C’était une toute petite bâtisse à un étage, fort mal entretenue, délabrée, aux aspects de chaumière, et toute couverte de mousse, de lierre, de plantes grimpantes. Le rez-de-chaussée ne comportait qu’une grande pièce formant salle à manger, cuisine et buanderie. La porte tombée, d’un seul coup d’œil on pouvait apercevoir toute la salle. Or, tout à coup, des exclamations de stupeur, d’effroi, d’horreur s’échappèrent des lèvres de tous les assistants.
— Bon dious ! Bon dious ! cria désespéré le gars qui venait de forcer l’entrée.
— Ah, sainte vierge, ma mère, Saint Joseph et les saints anges, miséricorde ! criait Parandious.
Derrière lui, les paysans poussaient des oh et des ah, ils se signaient, avec des mines atterrées.
À l’intérieur régnait un désordre complet. Une table non encore desservie avait été renversée sur le sol et la vaisselle qui la garnissait, de la vaisselle assez fine, jonchait le plancher d’une infinité de débris. Une chaise était cassée, une armoire arrachée du mur s’était écroulée sur la huche à pain. Et puis, surtout, au beau milieu de la pièce, tout contre la nappe qui traînait sur le sol, il y avait une tache de sang, énorme, immense, une tache de sang séché, à moitié absorbé par le sol de terre battue et de ciment, une tache qui se prolongeait en une longue traînée jusqu’au pied de l’escalier menant au premier.
— Mais… mais… commença à bégayer Parandious, mais… mais… c’est que c’est vrai qu’il y a eu un crime. Ah mon Dieu, mon Dieu !
Le garde champêtre eut grande envie de s’enfuir mais sa curiosité fit place à une terreur qui n’était plus feinte.
Tout à l’heure encore, à Beylonque, il parlait d’arrêter les « assassins », mais désormais, à côté de cette tache rouge de sang desséché, il n’avait plus aucune envie de poursuivre ses recherches policières. Il fallait agir cependant. Derrière lui, demeurant sur le seuil, les paysans lui criaient des conseils :
— Parandious, sûrement qu’il y a eu crime, il faut prévenir M. le maire.
— Parandious, il y a peut-être des blessés au premier étage, il faut monter.
— Tu sais, Parandious, qu’il y a bien huit jours qu’on ne les a pas vus, les Borel.
— Parandious, hé, mon gars, veux-tu que l’on t’accompagne pendant que tu vas perquisitionner ?
Cette dernière proposition, évidemment, plaisait au brave garde champêtre. Devenu grave, il se retourna vers ceux qui l’accompagnaient, et, d’une voix de stentor, cria :
— Toi, le gars, tu vas t’en aller de suite à la mairie dire à M. le maire ce qui se passe, bien exactement, commanda-t-il à un jeune paysan. Vous autres, je réquisitionne les quatre plus braves pour m’accompagner.
Ils étaient dix, il n’y eut personne qui osât s’avancer.
— Venez tous, concéda Parandious, pour la troisième fois bien inspiré.
Nul ne se souciait, en effet, de rester seul devant la maison tragique.
Parandious n’était évidemment pas bien terrible, mais enfin il représentait l’autorité, on préférait l’accompagner que de demeurer sans lui.
— Avance, Parandious, on te suit « différemming ».
Parandious rentra dans la pièce du rez-de-chaussée, jeta encore un coup d’œil au désordre terrible qui y régnait, évita soigneusement de marcher dans la traînée de sang souillant le sol et se dirigea vers le petit escalier.
Parandious arrivé au bas des marches leva les bras dans un mouvement d’effroi terrible. Les marches étaient couvertes de sang, il y en avait non seulement sur les degrés, mais encore sur la rampe, le long du mur.
— Mordious ! clama le brave garde champêtre, on ne peut avoir de doute, on s’est tué là-dedans. Suivez-moi bien pas moins.
La petite troupe monta lentement l’escalier de bois en évitant de frôler la muraille.
Or, à peine parvenu au premier étage, une nouvelle exclamation s’échappait des lèvres de Parandious.
— Mais c’est stupéfiant ! Ici c’est tout à fait coquet.
