Les souliers du mort (Ботинки мертвеца) - Сувестр Пьер 6 стр.


— Non.

Ses mains essuyées, le courtier retournait dans la chambre à coucher.

— C’est tout à fait bien, constata-t-il d’un air satisfait. Nous ne laissons aucune trace derrière nous. Absolument aucune.

— Tu sais l’heure ? demandait-elle.

— Non.

— Dix heures vingt-cinq, mon chou.

— Bigre, il s’agit de ne pas flâner alors. Ah sapristi, j’ai dix heures dix, moi. Crois-tu, nos deux montres ne marchent pas ensemble, c’est comme cela que les malheurs arrivent.

Il manœuvrait soigneusement les aiguilles, prenant l’heure de sa femme :

— Dix heures et demie maintenant, hein ? Bon, voilà qui est fait, eh bien je crois ma chérie que tu n’as plus qu’à t’en aller.

Les deux époux parlaient toujours à voix basse. Ils n’avaient pas l’air trop émus pourtant.

— En effet, répondit Alice, je m’en vais. Cela me fait un peu peur, tout de même, de te laisser ici.

Fernand Ricard, lui, haussait les épaules :

— Moi cela ne m’effraye pas, et puis tout est si bien combiné ! Tu as prévenu la concierge ?

— Oui, tu n’as pas entendu quand je suis remontée ? J’ai dit : M. Baraban et moi, madame, nous allons vous déranger tout à l’heure vers les dix heures et demie.

— Tu es sûre qu’elle t’a entendue ?

— Oh parfaitement. Elle m’a même répondu qu’elle était habituée à être dérangée et que, pour un locataire comme M. Baraban elle tirerait bien le cordon dix fois par nuit.

Les deux époux, à ces mots, éclatèrent encore de rire.

— Le pauvre homme, déclara Fernand Ricard.

Il se hâta d’ajouter :

— Allons, dépêche-toi, il est dix heures et demie bien sonnées maintenant.

Quelques secondes plus tard, Alice Ricard était chapeautée, prête à partir, et son mari la reconduisait jusqu’à la porte de l’appartement.

— C’est bien entendu hein ? disait Fernand. À onze heures moins cinq exactement, tu sonnes ?

— À onze heures moins cinq, lui répondait la jeune femme commençant à descendre l’escalier.

Trois marches plus bas, elle se retourna.

— Et toi, n’oublie pas la malle.

— Non, non, sois tranquille, tout ira bien.

Fernand Ricard, sur la pointe des pieds, descendit jusqu’à sa femme, l’embrassa amoureusement.

— Va, répéta-t-il, et sois sans crainte. Si tout marche bien, dans moins d’un mois…

— Oui, répondait-elle, mais quelle peur d’ici là ! Ah, les journaux de demain ! Nous perdons du temps, c’est l’heure. Adieu !

Alice Ricard descendit rapidement les trois étages de la maison.

Dans le vestibule, elle heurtait à la porte de la loge :

— Le cordon s’il vous plaît. C’est nous, madame.

Immédiatement, la porte s’ouvrit. La jeune femme sortit rue Richer, ayant refermé derrière elle le battant de la porte cochère. Alice Ricard tourna vers les Folies-Bergère. Elle longea la façade du music-hall, prit la rue de Trévise, marchant vite.

Alors qu’un instant avant, la jeune femme paraissait très calme, fort tranquille, il semblait maintenant qu’un émoi désordonné s’était emparé d’elle. Elle avait les dents qui claquaient. Moite de sueur, elle évitait les endroits éclairés, traversait pour fuir l’auréole lumineuse des réverbères. De temps à autre, même, elle s’arrêtait, regardait minutieusement sa robe, ses manches, ses mains, cherchant si nulle trace suspecte ne pouvait être devinée sur elle.

Elle erra encore quelque temps aux environs du square Montholon, puis elle regarda sa montre anxieusement :

— Onze heures moins dix, allons il est temps que je revienne.

La jeune femme fit demi-tour, et, par la rue Bergère, gagna la rue Richer.

— Onze heures moins sept, murmurait-elle vérifiant sa montre, comme elle se rapprochait de l’immeuble quitté un quart d’heure auparavant.

