La disparition de Fandor (Исчезновение Фандора) - Сувестр Пьер 2 стр.


— Un quart d’heure, vingt minutes peut-être, sitôt mon frère parti, ce qui ne peut tarder car il doit prendre le train de dix heures quarante-cinq pour Bayonne.

M me Fargeaux quitta brusquement ses mystérieux interlocuteurs et reprenant exactement le chemin qu’elle avait suivi pour venir jusqu’au pavillon de chasse, elle allait se rapprocher du château lorsque soudain elle s’arrêta. La jeune femme regarda instinctivement à ses pieds ; un pâle rayon de lune perçait à ce moment l’obscurité de la nuit et Delphine, non sans surprise, constata que sa jupe était saupoudrée de ce sable blanc et léger qui constitue le sol habituel des terrains où poussent les pins maritimes.

— Après tout, se dit-elle, cela n’a aucune importance.

Mais à ce moment précis, la jeune femme tressaillit et laissa échapper un cri de surprise. L’arbre auquel elle s’était machinalement appuyée venait de trembler, et le sol sur lequel elle marchait avait bougé également. Quelque chose avait été projeté sur elle. C’était encore une pluie légère de sable fin.

Quelques instants plus tard, Delphine faisait mine d’entrer dans l’étable, pour en sortir bruyamment et faire croire à son mari, comme à son frère, qu’elle y était restée tout le temps de son absence. Au même moment, elle entendit le grelot du tilbury que le domestique amenait devant le perron. La voiture s’arrêta à peine devant la porte du château, Martial bondit dedans, prit des mains du cocher les rênes, fouetta le cheval et partit, criant comme adieu à son beau-frère :

— Je suis trop en retard pour prendre congé de Delphine, vous l’embrasserez pour moi.

— Soyez tranquille, répondit Timoléon, embrasser ma femme, c’est mon affaire.

Et le gros homme, nullement préoccupé par l’absence de son épouse, ralluma sa pipe, cependant que Delphine écoutait, dissimulée le long du mur, dans l’ombre.

2 – MORDU ?

— Eh adieu, monsieur Peyrat !

— Eh adieu, madame Labourès ! Autrement, aujourd’hui, vous allez bien ?

— Pas trop mal, monsieur Peyrat. Mais j’ai tout de même bien du souci. C’est pour Saturnin que je viens vous voir.

— Qu’a-t-il donc, le cher enfant ?

— Vous allez me le dire.

M me Labourès se retourna, traversa à grandes enjambées, les deux poings sur les hanches, la petite boutique de M. Peyrat, autorité du village où il exerçait les fonctions de pharmacien depuis bien près de vingt ans :

— Saturnin, appela M me Labourès, viens donc. Entre, pas « moinsse », M. Peyrat ne te mangera pas.

Mais, arrivée sur le seuil de la boutique, M me Labourès s’arrêtait, décontenancée :

— Bon, voilà que le Saturnin a encore disparu. « Décidémeng », cet enfant me fera manger les sangs.

M. Peyrat, par sympathie, avait quitté le comptoir derrière lequel il passait ses journées entières, occupé à somnoler ou à projeter de grandes réformes politiques. Il rejoignit sa cliente. Lui aussi, appela :

— Saturnin, allons, Saturnin, viens donc ! Je te donnerai des réglisses !

En vain.

La boutique était construite au seuil même du petit village de Beylonque. C’était la dernière maison habitée de l’unique rue. Tout près, recommençaient les pignadas, les énormes bois de pins, au sol feutré par les aiguilles résineuses, à l’atmosphère d’ombre et de mystère, qui s’étendent uniformes sur des kilomètres.

— Mon Dieu, cria M me Labourès, avec un geste de colère, je parie qu’il s’est encore enfui. Ce garçon-là, il n’y a pas moyen d’obtenir qu’il s’éloigne, fût-ce cinq minutes, des pignadas.

— C’est exact, ce que vous dites, Madame Labourès, dit M. Peyrat, mais vous n’avez pas le droit de vous en plaindre. Le pauvre petit, il est fort heureux encore qu’il trouve toujours à s’occuper, à s’amuser, vous seriez vous-même la première désolée si vous étiez témoin de son ennui. Et autrement, Madame Labourès, c’est à quel sujet que vous m’ameniez Saturnin ?

