— Ils vont faire le tour du lac, jugea Théodore. C’est pourtant une promenade d’amoureux.
Et, la rage au cœur, il remarqua que les deux personnages qu’il suivait semblaient causer fort gaiement. Alice Ricard riait aux éclats, son compagnon se penchait à tous moments sur elle et lui parlait à l’oreille.
— Où vont-ils ? se répétait quelques instants plus tard Théodore, voyant, de son fiacre, la voiture poursuivie prendre la gauche et tourner par l’avenue Malakoff.
Au même moment, son cocher l’interrogeait :
— Je suis toujours, n’est-ce pas ?
— Toujours, allez !
Et, à part lui, le jeune homme songeait qu’il avait eu beaucoup de chance de rencontrer un cocher habile, un cocher qui savait prudemment garder ses distances, demeurer à cent mètres et cependant ne pas perdre la piste.
Place Victor-Hugo, les deux voitures tournèrent, se dirigeant à nouveau vers l’Étoile. Elles trottèrent longtemps avenue des Champs-Élysées, puis enfin le coupé de Théodore s’arrêta brusquement.
— Faut-il que j’avance ? demandait le cocher. Ils sont arrêtés.
Théodore, à ce moment, pâlit de rage. La voiture poursuivie avait tourné place de la Madeleine, elle s’était immobilisée devant l’une des grandes brasseries de la rue Royale.
— Mon Dieu, supposa Théodore, j’imagine pourtant bien qu’ils ne vont pas dîner ensemble ?
Mais, une fois encore, Théodore tressaillit.
Il paya son cocher en effet, passa devant la taverne où s’étaient installés la jeune femme et son compagnon et il les aperçut, assis devant une table, commandant un menu au maître d’hôtel empressé.
— J’attendrai, pensa Théodore.
Il s’assit à la terrasse d’un café voisin, commanda un bock, patienta.
Théodore patienta deux heures.
À neuf heures seulement, Alice Ricard, au bras de son compagnon, sortit du restaurant et monta dans une voiture arrêtée par le chasseur de l’établissement.
Théodore serra les poings mais, une fois encore, s’entêta.
— Je saurai où ils vont ! D’ailleurs, maintenant, il faut bien qu’il la quitte.
Le jeune homme prit un taxi-auto fermé, enjoignit à son cocher de suivre.
Mais dix minutes plus tard, la colère du fils de M e Gauvin était indescriptible. Blême, tremblant, Théodore venait alors de renvoyer son taxi-auto. Il faisait maintenant les cent pas rue Richer, devant une maison de modeste apparence, où Alice Ricard et son compagnon venaient de pénétrer.
— Assurément, c’est là qu’habite le vieux monsieur, car enfin Alice Ricard n’a pas d’appartement à Paris, puisqu’elle descend toujours, elle me l’a répété, à l’hôtel Terminus.
Il marcha de long en large, obstiné, plus de trois quarts d’heure sur le trottoir opposé.
Théodore, à ce moment, souffrait le martyre. Il restait là, avec la conviction profonde qu’Alice Ricard allait, d’une minute à l’autre, réapparaître pour regagner son hôtel.
Il la rejoindrait alors, et il saurait d’elle ce qu’il voulait savoir, ce qu’était ce vieux monsieur. Mais en fait, Alice Ricard ne sortait nullement de la maison.
Or, Théodore s’obstinait. Il ne voulait plus songer à ce que pouvait faire la jeune femme dans cette maison. Il se rendait compte qu’il fallait tout supposer et tout craindre, cela lui causait vraiment un réel chagrin.
Théodore souffrait terriblement à ce moment du maussade après-midi qu’il venait de vivre. Il avait volé son père, en somme, pour venir à Paris retrouver la jeune femme, il en était bien puni par l’abominable soirée qu’il passait à voir crouler tous ses plus chers espoirs.
Or, comme il était tout près de dix heures vingt, Théodore, qui continuait toujours à se promener sur le trottoir désert, la mine sombre, l’attitude préoccupée, voyait s’avancer vers lui un sergent de ville stationnant au coin de la rue Montmartre.
Théodore, instinctivement, eut l’intuition que l’agent voulait lui parler.
— C’est sans doute pour un renseignement, pensa le jeune homme.
