V
Les incorrections de Juve
— Allez donc ouvrir, Caroline ; n’entendez-vous pas qu’on sonne ?
Eugénie Drapier, qui se tenait dans la galerie, appelait par deux fois la cuisinière.
Celle-ci enfin apparut, surgissant du couloir de la cuisine. Elle était essoufflée, écarlate, car elle venait de quitter son fourneau qu’elle chauffait à force.
Elle gronda :
— C’est pas Dieu possible de faire un service pareil ! Il y a huit jours… on était trois domestiques, la femme de chambre, le valet de chambre et moi. Voilà la femme de chambre qui tombe malade, le domestique qu’on assassine, qu’est-ce qui va arriver à la cuisinière ?
— Cela s’arrangera, ne vous mettez pas en colère, ma bonne Caroline ! recommandait M me Drapier, vous comprenez qu’il n’y a pas de notre faute dans tout cela et que nous en sommes les premiers ennuyés ?
Caroline, qui était une brave fille, s’adoucissait.
— Oh ! je sais bien qu’il n’y a pas de la faute de madame ni de monsieur !
Et elle allait entreprendre une conversation, lorsqu’un troisième coup de sonnette retentit, plus impérieux, plus prolongé que précédemment.
— Allez ouvrir, Caroline ! supplia M me Drapier, laquelle s’éclipsait aussitôt, entrant dans le petit salon attenant à la salle à manger.
Caroline ouvrit.
Il y avait sur le palier un monsieur qui attendait. La cuisinière, au premier coup d’œil, jugea que c’était quelqu’un de comme il faut, car il était bien chaussé, il était coiffé d’un chapeau melon de bonne forme, revêtu d’un pardessus au col de velours, à la coupe anglaise, à l’étoffe élégante et riche.
Il pouvait avoir une quarantaine d’années environ, ses cheveux, à ses tempes s’argentaient légèrement.
Le visiteur fit un imperceptible signe de tête et demanda à la domestique :
— M. Drapier est-il visible ?
Caroline n’avait pas l’habitude des relations extérieures ni des rapports officiels avec les maîtres, elle savait toutefois qu’il ne fallait jamais répondre ni oui ni non à de semblables questions, mais dire simplement :
— Je ne sais pas ! Je vais aller voir ! Si monsieur veut attendre…
Elle articulait la phrase classique que le visiteur approuva d’un léger signe de tête.
Il pénétrait à la suite de la cuisinière dans la galerie. Caroline se retourna et lui demanda :
— Qui annoncerai-je à monsieur, si monsieur est là ?
Le visiteur avait posé son chapeau, il articula :
— Vous annoncerez M. Juve !
— Monsieur Juve ! s’écria Caroline, ah ! par exemple ! L’agent de police ?
Juve esquissa un ironique sourire.
— Agent de police, fit-il, si vous voulez.
Caroline, toutefois, demeurait abasourdie, elle regardait l’inspecteur de la Sûreté et son visage exprimait une réelle émotion.
— Mon Dieu, mon Dieu, balbutia-t-elle, c’est vous M. Juve !… Le fameux Juve !
— N’exagérez pas !
— Oh, fit Caroline, j’ai bien souvent entendu parler de vous, lu votre nom sur les journaux !…
Elle s’arrêtait net et reprenait, presque terrifiée :
— Ah ça ! vous croyez donc que Fantômas est compromis dans l’affaire ?
— Pourquoi ? demanda Juve interloqué.
— Mais parce que, monsieur… fit naïvement la brave cuisinière, chaque fois qu’il s’agit d’une affaire de Fantômas, vous y êtes mêlé, chaque fois que vous vous occupez d’un drame, c’est qu’à ce drame se mêle le nom de Fantômas… Enfin, comme qui dirait, dès qu’il y a du grabuge quelque part, là où on trouve Juve, on trouve Fantômas, et là où vient Fantômas, Juve ne tarde pas à arriver ! Je m’explique peut-être mal, mais c’est là ma façon de penser !
Juve, malgré lui, souriait…
— Fantômas n’est pas nécessairement dans toutes les affaires dont je m’occupe, et rien ne prouve qu’il soit intervenu dans l’assassinat de ce malheureux Firmin ! Mais le temps passe et vous seriez bien aimable de m’annoncer à M. Drapier. N’est-ce pas, ma bonne Caroline ?