L’aspect de la pièce qui formait à elle seule le premier et dernier étage était en effet propre à étonner les braves Landais. Si le rez-de-chaussée avait des allures paysannes pauvres, le premier étage était, en revanche, bourgeoisement, presque luxueusement meublé. Sur le plancher, un tapis bleu recouvert de carpettes, de peaux de bêtes, étouffait le bruit des pas ; les murs, au lieu d’être blanchis à la chaux, étaient tapissés d’un élégant papier aux nuances discrètes. Des tableaux joliment encadrés y pendaient. Enfin le mobilier était ravissant, mobilier d’un luxe de bon goût : lit empire d’acajou, incrusté de barrettes de cuivre, armoire du même style à triple glace, petites chaises basses, coussins de soie, grand divan. Dans un coin, un paravent dissimulait toute une installation perfectionnée de cabinet de toilette, on voyait encore une grande baignoire pleine.
— Mais, continua le garde champêtre, oubliant le motif de sa présence, dans la chambre-boudoir, qu’il découvrait, mais c’est un palais de fée, ici ! C’est beaucoup plus beau que chez M. le receveur des contributions.
— C’est plus beau même, renchérissait-on derrière lui, qu’à la Préfecture, seulement c’est moins grand.
Le premier moment d’étonnement passé, cependant, le garde champêtre revint à ses premières préoccupations.
— Et dire, faisait-il en montrant le sol, et dire qu’on a abîmé tous ces beaux tapis. Ah, c’est une vraie gâcherie.
Sur le tapis bleu, en effet, sur les carpettes, la même traînée de sang qui avait attiré l’attention des visiteurs au rez-de-chaussée, continuait. Il n’y avait pas de désordre dans la pièce. La chambre paraissait parfaitement normale. Les meubles ne portaient aucune trace de lutte. Seule, la tramée de sang commençant en haut de l’escalier, et se dirigeant vers le paravent formant cabinet de toilette.
— Décidément, reprenait Parandious, quelques minutes plus tard et ayant, d’un coup d’œil rapide, scruté toutes les dispositions de l’appartement, décidément, je pense qu’une enquête va s’imposer. Ce n’est pas, bien sûr, le doigt de Saturnin qui a pu laisser tout ce sang. Il y a eu certainement un crime ici et quelqu’un d’assassiné. Seulement, ce qui est extraordinaire, c’est que la personne assassinée, je ne vois pas du tout où elle est. Et puis, est-ce M. et M me Borel qui ont tué ou bien sont-ils les victimes ?
D’en bas, au même moment, une voix appela :
— Hé adieu, Parandious, qu’est-ce qui se passe donc ? Descends voir un peu que je te cause.
— Hé adieu, monsieur le maire, « préciséming », nous étions en train de nous le demander, ce qui se passe. Il y a du sang partout, que c’est comme une mer rouge, mais il n’y a personne qui saigne.
M. le maire tremblait violemment.
— Parandious, dit-il, il n’y a point d’hésitation à avoir. S’il y a du sang et si tout est renversé comme cela, c’est qu’il s’est passé quelque chose de pas naturel ici. Dis-moi, Parandious, tu sais où ils sont, les Borel ?
Non seulement Parandious ne le savait point, mais encore aucun de ceux qui l’entouraient ne s’en faisait la moindre idée.
M. le maire eut une inspiration :
— Autrement, pas moins, clama-t-il, il n’y a rien à faire pour nous, il faut prévenir la justice.
Parandious approuva d’un hochement de tête. Le brave garde champêtre n’avait plus la moindre envie d’arrêter les assassins.
3 – ENLÈVEMENT D’UNE FEMME
Delphine Fargeaux n’avait peut-être pas été la seule personne à éprouver à la fois de la surprise et de l’angoisse, lorsque après avoir parlé avec les deux hommes mystérieux à l’accent espagnol rencontrés derrière le pavillon de chasse, elle avait entendu, provenant de la colline de sable voisine, une sorte de bruissement doux et sourd qui la faisait tressaillir en même temps qu’elle recevait sur le bas de sa jupe une pluie de sable fin et de gravier.
Les hommes, de leur côté, s’étaient éloignés et dès lors, dans le silence et l’obscurité, semblaient devoir renaître un calme et une immobilité absolus aux abords du pavillon de chasse.