À deux pas de lui, le sergent de ville l’apostropha :
— Jeune homme ?
Théodore Gauvin se redressa immédiatement. Il n’aimait pas beaucoup que l’on se permît de l’appeler de façon si familière.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il sèchement.
Le sergent de ville, maintenant, était à côté de lui, imposant, soupçonneux, croisant ses bras sous sa pèlerine fermée.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? interrogea-t-il. Pourquoi vous promenez-vous comme ça depuis deux heures dans cette rue ?
Théodore se troubla tant soit peu.
— C’est parce que j’habite ici.
— Et alors ?
— Alors, j’ai oublié les clés. J’attends quelqu’un.
Le sergent de ville ricana :
— À quel numéro c’est-il que vous habitez ?
Théodore se troubla de plus en plus.
— Au 22, répondit-il au hasard.
Il pensait bien se débarrasser du sergent de ville, mais celui-ci au contraire insistait :
— Au 22 ? faisait-il. Ah, tiens, et comment qu’elle s’appelle la concierge du 22 ? Je la connais, justement ?
— Je n’ai pas à vous répondre. Qu’est-ce que c’est que cet interrogatoire ? Cela ne vous regarde pas.
— Vraiment ? ripostait gouailleur le sergent de ville, ça ne me regarde pas ce que vous faites là à vous balader depuis deux heures ? Dites donc, mon gaillard, vous m’avez l’air de méditer du scandale, vous ? Faudrait voir à voir !
— Assez, commanda Théodore d’un ton sec. Vous ne savez pas à qui vous parlez.
— Je sais que je vous dis de circuler, moi, riposta l’agent. Qu’est-ce que c’est que ces façons-là ? Vous prétendez habiter ici et vous ne connaissez pas seulement le nom de la concierge ? Allez, ouste, décampez, et plus vite que cela !
L’agent mit la main sur l’épaule de Théodore, il bouscula un peu le jeune homme.
— Voulez-vous bien vous en aller ?
Mais Théodore ne le voulut point. Il prétendait résister.
— Je vous prie, répondait-il encore plus sèchement, de vous mêler de vos affaires. Si vous voulez savoir ce que je fais ici, j’attends une dame, là ! J’ai un rendez-vous.
— Ouais, je m’en doutais. Eh bien, vous viderez vos querelles ailleurs. Ouste !
— Mais je suis Théodore Gauvin, le fils du notaire de Vernon, vous voyez bien…
Le sergent de ville perdit patience :
— Théodore Gauvin ou non, fils de notaire ou fils d’ouvrier, c’est tout comme ! Je vous dis de vous en aller, moi, c’est clair, non ?
Théodore Gauvin sentit la sueur perler à son front. Jamais on ne s’était permis de lui parler de cette façon.
— Donnez-moi votre numéro, commença-t-il, je vous ferai…
Mais cette fois il n’eut pas le temps d’achever. Le sergent de ville l’avait empoigné par le bras et le secouait d’importance :
— En voilà un rouspéteur ! faisait-il. Attendez voir un peu que je vous apprenne à parler à l’autorité ! Une fois, deux fois, voulez-vous circuler, ou je vous fourre au violon, moi ? Ah, mais !
Blême de rage, mais sentant qu’il ne pouvait résister, Théodore recula :
— C’est bien, déclara-t-il, je m’en vais, agent, mais vous aurez de mes nouvelles, rappelez-vous mon nom, n’est-ce pas ? Théodore Gauvin, de Vernon.
Ayant lancé ces mots sur un ton de menace, il s’éloigna définitivement.
Théodore était tremblant, effaré, épouvanté même.
— Ah ça, c’est trop fort, rageait-il, voilà que maintenant, on n’a plus le droit de marcher dans les rues !
Et, en même temps, il songeait qu’il lui serait bien difficile d’exécuter ses menaces et de prier son père d’intervenir, étant donné les circonstances.
Même, le pauvre Théodore se prit à frémir.
— Si on m’avait emmené au violon, pensait-il, on m’aurait fouillé à coup sûr. On eût trouvé les dix-huit cents francs sur moi.
Théodore se promena plus d’une demi-heure sur les boulevards, puis à onze heures un quart revint rue Richer.
Il évitait toutefois le coin de la rue Montmartre et, prudemment, s’arrêtait rue Bergère.