La cuisinière qui tournait les talons s’arrêta, stupéfaite :
— Vous me connaissez, monsieur Juve ?
— Depuis cinq minutes, oui !
— Mais vous savez mon nom !
Le policier souriait encore :
— Affaire d’habitude, nous sommes tous comme ça, nous, les agents de la police, mais ne vous émotionnez pas et dépêchez-vous !…
« M me Drapier, tout à l’heure, semblait fort ennuyée du temps que vous mettiez à venir ouvrir, et je suis convaincu que M. Drapier, qui travaille actuellement dans son bureau, doit se demander quels sont les gens qui bavardent ainsi dans son antichambre !
Caroline était de plus en plus étonnée.
— C’est pas Dieu possible, murmura-t-elle, ces gens de la police savent tout !
Elle interrogeait Juve.
— Qui c’est qui vous a donc dit que monsieur était là ? Je parie que c’est encore la concierge ; cette femme se mêle de tout ce qui ne la regarde pas !…
— Ça n’est pas la concierge, fit Juve doucement, c’est son chapeau.
— Son chapeau ? Elle n’a pas de chapeau !
Juve insistait toujours avec calme.
— Je vous parle du chapeau de M. Drapier qui est pendu ici à ma droite, au porte-manteau, et dont le cuir intérieur est encore tout luisant de la légère transpiration de M. Drapier, ce qui prouve qu’il est rentré il y a dix minutes à peine et qu’il a marché très vite, car il ne fait pas une température à transpirer, si l’on marche à son pas !
— Mais, vous êtes sorcier !
— Ma bonne Caroline, interrompit Juve, je suis surtout un peu pressé, voulez-vous avoir l’obligeance de prévenir ?
Enfin, Caroline se décidait…
Et perdant de plus en plus la tête, au lieu d’observer les règles protocolaires, elle ouvrit simplement en grand la porte du cabinet de M. Drapier, et d’une voix de stentor annonça :
— Monsieur Juve, agent de police !
— Elle y tient décidément, pensa l’inspecteur de la Sûreté !
Juve, toutefois, avait trop le respect et l’amour de sa profession pour estimer qu’il y avait quelque chose de dégradant dans la qualification d’agent de police…
M. Drapier se leva, et vint au devant du célèbre personnage.
Il lui désigna un siège, d’un air grave et compassé, Juve fit semblant de ne pas apercevoir cette offre et resta debout cependant qu’il prenait un air aimable, pour entreprendre sa conversation avec M. Drapier.
C’était la première fois que le policier venait à la maison du crime.
Assommé d’être obligé d’interrompre son voyage, il n’avait consenti à s’occuper de l’affaire qu’avec une certaine mauvaise grâce.
Il estimait qu’elle s’embarquait fort mal pour lui, les conditions de l’assassinat étaient mystérieuses, les motifs du crime n’apparaissaient point, la qualité de la victime, c’était triste à dire, mais vrai, n’avait rien de bien sensationnel, et enfin Juve considérait qu’il était dans une situation peu favorisée, par ce fait qu’il n’avait pas assisté aux premières constatations et que très certainement il n’arriverait jamais à reconstituer exactement ce qui avait pu se passer.
Toutefois, ces objections, lorsqu’il les avait eu faites dans son esprit, n’avaient pas été pour le décourager, bien au contraire !
Juve, en effet, estimait que dans ces sortes de problèmes plus les inconnues sont nombreuses, et plus les problèmes sont attrayants.
Toutefois, au lieu d’aller vite en besogne, il se proposait d’agir doucement, de faire une enquête de tout repos.
Il s’était fait préciser les détails du crime par le commissaire de police, il avait noté la position dans laquelle on avait retrouvé le mort dans le cabinet de travail de M. Drapier et, bien qu’il se trouvât pour la première fois dans cette pièce, dont la disposition des meubles avait été changée, il se rendait parfaitement compte de l’endroit exact où était tombé le cadavre.