Alice Ricard, alors, ralentit le pas. Elle regarda de seconde en seconde le cadran ouvragé de sa petite montre de dame. Il était exactement onze heures moins cinq lorsqu’elle s’arrêta devant la porte.

Alice Ricard, alors, d’un coup d’œil furtif, examina la rue. Elle était déserte. Le sergent de ville qui avait interpellé Théodore une vingtaine de minutes auparavant, avait regagné son poste au coin de la rue du Faubourg Montmartre.

La jeune femme, n’apercevant personne, parut reprendre un peu d’assurance. Elle sonna, un long coup de sonnette, puis frémissante, prêtant l’oreille, elle attendit, elle écouta.

De l’autre côté de la porte cochère, à l’instant même où le coup de sonnette retentissait, dans le silence de la maison endormie, une pendule tinta.

Lentement, à coups égaux, d’un timbre argentin, elle égrena les douze coups de minuit.

— Dix, onze, douze, allons, tout va bien, dit Alice Ricard.

Elle sonna une seconde fois, la porte s’ouvrit, elle en repoussa le battant. Que se passa-t-il alors ?

Muet, un homme lui fit un signe. Il était au fond du corridor. Il vint en marchant pesamment jusqu’à la porte cochère.

— Monsieur Baraban, cria-t-il à haute voix à la façon d’un locataire qui rentre le soir chez lui.

Il ajouta :

— Dormez bien, madame, c’est l’heure.

Puis ayant franchi la porte cochère il la ferma et, rapidement prenant le bras d’Alice, il entraîna la jeune femme.

— Tout s’est bien passé ? demanda Fernand Ricard, haletant. Tu n’as rencontré personne en sortant ?

— Non, personne, et toi ?

— Moi non plus, naturellement, je n’ai pas bougé de l’appartement.

Fernand Ricard poussa un grand soupir de satisfaction puis demanda encore :

— Tu n’avais pas oublié, n’est-ce pas, de crier ton nom à la concierge en sortant ?

— Non, bien entendu. Mais toi-même, Fernand, pourquoi as-tu crié Baraban à l’instant ?

— Pour donner le change. La concierge, en t’entendant sortir tout à l’heure, a cru que Baraban t’accompagnait, en m’entendant sortir moi, en ce moment, et en m’entendant crier « Baraban » elle va certainement penser que c’est son locataire qui rentre.

Fernand Ricard soupira encore. Il marchait très vite, paraissant avoir très chaud.

— Et la malle jaune ? demanda Alice.

— C’est fait, riposta le courtier. Je l’ai.

Alice n’eut pas l’air de s’étonner et pourtant son mari ne tenait qu’une petite valise, précisément la valise qu’il avait emportée la veille en partant de Vernon pour aller soi-disant au Havre alors qu’il était venu à Paris.

À ce moment, les deux époux atteignaient la rue Lafayette. Fernand Ricard appela un fiacre.

— À la gare Saint-Lazare, vite, commanda-t-il. Nous prenons le train de onze heures quarante-cinq.

Quelques instants plus tard, en débarquant dans la cour de la gare, le courtier se prit de dispute avec son cocher.

— Pourquoi diable m’avez-vous mis le tarif horaire ? demanda-t-il. J’ai droit au tarif kilométrique ! Donnez-moi votre numéro !

Le cocher sursauta :

— Mais je vous ai mis le tarif kilométrique, répliqua-t-il, regardez plutôt.

Fernand Ricard se pencha en avant.

— Tiens, c’est vrai, faisait-il en s’excusant, pardon.

Et il laissa un bon pourboire au cocher.

Les deux époux montèrent alors le grand escalier qui conduit au hall des pas perdus.

Mais décidément, le courtier devait être énervé, car, en demandant son billet, il eut une nouvelle altercation avec la préposée :

— C’est absolument stupide, lui disait-il, que vous me refusiez cette pièce de cinq francs sous prétexte qu’elle a une paille [3]. D’abord ce n’est pas vrai. Ensuite c’est la Compagnie qui me l’a donnée aujourd’hui même.

— Comment voulez-vous que je le sache ? ripostait la préposée. Et même si je le savais, que voulez-vous que j’y fasse ? C’est à vous de vérifier votre monnaie, si l’une de mes collègues s’est trompée.

Mais Fernand Ricard n’admettait aucune observation :

— Cela suffit, disait-il, donnez-moi le registre des réclamations.