Mais M me Labourès n’eut pas à répondre. Un grand garçon maigre et dégingandé, un garçon à la figure extraordinaire et dont la seule vue causait un réel malaise, venait de sortir des bois de pins. C’était Saturnin. Il pouvait bien avoir dix-huit ou dix-neuf ans, mais chose curieuse, son attitude était celle d’un enfant, d’un enfant qui craint d’être grondé, et qui, avant d’approcher, veut s’assurer des dispositions où l’on se trouve.

— Viens donc, recommençait M me Labourès, « autreming », M. Peyrat ne te mangera pas, voyons. Tu ne m’entendais pas t’appeler, Saturnin ? Allons, approche, petit.

Le jeune homme s’approcha timidement. M. Peyrat lui tendit la main.

— Tu n’aimes donc plus les réglisses ?

Mais Saturnin ne répondit pas. La main dans celle du pharmacien, il le regardait fixement, avec un rire extraordinaire, muet, prolongé, comme s’il eût contemplé un individu essentiellement grotesque, une personnalité éminemment amusante. Le malheureux Saturnin, aussi bien, – ce n’était un mystère pour personne à dix lieues à la ronde, – était simple d’esprit. Jadis, M me Labourès avait épousé au mépris des superstitions les mieux établies dans les Landes, un sien cousin, et, le malheureux Saturnin devait, disait-on, à cette union, de ne point jouir de ses facultés mentales. Pas méchant, d’ailleurs, serviable même, très doux, incapable de faire quoi que ce soit de mal, Saturnin avait en réalité la raison d’un enfant de sept ans dans le corps d’un homme fait. Il ne travaillait pas, car tous les métiers que l’on avait successivement essayé de lui faire apprendre l’avaient successivement rebuté. Il vagabondait du matin au soir, médiocrement aimé de son père, un Basque robuste et trapu qui travaillait aux entreprises de résine, choyé par sa mère, en revanche, qui, pour ce grand garçon, trouvait, sous des apparences de brusquerie et de colère gasconne, des trésors d’indulgence.

— Autrement, répétait M. Peyrat, dites-moi donc, Madame Labourès, qu’est-ce qu’il a votre fils ?

M me Labourès, au moment même, devenait furieuse, prise d’un de ces accès de rage qui n’avaient aucune conséquence.

Aussi bien, Saturnin outrepassait les bornes. L’idiot tirait la langue et faisait ses plus épouvantables grimaces à l’adresse du pharmacien.

— Finis, ordonna M me Labourès, tâche d’être sage… Monsieur Peyrat, je venais vous voir rapport à son doigt qui est malade, il s’est blessé je ne sais où, et depuis il est là à geindre, à se plaindre, si bien que je me demande s’il n’a pas réellement un mauvais mal. Voulez-vous voir, Monsieur Peyrat. Des fois, des bobos, n’est-ce pas ?

M. Peyrat déjà, attirait Saturnin à l’intérieur de sa boutique, il le faisait asseoir, lui donnait à croquer une poignée de bonbons, et s’étant de la sorte, assuré sa sagesse, commençait à examiner la main malade. M me Labourès n’avait pas menti. Son pauvre fils pouvait en effet se plaindre et geindre avec conviction ; il était assez sérieusement blessé, à la main droite, l’un de ses doigts, presque à vif, saignait, et la plaie avait la plus vilaine apparence. Le pharmacien, tout en entourant la phalange du blessé d’une série de petits linges destinés à la préserver des souillures diverses, s’informa :

— Et alors, Saturnin, où t’es-tu fait cela, mon petit ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Tu ne sais pas où tu t’es blessé ? Voyons, voyons, fais attention, c’est encore en te battant, en montant dans un arbre, en jouant avec le feu ?

— Pas moins. Elle est méchante, hein, de m’avoir mordu comme cela ?

— Qu’est-ce que tu dis, Saturnin, qu’est-ce que tu racontes ? Qui est-ce qui t’a mordu ?

— Eh, la dame qui se baignait, donc.

La réponse était incohérente, le pharmacien et la Landaise échangèrent un regard surpris.