Il y avait, recouvrant le tapis qui était étendu sur le plancher, de petits tapis en peau de chèvre, disposés çà et là. Juve, qui ne s’était pas assis, malgré l’invitation de M. Drapier, alla soudain près d’un petit guéridon, enleva le petit tapis qui était à sa base, et découvrit alors une tache brunâtre, qu’il considéra quelques instants.
— C’est là, n’est-ce pas, monsieur, fit-il, que s’est produit l’épanchement de sang ?
Drapier paraissait étonné mais voulut n’en rien montrer, et se contenta de répondre :
— En effet, monsieur !
Juve, d’ailleurs, n’attendait pas d’approbation.
Il avait sorti de sa poche un mètre et un morceau de craie et sur le tapis il traçait quelques lignes, sans souci de faire des saletés.
— Oui, continua-t-il, comme s’il se parlait à lui-même, il avait les pieds tout près de la cheminée, et s’il est tombé de côté, c’est parce qu’en s’effondrant sa tête est venue heurter le bureau de travail et qu’elle a rebondi en avant…
« Voilà, d’ailleurs, la trace bien nette de ce choc…
Juve appuyait le doigt sur l’angle du bureau empire de M. Drapier, et le directeur de la Monnaie, machinalement, regardait. Il remarquait en effet une légère écorchure au vernis du panneau.
Juve, alors, se dirigea du côté de la fenêtre et, de la façon la plus indifférente, demanda à M. Drapier :
— Voulez-vous avoir l’obligeance de m’ouvrir cette fenêtre ?
Léon Drapier obéissait sans comprendre.
Juve s’éloignait.
— Restez là, dit-il à Drapier qui voulait faire comme lui.
Le directeur de la Monnaie obéit.
— Merci ! lui cria le policier du milieu de la pièce ; maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, ayez donc l’obligeance de fermer cette fenêtre, car il me semble qu’il ne fait pas très chaud !
Ces paroles simples, qui semblaient cependant dissimuler un projet mystérieux, étonnaient profondément le directeur de la Monnaie…
Léon Drapier, toutefois, n’osait rien dire ; il savait que Juve, dont la réputation était mondiale, passait pour un original et qu’il aurait été d’une mauvaise politique de le contrarier.
Après avoir ouvert la fenêtre, Léon Drapier la referma donc ; or, comme il tournait l’espagnolette, la voix de Juve retentit à nouveau.
Elle était toute changée, elle se faisait désormais aimable, cordiale ; Juve, du milieu de la pièce, appelait Léon Drapier et lui disait :
— Et maintenant, monsieur, voulez-vous que nous causions ?
— Certainement ! articula Léon Drapier.
Juve l’invitait aimablement.
— Prenez donc la peine de vous asseoir !
Machinalement, Léon Drapier obéissait et s’installait dans un fauteuil, constatant que Juve avait, sans la moindre vergogne, pris sa propre place devant son bureau.
— Ce policier, pensa-t-il, manque d’éducation ; il m’invite à m’asseoir chez moi, alors que ce devrait être le contraire, et il s’installe à la place où j’ai l’habitude de me mettre !
Mais Léon Drapier rougit soudainement ; Juve, en effet, qui avait parfaitement lu dans ses yeux sa pensée, lui répondait d’un air ironique :
— J’ai l’air mal élevé comme cela, mais au fond, je le suis moins que je n’en ai l’air ! Et si j’ai pris votre place, monsieur le directeur, c’est parce qu’au fond je suis un maniaque ! Vous m’en excuserez !
Léon Drapier ne savait que répondre…
Juve, d’ailleurs, ne laissait pas tomber la conversation.
— Vous devez être fort occupé, monsieur Drapier, déclarait-il, en votre qualité de directeur de la Monnaie ? C’est là une situation très importante et qui comporte d’extrêmes responsabilités ; toutefois, j’imagine que la direction de cette usine d’un caractère si spécial… doit être fort attrayante…
— Mais certainement, monsieur, répliquait Drapier, qui s’imaginait peu qu’on allait le questionner sur ses occupations.