— Pourtant, monsieur…

— Assez, mademoiselle, le registre des réclamations, ou bien, par-dessus le marché, vous allez me faire manquer mon train de onze heures quarante-cinq !

En possession du registre, qu’il obtint non sans peine, en occasionnant un scandale abominable, Fernand Ricard écrivit une longue plainte.

— Aurai-je encore le train de onze heures quarante-cinq ? grommela-t-il en s’éloignant du bureau où on l’avait conduit.

Il était onze heures quarante-quatre. Un chef de gare le rassura :

— Dépêchez-vous, monsieur, mais vous avez le temps, votre montre avance un peu.

En courant, en effet, Alice Ricard et son mari purent rejoindre le train au moment même où les employés commençaient à fermer les portières.

Ils se jetèrent tous les deux dans un compartiment vide.

— Ouf ! fit Fernand Ricard en s’asseyant.

— Ah ça, dit la jeune femme, tu perds la tête ? Pourquoi diable as-tu attrapé ce cocher ? Pourquoi as-tu voulu déposer cette réclamation ? Tu nous as fait remarquer.

Le courtier en vins qui souriait considéra sa femme d’un air ironique :

— Enfant, disait-il, tu ne comprends donc pas ? Mais bien entendu que je me suis fait remarquer. Exprès. Parbleu ! Alice, j’ai fait remarquer que nous prenions le train de onze heures quarante-cinq, alors pourtant que Baraban est rentré chez lui à minuit.

***

À trois heures du matin, cette même nuit, tandis que Fernand Ricard et sa femme rentrés à Vernon, réinstallés dans leur maisonnette, débouchaient une bouteille de champagne et la vidaient consciencieusement avant de se mettre au lit, à Paris, sur les bords de la Seine, sous les arches du Pont-Neuf, un jeune homme aux traits défaits, contemplait l’air sombre les flots noirs qui se heurtaient en tourbillonnant.

Le malheureux se tenait tout au bord du quai. Par moments, il se penchait sur les eaux glauques, attirantes, et il semblait alors qu’un vertige le prenait, qu’il allait s’y précipiter.

Sa décision devait être d’ailleurs bien arrêtée. Il allait sans aucun doute faire le geste fatal lorsqu’à côté de lui, dans l’ombre trouble du pont, un sanglot retentit.

Brusquement, alors, le jeune homme se retourna :

— Qui va là ? Qui est là ? demanda-t-il.

On ne lui répondit pas. L’endroit était désert, inquiétant. Une humidité glaciale régnait, le vent siffla en rafales.

— Qui est là ? répéta le jeune homme.

Il s’était retourné.

Au bord du quai, il entrevit, appuyée contre la pierre du pont, une femme qui sanglotait éperdument.

Elle aussi paraissait désespérée, elle aussi fixait les flots noirs et semblait prête à leur demander l’oubli, le repos, la mort.

Le jeune homme s’approcha de l’inconnue.

Il lui mit la main sur l’épaule sans qu’elle daignât seulement tourner la tête.

— Voyons, disait-il, que faites-vous là, madame ? Qu’allez-vous faire plutôt ? Et pourquoi pleurez-vous si fort ?

La femme le regardait, étonnée de la sympathie qu’on lui manifestait.

— Je viens de rompre avec mon amant, répondait-elle, nous nous sommes disputés, je veux mourir.

Le jeune homme prit le bras de cette inconnue et, doucement, l’entraîna :

— Il ne faut pas dire des choses comme cela, conseillait-il d’une voix très douce. Il ne faut pas penser à de semblables lâchetés. D’abord êtes-vous sûre qu’il ne vous aime plus, votre amant ?

Et, dans l’ombre longtemps, longtemps, le jeune homme, qui pleurait lui-même par moments, s’efforça de consoler la désespérée que le hasard venait de lui faire rencontrer.

5 – UNE ARRESTATION

— As-tu entendu ?

— On a frappé, je crois ?

— Je ne crois pas, moi. J’en suis sûr !

Deux coups discrets venaient en effet de retentir à la porte de la chambre à coucher des époux Ricard.

Alice et Fernand s’étaient couchés fort tard, la veille.

Ils dormaient profondément l’un et l’autre, lorsque ces coups avaient été frappés à leur porte et, en ouvrant les yeux, les époux constatèrent qu’il faisait grand jour.