Au bout de quelques minutes, cependant, un léger bruit se produisit et les lianes touffues de vignes vierges aux larges feuilles qui obstruaient presque complètement l’entrée d’une petite tonnelle accotée au pavillon, s’écartèrent lentement pour laisser passage à une personne qui fit quelques pas hésitants, puis s’arrêta net, réprimant un léger cri d’inquiétude, de peur.
C’était une femme qui sortait de cette cachette improvisée.
À quelques mètres d’elle, sur le flanc de la colline, elle aperçut tout d’un coup une sorte de chose ronde et sombre qui, après avoir effleuré le sol, s’y enfonçait avec rapidité et violence, soulevant autour d’elle un véritable nuage de poussière sablonneuse.
La femme ayant assisté à ce spectacle était dans l’espace d’un instant, tout comme Delphine Fargeaux, brusquement saupoudrée de sable fin des pieds jusqu’à la tête.
Elle recula machinalement, rentra dans la tonnelle, mais dès lors, comme rien de suspect ne se produisait à nouveau, elle s’enhardit et sortit de sa cachette.
Cette tonnelle était placée juste à l’opposé du pavillon devant lequel s’étaient entretenus M me Fargeaux et ses deux interlocuteurs. Cette disposition avait fait que la femme cachée à l’intérieur n’avait certes rien pu entendre de leur conversation. Elle ne paraissait d’ailleurs que médiocrement troublée, et sitôt l’incident de la pluie de sable terminé, elle n’hésita pas à venir s’asseoir au pied d’un arbre, ne souffrant aucunement, semblait-il, de la température fraîche de la nuit, tant elle paraissait préoccupée.
Cette femme, jeune, élégante, à la silhouette distinguée, n’était autre qu’Hélène, la fille de Fantômas.
La tête appuyée entre les mains, Hélène réfléchissait au milieu de la nuit et se rappelait le passé. Toutefois, sa pensée se reportait plus volontiers sur les huit derniers jours qu’elle venait de vivre.
Au début de la semaine qui s’achevait, Hélène avait quitté Paris en compagnie d’une pierreuse, Fleur-de-Rogue, que la fille de Fantômas avait connue lorsqu’elle habitait Belleville où elle-même était connue sous le sobriquet de la Guêpe, qui lui avait été donné eu égard à la finesse de sa taille.
Hélène, à la suite de péripéties sans nombre, et n’écoutant que son bon cœur, avait recueilli un malheureux bébé, un orphelin dont la mère était une victime du sinistre Fantômas, mais après ce geste de dévouement, la jeune fille, en envisageant sa vie si tourmentée, si peu tranquille, avait cherché à mettre en lieu sûr ce pauvre petit être que l’existence n’avait pas encore armé pour la lutte. Dupée par Fleur-de-Rogue, Hélène avait accepté de partir avec la pierreuse et l’enfant, pour un village perdu au milieu des Landes, où le petit Jacques – c’était le nom du bébé – devait, lui assurait la pierreuse, trouver une brave femme qui s’occuperait de lui. Confiante et naïve en la circonstance, Hélène avait accepté avec joie la proposition de celle qu’elle considérait comme une amie.
Elle était donc arrivée avec sa compagne et l’enfant, il y avait de cela neuf jours exactement, au village de Beylonque, à deux kilomètres de la station du chemin de fer de Bordeaux à Bayonne.
Les voyageuses avaient fini par atteindre, après plusieurs heures de marche, une maison délabrée. Cette maison était vide, déserte. Fleur-de-Rogue s’y était installée, comme si elle eût été chez elle, et son attitude était si naturelle, si simple, qu’Hélène n’en avait pris aucun ombrage. Mais la situation avait brusquement changé. L’attitude de la pierreuse se modifiait brusquement et celle-ci, jetant son masque d’hypocrisie, se montrait à Hélène telle qu’elle était réellement, c’est-à-dire la farouche maîtresse du sinistre Bedeau, le plus redoutable des apaches parisiens.
Fleur-de-Rogue s’était révélée aussi vindicative, hargneuse, jalouse surtout et, s’armant d’un couteau, elle avait menacé la fille de Fantômas.
La lutte avait été courte, mais son issue, sans aucun doute, allait être fatale à la malheureuse fille de Fantômas.
