimulant, mais profitant du reflet d’une glace pour ne pas la perdre de vue.

Théodore oubliait à ce moment toutes les décisions prises jusqu’alors. Il avait projeté, s’il rencontrait Alice Ricard, de s’avancer au-devant d’elle, de la saluer, de lui adresser quelques paroles railleuses, un peu persiflantes. En fait il ne désirait qu’une chose : ne pas être vu de la jeune femme.

Alors qu’il réfléchissait sur le parti à prendre, une arrivante aux yeux outrageusement fardés de noir se pencha vers lui avec un regard interrogateur.

— Cette table est retenue, monsieur ?

— Oui, madame, répondit Théodore, je regrette.

Il s’assit.

Quelques secondes plus tard, sans bien savoir comment cela se faisait, Théodore avait commandé un thé à la russe et des sandwiches. Il mangeait pourtant sans le moindre appétit. Il mangeait au risque de gagner un affreux torticolis, car pour ne pas perdre Alice de vue, il devait tendre le cou d’une façon incommode pour arriver à surveiller la jeune femme dans la glace.

D’abord, Théodore était si troublé, qu’il ne remarquait pas grand-chose. Il se faisait une réflexion fort triste :

— Mais, il y a deux tasses sur sa table, deux tasses vides. Assurément, elle est avec quelqu’un.

C’était ce qu’il craignait le plus au monde, et, à cette remarque, des larmes montaient jusqu’à ses paupières.

— M. Fernand Ricard, pensait-il, est au Havre, donc ce n’est pas lui qui accompagne Alice. Si ce n’est pas lui, qui cela peut-il être ? Un amant sans doute ?

Et il éprouvait un grand chagrin à la pensée qu’un autre, peut-être, était aimé d’Alice, un autre qu’il haïssait instinctivement avant de le connaître. Qu’était-il devenu, d’ailleurs, cet autre, cet amant détesté ? Était-il parti déjà ou bien allait-il venir au contraire ?

Théodore, qui ne buvait plus son thé, eut brusquement une lueur d’espoir :

— C’est peut-être une femme qui l’accompagne ? Une amie ?

Mais, au moment même où il espérait ainsi s’être trompé dans ses premières suppositions, un homme d’une soixantaine d’années, un vieillard gros, à la chevelure toute blanche, au visage peu sympathique, à la figure ridée, aux yeux cachés par d’épaisses lunettes cerclées d’or, revenait prendre place à côté d’Alice Ricard.

— Lui, pensa Théodore, lui, c’est lui.

Et désespéré il ajouta :

— C’est un vieux.

À partir de ce moment, d’ailleurs, Théodore surveilla beaucoup moins Alice que son cavalier. Il le voyait difficilement dans la glace, car l’éclairage était mauvais, mais il distinguait cependant ses gestes, il voyait qu’il s’était emparé de la main de la jeune femme, qu’il la pressait tendrement, cependant que, penché sur elle, il lui parlait à voix basse.

— J’en mourrai, pensa Théodore.

Mais, au moment même où il méditait ces sombres paroles, au moment où la jalousie le tenaillait si cruellement, Théodore eut l’instinctive pensée qu’Alice Ricard ne pouvait pas, ne devait pas aimer ce vieux monsieur.

— Je me trompe, murmurait-il encore. J’invente le mal où il n’y a sans doute rien que de très régulier. Ce monsieur doit être tout simplement l’un de ses amis, elle l’aura rencontré ici, voilà tout. Alice s’en ira seule.

Par malheur, les événements se chargeaient de donner tort à ses espoirs.

Théodore était encore occupé à considérer le groupe lointain d’Alice et du vieux monsieur, lorsque le couple se leva.

— Ils s’en vont, pensa le jeune homme.

Et, au risque de se faire remarquer, Théodore, tirant une pièce d’or de sa poche, heurta ses soucoupes violemment.

— Mademoiselle, demandait-il à la grosse fille qui servait, combien vous dois-je ?

En quelques secondes il avait payé, il partait à son tour.

— Monsieur ne prend pas son thé ? s’informait la servante, qui d’abord avait cru que Théodore désirait changer de place.

— Non, riposta le fils du notaire. Je ne prends rien.

Puis, baissant la voix, rougissant, très intimidé et pourtant affectant un ton de voix blasée, Théodore demandait :

— Ce monsieur et cette dame là-bas qui s’en vont, savez-vous s’ils viennent souvent ici ?

La jeune fille, habituée à de semblables questions, ne s’en étonnait nullement.

— Oh oui, monsieur, répondait-elle, ce sont des habitués. Cette dame et ce monsieur viennent assez régulièrement.

— Merci, répliqua Théodore.

Et de loin, flânant sans se presser, car il tenait surtout maintenant à ne pas être vu, Théodore Gauvin tenta de suivre Alice et l’inconnu qui l’accompagnait.

Or, il était près de sept heures maintenant, et la cohue avait envahi les étroites petites salles de thé à la mode.

Alice Ricard, en femme habituée à passer au travers des foules, frayait un chemin à son compagnon qui la suivait. Théodore, au contraire, livré à sa seule habileté, perdait du temps.

— Pardon, madame, faisait-il.

— Excusez-moi, monsieur.

— S’il vous plaît, mademoiselle ?

Quand il arriva à la porte du palace, quand il sortit par le grand trottoir de la place Vendôme, Théodore eut une exclamation de rage sourde : il n’apercevait plus ni Alice Ricard ni son compagnon.

— Mon Dieu, murmura le pauvre garçon, je parie que je ne vais plus les retrouver.

Il courut cependant jusqu’à la rue de la Paix, et là, poussa un soupir de satisfaction.

— Ah j’ai eu peur ! constatait-il.

Devant lui, à une centaine de mètres, Alice Ricard, appuyée au bras de l’inconnu, regardait la devanture d’une bijouterie.

— Que vont-ils faire ? pensa Théodore. J’imagine bien qu’elle va le quitter.

Mais tous ses pressentiments devaient être ce jour-là contrecarrés par les événements.

Deux minutes plus tard, le couple appelait un fiacre et le vieux monsieur, resté debout dans la voiture, expliquait un itinéraire au cocher.

Théodore n’hésita pas.

— J’en aurai le cœur net, disait-il. Je saurai où ils vont.

Théodore appela lui aussi une voiture et commanda :

— Suivez le fiacre que vous voyez là-bas. Suivez-le de loin, par exemple. Je ne veux pas être reconnu des personnes qui s’y trouvent.

— Ça va, jeune homme, acceptait le cocher, qui sourit avec complaisance cependant que Théodore, rouge de confusion, furieux, se rejetait sur les coussins.

L’un derrière l’autre, les deux équipages tournèrent la place Vendôme, prirent la rue de Rivoli, traversèrent la place de la Concorde.

— Où vont-ils ? Où vont-ils donc ? se demandait Théodore. C’est inimaginable, à la fin.

Sa jalousie, d’ailleurs s’atténuait à ce moment ; le fils de M Gauvin trouvait ses premières suppositions stupides.

Parbleu, il n’était pas possible que ce vieux monsieur fût l’amant de sa belle, c’eût été monstrueux ; non, c’était un ami, rien qu’un ami.

Le doute, toutefois, reprit Théodore de façon angoissante au moment où la voiture, contournant l’Arc de Triomphe, descendait au pas l’avenue du Bois.

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