— Saturnin, reprit M. Peyrat, ne t’amuse pas à te moquer de nous, ou tu n’auras plus de bonbons. Réponds gentiment, voyons. Qui est-ce qui t’a mordu ? Qu’est-ce que c’est que cette dame qui prenait son bain ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas qui t’a mordu ? s’exclamait M me Labourès, eh bien si c’est comme ça, aujourd’hui, je t’empêcherai d’aller te promener.

Évidemment, la menace devait être terrible et faire une peur épouvantable au malheureux enfant, car tout d’une haleine il se hâta de répondre :

— Autrement, Maman, voilà. C’est la dame qui se baignait tout habillée. Quand j’ai voulu lui toucher le nez, elle m’a mordu. Aïe ! Ça me fait mal, monsieur !

La dernière exclamation s’adressait au pharmacien, qui entendant les paroles de l’idiot, était parti à rire, et, secoué par sa gaieté, avait involontairement serré trop fort le doigt du pauvre Saturnin.

— Tu dis, s’exclamait le brave homme, que tu as voulu toucher le nez à une dame qui se baignait tout habillée ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

— Oui, et la dame m’a mordu.

Il n’y avait pas à le faire sortir de là. Mieux que personne, M me Labourès savait que son fils était têtu, et qu’il était impossible, même en le grondant, de le faire revenir sur une première déclaration.

— Vraiment, elle n’était pas gentille. Saturnin… cette dame. Mais qui est-ce donc ? Chez qui étais-tu ?

— J’étais chez Borel.

Cette fois, M. Peyrat et M me Labourès éclataient ensemble de rire. Saturnin exagérait vraiment.

Certes, Saturnin pouvait avoir été jouer chez les Borel, mais il était invraisemblable qu’il y eût été victime de quoi que ce fût. Les époux Borel étaient des personnes « tout ce qu’il y avait de bien ».

Pourquoi M me Borel aurait-elle mordu Saturnin ? Pourquoi, surtout aurait-elle eu la fantaisie de se baigner tout habillée ? et où cela ? dans la mare, alors ?

M me Labourès, par acquit de conscience, interrogea encore :

— Qu’est-ce que tu dis qu’elle faisait, la dame, quand elle t’a mordu ?

La bouche pleine de réglisse, Saturnin, impassible, répéta :

— Elle se baignait, maman, tout habillée.

— Mais elle se baignait où ?

— Dans une baignoire.

Cette fois M. Peyrat protesta :

— Saturnin, disait-il, tu te moques de nous, et ce n’est pas gentil. D’abord, tu n’as pas été mordu, ce n’est pas une morsure, qui a pu te faire le bobo que tu as. On dirait une brûlure. Une brûlure assez mystérieuse d’ailleurs. Voyons, tu n’as pas mis ta main dans de l’eau bouillante ? Tu n’as pas été traîner chez le teinturier ? tu n’as pas…

— J’ai été mordu par la dame qui était dans le bain, répétait-il, j’ai voulu lui toucher le nez, et elle m’a mordu, c’est la vérité.

Tout en causant, cependant, M. Peyrat venait de bander soigneusement la main du blessé. Il lui offrit encore une poignée de pastilles de réglisse puis il reconduisait jusqu’à la porte de sa boutique M me Labourès, qui se confondait en remerciements.

— Décidément, conseilla M. Peyrat, vous feriez bien, Madame, d’aller avec Saturnin chez Borel. L’histoire qu’il nous raconte est évidemment stupide, mais vous devriez vérifier ce qu’elle peut contenir d’exact. Je ne crois pas que Saturnin ait été mordu, cependant, il serait prudent de vous en assurer, il faut toujours penser à un chien enragé, enfin, on ne sait jamais.

Le conseil était sage, M me Labourès n’avait garde de manquer à le suivre. À l’un des anneaux scellés dans le mur de la pharmacie, elle avait attaché par la bride, un petit âne attelé à une charrette qui lui servait pour se rendre de sa ferme au village.

— Viens avec moi. Saturnin, commandait la brave femme, nous allons aller chez Borel.

Vingt minutes plus tard, M me Labourès frappait à la porte de la petite maison. Elle frappait à coups redoublés, elle tapait même au volet, mais personne ne vint lui ouvrir. La maison semblait abandonnée.

***

En quittant la pharmacie de M. Peyrat, M me Labourès n’attachait guère d’importance au récit que venait de faire Saturnin. En arrivant le soir même chez elle, et en contant l’aventure à son mari, elle en doutait déjà un peu moins, et se demandait comment et pourquoi on avait mordu Saturnin.