Quelle heure pouvait-il bien être ? Neuf heures du matin, dix heures peut-être ?

Ils se regardèrent interloqués, légèrement inquiets. Fernand s’était dressé, prêt à bondir de son lit. Quant à Alice, elle se pelotonnait sous les couvertures, s’efforçant de rester éveillée, et luttant avec peine contre le sommeil qui s’appesantissait sur ses paupières.

Enfin, Fernand Ricard se décida à répondre à l’appel qui se poursuivait discret, peu bruyant, mais tenace et continu.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que veut-on ? demanda-t-il.

La voix de la petite bonne que les époux Ricard avaient à leur service se fit entendre.

— C’est une visite, fit-elle. Quelqu’un qui attend au salon et demande à voir monsieur et madame.

Ricard tressaillit, il secoua sa femme qui commençait à se rendormir.

— Réveille-toi donc, fit-il, il se passe quelque chose d’étrange. Qui donc peut venir nous voir ainsi ?

Et Fernand Ricard pâlissait, cependant que sa femme ouvrait de grands yeux effarés.

— Est-ce que l’on saurait déjà ? dit Alice.

Mais Fernand s’était levé, il se rapprocha de la porte, et sans l’ouvrir, demanda à la bonne :

— Qui est là ? Savez-vous le nom de cette personne qui attend ?

— Mais oui, monsieur, répondit la servante, c’est M e Gauvin, le notaire.

— Ah, fit Fernand, qui respira profondément. J’aime mieux ça.

Il cria à la bonne :

— Est-ce que c’est bien urgent ? M e Gauvin a-t-il besoin de nous voir tout de suite ?

— Je vais lui demander, dit la bonne.

Et l’on entendit son pas lourd et rapide dans l’escalier. La domestique remontait quelques instants après :

— Il paraît, cria-t-elle à travers la porte, que c’est très important et très pressé. Si monsieur et madame ne sont pas prêts, M e Gauvin attendra.

— Quelle drôle d’histoire !

— Eh oui, je comprends bien, dit Alice, répondant à l’interrogation muette de son mari, on aurait bien dormi deux heures de plus, mais on ne peut pas refuser de recevoir M e Gauvin.

Elle esquissa un sourire cynique et ajouta :

— C’est peut-être au sujet de l’héritage de notre oncle, qu’il vient nous voir.

Fernand haussa les épaules. Il retourna du côté de la porte, cria à la bonne :

— Priez M e Gauvin d’attendre, nous allons descendre dès que nous serons prêts.

Les deux époux se livrèrent à une toilette sommaire.

— Qu’est-ce qu’il peut bien nous vouloir ? se demandait Alice qui, pour dissimuler sur son visage les traces laissées par la fatigue de la veille et la mauvaise nuit qu’elle avait passée, se couvrait outrageusement de poudre.

Plus calme, en apparence tout au moins, Fernand déclarait :

— Qu’est-ce que tu veux, nous allons le savoir. Attention à ne pas faire de gaffe, et à ne pas te montrer émue, quoi qu’il arrive. Nous ne pouvons nous tirer d’affaire qu’à la condition de maintenir formellement ce que nous avons décidé de raconter.

— Je n’ai pas peur, et tu n’as rien à craindre de moi. J’ai beau être une femme, j’ai du toupet.

Quelques instants après, dans le salon du rez-de-chaussée où M e Gauvin se promenait de long en large, troublé, semblait-il, les deux époux faisaient leur apparition.

— Quelle bonne surprise, mon cher maître ! s’écria Alice en minaudant. Excusez-nous de vous avoir fait attendre, mais nous nous sommes couchés tard hier soir et, provinciaux comme nous sommes, nous n’avons guère l’habitude de nuits sans sommeil.

— Le fait est, poursuivait Fernand avec un air enjoué, cependant qu’il arrivait derrière sa femme et fermait soigneusement la porte du salon, par précaution, pour que la bonne ne pût pas entendre, que nous devrions être levés depuis longtemps.

M e Gauvin salua machinalement les deux époux, serra la main de Fernand.

Alice lui désigna un siège, le notaire y prit place, puis, après un léger silence, commença :

— En somme, vous avez fait bon voyage ?

— Mais oui, excellent.

Назад Дальше