— Je vais attendre, pensait-il, il faudra bien qu’elle sorte.
Mais, au lointain, l’ombre noire du sergent de ville l’inquiétait fort ; d’ailleurs Alice n’avait-elle pas pu sortir, pendant que lui-même s’éloignait, chassé par le gardien de la paix ?
Le jeune homme patienta quelques minutes puis, soudain, décida :
— Ce que je fais là est stupide. J’ai un moyen bien plus simple de la trouver. Assurément, elle ne va pas passer la nuit chez cet individu, donc elle a retenu une chambre à l’hôtel Terminus, je n’ai qu’à m’y rendre, je saurai si elle est rentrée, et, si elle n’est pas rentrée, je l’attendrai là-bas.
Théodore appela un fiacre, donna l’adresse de l’hôtel.
Hélas, vingt minutes plus tard, il sortait du Terminuscomplètement désespéré.
— M me Ricard ? lui avait-on répondu au bureau des renseignements. Oui, en effet, elle descend souvent ici, mais en ce moment, elle ne doit pas être à Paris. Nous n’avons pas de chambre pour elle, nous ne l’avons pas vue depuis huit jours.
Théodore n’avait pas insisté, il s’en allait maintenant, les bras ballants, la tête basse, l’air désespéré.
— Alice n’a pas retenu de chambre, pensait-il, donc elle couche rue Richer. Donc ce vieux monsieur, ce vieux monsieur chic, c’est son amant.
Et, en errant à l’aventure, il se répétait cela, cette affreuse affirmation qui lui faisait tant de mal.
4 – LE CRIME DES ÉPOUX RICARD
Tandis que Théodore, épris de la belle Alice Ricard, errait dans Paris à l’aventure, après s’être désespéré en attendant la jeune femme, qu’était devenue celle-ci ? Qu’était devenu le vieux monsieur qui l’avait accompagnée au thé du Korton, avec qui elle avait dîné, avec qui elle paraissait au mieux ?
Alice Ricard était entrée rue Richer à neuf heures et demie environ. Un quart d’heure plus tard, dans un modeste appartement de cette même maison, une scène horrible se déroulait.
Dans une pièce sombre, aux allures de chambre à coucher, très vaguement éclairée par la lueur vacillante d’une modeste lampe pigeon posée sur le coin d’un meuble, deux personnages aux allures sombres s’agitaient, en prenant bien garde à ne pas faire de bruit.
Ils parlaient à voix basse :
— Est-ce fini ?
— Presque.
— Tu es bien sûre, n’est-ce pas, de ne rien oublier ?
— Oh certainement.
— Tu sais que la moindre trace, le moindre indice nous perdraient.
— N’aie donc pas peur.
— On ne voit pas clair ici, bougre de nom d’un chien. Les volets sont clos, hein ?
— Oui, bien entendu.
— Alors, il n’y a rien à craindre des voisins. Je hausse la lampe sans scrupule.
L’homme qui venait de parler se rapprochait en effet de la table sur laquelle était posée la lampe pigeon, il leva la mèche, une clarté plus vive se répandit dans la pièce.
L’homme avait alors un ricanement.
— Sapristi, dit-il avec tranquillité en regardant autour de lui, c’est vraiment joli ici. Il n’y aura pas à s’y tromper.
Il avait éclaté de rire.
— Tais-toi donc, dit la femme, tu fais trop de bruit et ton rire me glace d’effroi. Si jamais on venait…
— Oui, nous serions frais.
Ils se turent, tous deux occupés encore, semblait-il, à des besognes mystérieuses.
L’homme soudain se retourna :
— J’ai du sang aux mains, déclara-t-il, il faudrait que je m’essuie les doigts.
— Prends les rideaux, conseilla la femme, mais méfie-toi. Né laisse pas d’empreinte.
À son tour d’ailleurs, la femme s’approchait de la lampe et en haussait encore une fois la mèche.
— Il faut absolument que nous voyions clair, dit-elle.
Et quand la lumière fut devenue plus vive, elle répéta ce que son compagnon avait dit :
— Oui, vraiment, tu as raison, c’est tout à fait gentil ici.
Elle éclata de rire à son tour.
Le spectacle qui faisait rire les deux individus était abominable cependant : un lit qui occupait le fond, était à moitié défait, les draps sur le sol, le matelas pendait, lamentable, parmi les couvertures rejetées en tas.