Le lendemain matin, en s’éveillant, M me Labourès, voyant passer le garde champêtre, le héla :

— Et autrement, Parandious, venez donc voir un peu ici. Vous savez ce qu’ils ont fait, chez Borel ? Ils ont mordu mon Saturnin. Même que M. Peyrat m’a dit de faire très attention, car peut-être il deviendrait enragé.

C’était là une confidence sensationnelle que Parandious, en digne garde champêtre qu’il était, ne pouvait longtemps garder pour lui seul. Il se rendit à l’auberge immédiatement la mieux achalandée de Beylonque, et confiait la chose à tous les buveurs attablés :

— Pas moins, c’est tout de même malheureux, des étrangers dans le pays qui se permettent de faire du mal à un pauvre enfant, un simple qui n’a jamais fait de tort à personne.

De la sorte, alors qu’à dix heures du matin, nul n’eût cru de sang-froid que Saturnin eût été réellement mordu, à midi, la chose était tenue pour certaine par le village tout entier.

L’histoire provoquait une émotion considérable. Personne n’aimait vraiment les Borel, qui vivaient à l’écart, ne fréquentaient aucun voisin, ne saluaient pas même M. le curé ou M. le maire. Mais maintenant, on se sentait animé à leur endroit d’une colère farouche.

— Croyez-vous, répétait-on de porte en porte, croyez-vous, M me Borel qui s’est permis de mordre le petit Saturnin, le fils aux Labourès. Ah bien, on va lui faire un procès. Si c’est pas Dieu possible, un simple !

Les colères fermentèrent de la sorte un certain temps encore.

À trois heures, le maire faisait appeler son garde champêtre :

— Parandious, ordonna-t-il, vous allez vous rendre chez Borel et interroger un peu les criminels qui y habitent. Pas moins. Il ne sera pas dit que dans ma commune, on pourra martyriser des enfants sans que l’autorité ose intervenir !

Parandious un quart d’heure plus tard, le bicorne en bataille, le gourdin menaçant à la main et la plaque étincelante en travers de la poitrine, partait à la tête d’une troupe composée d’une vingtaine de paysans armés de faux ou de fourches ou encore de vieux fusils de chasse.

Le siège cependant, commença de façon bizarre. Bien qu’on les détestât en ce moment, les Borel en imposaient un peu aux plus farouches vengeurs de Saturnin. Qui étaient-ils ? On ne le savait pas, d’où venaient-ils ? Personne ne pouvait le dire exactement ; il y avait six mois qu’ils habitaient le pays. M me Borel n’en bougeait pas. Son mari faisait de très fréquents voyages. Ils devaient être riches.

Parandious, devant la maisonnette, mit le bicorne à la main. D’un doigt timide, il heurtait la porte, criant :

— Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

Mais il n’y avait personne.

— Jour de ma vie ! finit par hurler le brave garde champêtre, qui devenait de plus en plus décidé au fur et à mesure qu’il s’avérait que personne ne se trouvait à l’intérieur de la maison. Jour de ma vie, est-ce qu’ils auraient fui ?

Être partis si nombreux, avec des intentions farouches, pour arriver devant la porte close d’une maison abandonnée était navrant. Mais du moment que l’on pouvait qualifier l’absence des locataires du nom de fuite, l’honneur était sauf.

— Pas moins, c’est une chose certaine, expliquait un jeune paysan, quand ils ont vu qu’ils ne l’avaient pas tué, ils ont eu peur et ils ont fui. Ah, ils ont bien fait. On les aurait étripés !

Parandious, cependant, avait fait le tour de la maisonnette, appelant toujours. Mais sa voix n’éveillait pas d’échos, s’étouffait dans le silence ouaté des pignadas voisines. Il n’y avait personne dans la maison, personne dans le jardin potager, personne aux alentours.

— C’est cocasse, je me demande ce qu’il faut faire. Autrement, si l’on enfonçait la porte ?

Parandious, une fois encore victime de son tempérament d’homme du Midi, venait d’avoir une idée géniale. Il n’avait pas proposé d’enfoncer la porte qu’un homme robuste, d’un coup d’épaule, faisait sauter celle-ci hors de ses gonds.

Назад Дальше