Juve, toutefois, poursuivait :
— Vous êtes en somme une personnalité dans le monde des fonctionnaires, et vous devez sans cesse être sollicité pour des recommandations ; si j’en juge par l’importance de votre appartement, non seulement vous êtes riche, monsieur Drapier, mais encore vous devez beaucoup recevoir ?
— C’est-à-dire, fit Drapier, que pendant la saison nous voyons quelques amis, mais ma femme est très sédentaire…
— Je sais, oui, elle sort rarement !
— Pour ainsi dire jamais ! poursuivit Drapier.
— Ce n’est pas comme vous, sourit aimablement Juve, vous appréciez la vie parisienne, charmante, d’ailleurs. Les restaurants élégants ont l’honneur de vous compter au nombre de leurs clients ?
Interloqué, Drapier interrogea :
— Mais comment savez-vous cela ?
— Parce que c’est de notoriété publique, monsieur Drapier, sans doute !
— Vous m’étonnez, fit le directeur de la Monnaie. Je ne dis pas que je ne vais pas quelquefois au restaurant, mais on ne m’y connaît pas sous mon nom et bien peu de gens peuvent m’y voir…
— C’est juste ! fit Juve. J’imagine en effet que si vous allez dans les restaurants parisiens, vous y dînez dans les cabinets particuliers !
— Pardon, monsieur, interrompit Drapier, il me semble que ce sont là des questions d’un ordre tout à fait privé et qui ne concernent guère l’enquête que vous êtes venu faire à mon domicile ?
Juve protestait d’un geste de la main.
— Excusez-moi, monsieur Drapier, en effet, notre conversation s’est égarée à mon insu, nous bavardions agréablement, j’oubliais mon rôle.
« Voyons, je redeviens l’inspecteur de la Sûreté, monsieur Drapier ; veuillez me raconter les circonstances dans lesquelles le drame découvert chez vous est survenu.
« Mais avant que vous ne commenciez, monsieur Drapier, je dois vous dire que j’ai lu votre déposition au commissariat de police, et que si vous n’avez rien d’autre à y ajouter, il est inutile de me répéter les faits que je connais !
— Je n’ai rien d’autre à dire, en effet, monsieur Juve… Mais pardon, que faites-vous ?…
Drapier considérait à ce moment le policier non sans stupéfaction.
Juve, en effet, se livrait à une étrange besogne.
Juve, tout en bavardant avec M. Drapier, avait sorti de sa poche un petit trousseau de clefs, il les essayait les unes après les autres, puis, ayant fini par en découvrir une qui ouvrait l’un des tiroirs, il fouillait dans ce tiroir, en sortait des papiers, que, sans la moindre vergogne, il se mettait à lire.
— Voyez, déclara-t-il très simplement à M. Drapier, sans paraître se rendre compte de l’incorrection qu’il commettait, voyez, monsieur, comme le hasard sert souvent la police !
« Je venais chez vous dans l’intention de vous demander à voir les certificats qui vous ont décidé à engager ce malheureux valet de chambre !
« Or, voici que sans vous occasionner le moindre dérangement, je trouve ces certificats dans votre bureau. Vous me permettez, n’est-il pas vrai, de les emporter ?
Drapier était si abasourdi qu’il ne répondait absolument rien.
Juve, cependant, parcourait les fameux certificats si élogieux qui avaient si aisément décidé M me Drapier à choisir son valet de chambre.
— C’est curieux ! articula-t-il, Alvarez ?… Alvarez Cruisa ?… Voilà un consul du Mexique que j’ai rarement vu figurer dans les annuaires !… Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il habitait, à Paris, une rue ne comportant que quatorze numéros, quinze au maximum, or le certificat indique que son domicile se trouvait au numéro 27 !…
— Ah ! vraiment, vous croyez ? fit dès lors M. Drapier qui, intrigué, se rapprochait de Juve, venait voir le certificat.
Le policier se mit à lire, il regardait l’autre certificat fourni par une certaine baronne de Laverdier .
— La baronne de Laverdier, fit Juve, j’ai connu cela, autrefois, grand nom de l’Empire, famille disparue, si je ne me trompe, avec le décès du fils unique de la baronne, mort dans une maison de fous !
« Il faut décidément tout savoir, lorsqu’on est de la police, n’est-il pas vrai, monsieur Drapier ?