Plus loin, la tenture d’une portière déchirée traînait. Une chaise renversée avait son étoffe à moitié trouée et le crin s’en échappait par flocons. Sur le tapis enfin, un tapis clair, d’une teinte grise et sur lequel étaient jetées des carpettes de poil de chèvre, de larges taches se voyaient, de véritables mares d’un liquide rouge déjà coagulé, à l’odeur âcre, fade, grisante presque : du sang.
— Qu’est-ce que tu en penses, on brise la glace ?
— Si tu veux, dit la femme, ça n’a pas d’importance, elle appartient au propriétaire. Mais n’esquinte pas la pendule, ne la bouge pas hein, elle tomberait et ça ferait du bruit.
— C’est idiot ce que tu as fait là. Elle a de la valeur cette pendule. Nous aurions pu la revendre.
— Bah, nous n’en sommes plus à cinquante francs près. Il y a vraiment beaucoup de sang, ajouta-t-elle d’un air sérieux, cela ne te fait pas peur ?
— Affaire d’habitude, disait-il. Si cela t’impressionne, ne regarde pas.
— Viens m’aider plutôt. Il faut que je casse au moins l’un des petits tiroirs.
— Pourquoi ?
— Pour le vol, parbleu.
— Tu as raison. Et la malle jaune ?
— Je m’en suis occupé.
— Alors ça va bien.
Ils s’étaient agenouillés auprès d’un bureau à l’angle de la pièce :
— Je n’ai pas beaucoup l’habitude de ces opérations-là, constata en souriant l’homme qui paraissait de plus en plus calme, mais cela ne fait rien, j’imagine que je réussirai facilement.
Il était armé d’un ciseau à froid, d’un marteau, il manœuvrait ses outils de telle manière qu’en quelques minutes la serrure du tiroir céda.
— Et voilà, concluait-il d’un ton enjoué, tu vois que ce n’est pas difficile.
En parlant, il fouilla dans le tiroir, vérifia les papiers, en jeta une partie sur le sol.
— Crois-tu que cela vaille la peine de défoncer tous les tiroirs qui restent ?
Il tenait la lampe, il examinait en connaisseur le meuble fracturé.
— Baraban qui soignait tant son mobilier ! dit-il soudain en riant encore. Et dire qu’il attrapait sa concierge lorsqu’elle faisait mal son ménage.
— Laisse donc le bureau. Il n’y a plus rien à faire dans la chambre, viens voir par ici.
L’homme reposa la lampe, suivit un couloir, se pencha encore sur le sol :
— Alice, appela-t-il, viens donc voir, il me semble qu’il y a beaucoup de sang par ici.
— Non viens, dépêche-toi, j’ai besoin de toi ici, Fernand.
Alice ? Fernand ?
Était-ce donc les époux Ricard qui se trouvaient réunis rue Richer, dans cet appartement en désordre à l’aspect sinistre, tout taché de sang, dans cet appartement qui, l’homme venait de le dire, appartenait à un certain M. Baraban ?
C’était bien eux en effet.
C’était bien Alice Ricard, la jolie Alice qu’aimait le jeune Théodore Gauvin, qui se trouvait maintenant dans la cuisine, occupée à se laver les mains dans une terrine posée sur l’évier.
— Regarde-moi bien, disait-elle. Allume le gaz si tu veux, les volets sont fermés. Je n’ai pas de sang, hein ?
Fernand – Fernand Ricard, car c’était bien le courtier qui se trouvait là avec sa femme – l’examinait soigneusement.
— Non, dit-il enfin après l’avoir fait tourner et retourner devant lui, je ne vois aucune trace suspecte, tu es nette comme un sou neuf.
Puis il arrêta sa femme d’un geste.
— Eh pas de bêtise, ne vide pas l’eau de la cuvette, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je crois que le tuyau aboutit à la cour et coule dans une rigole jusqu’à la canalisation qui l’emmène à l’égout. De l’eau rouge comme cela, ce serait suffisant pour attirer l’attention.
— Oh, tout le monde dort.
— Je l’espère bien.
Fernand Ricard, à son tour, se lavait les mains dans l’eau déjà rougie, se curait les ongles soigneusement.
— Je n’ai rien non plus ?