Fleur-de-Rogue la terrassait et Hélène se rendait compte que s’il ne survenait pas quelque chose d’extraordinaire dans l’espace d’une demi-minute, c’était pour elle la mort la plus affreuse et la plus certaine. Mais ce quelque chose était survenu. Brusquement, Fleur-de-Rogue avait lâché sa victime, elle était retombée en arrière en poussant un terrible gémissement. Une balle tirée du dehors avait fracassé la mâchoire de la pierreuse, transperçant aussi la gorge, et Fleur-de-Rogue, gisant dans une mare de sang, n’avait pas tardé à rendre le dernier soupir.
Atterrée, stupéfaite, puis, prise d’une inquiétude folle, Hélène qui avait considéré ce spectacle avec des yeux hagards, pleins d’épouvante, réagit alors, faisant sur elle-même un effort surhumain.
— Quelqu’un, se disait-elle, a tiré, quelqu’un a tué Fleur-de-Rogue.
La jeune fille se précipita à la fenêtre et elle entrevit, se profilant confusément sur l’ombre, une silhouette qui s’enfuyait, une silhouette féminine. N’écoutant que son courage, voulant à toute force assouvir sa curiosité, Hélène s’élança à la poursuite de cette ombre. En vain.
La jeune fille alors, malgré l’appréhension qu’elle éprouvait, était revenue sur ses pas. Elle voulait rentrer dans la maison tragique pour y reprendre l’enfant qui s’y trouvait encore. Toutefois, lorsque Hélène était arrivée devant la masure qui avait été le théâtre d’un drame aussi bref qu’incompréhensible, elle s’était heurtée à une porte rigoureusement verrouillée, à des volets hermétiquement clos. Il lui avait été impossible de rentrer dans la demeure qu’elle venait de quitter. Pendant près d’une heure, au milieu de la nuit, la jeune fille s’était efforcée de franchir les obstacles que des êtres inconnus opposaient ainsi à sa volonté.
Ne pouvant réussir, elle avait reculé.
Qu’était devenue, depuis lors, la fille de Fantômas ?
Elle avait erré pendant toute la nuit, puis, au jour, s’étant approchée du village, espérant y apprendre quelque nouvelle, Hélène avait procédé avec précaution dans ses enquêtes, sachant par expérience combien il lui fallait être prudente. N’était-elle pas perpétuellement suspecte elle aussi et obligée, par suite de la redoutable personnalité de son père, de tenir secrète sa propre personnalité ? Et puis, en somme, avait-elle eu affaire à des ennemis ? Il lui était permis d’en douter. Car, si les gens qui étaient intervenus l’avaient séparée de l’enfant qu’elle voulait sauvegarder, ils l’avaient, d’autre part, sauvée de Fleur-de-Rogue qui allait l’assassiner. Allant de village en village, passant quelques nuits dans les huttes des bûcherons, Hélène avait vécu dans la forêt de pins, dans les landes désertes.
Elle était arrivée à Dax, où elle était restée plusieurs heures. Puis, s’apercevant que sa présence dans la modeste auberge où elle était descendue commençait à être suspecte, elle était partie. Hélène était particulièrement étonnée de voir, en lisant les journaux, que ceux-ci n’annonçaient pas la découverte du cadavre de Fleur-de-Rogue. Ceux qui l’avaient tuée s’étaient-ils donc avisés de faire disparaître les traces de leur crime ?
Une chose, toutefois, avait encore surpris, mais rassuré Hélène, elle l’avait lue le matin même. Il s’agissait de l’enfant dont elle avait assumé la protection huit jours auparavant : du petit Jacques, le fils de son amie Blanche et de Didier Granjeard. Or, Hélène avait appris par le journal qu’une femme inconnue « d’allures fort distinguées », était venue, quarante-huit heures auparavant, rendre cet enfant à celle qui, par les liens du sang, sinon par les voies légales, se trouvait être sa grand-mère, c’est-à-dire à M me Granjeard, la veuve d’un marchand de fer de Saint-Denis. Hélène avait poussé un soupir de satisfaction.
Mais quelle était cette femme qui avait rendu le bébé ? Était-ce celle dont Hélène avait poursuivi, la nuit du crime, l’ombre mystérieuse ? La jeune fille s’était décidée : elle allait retourner à la maison perdue au milieu des Landes, voir si ses mystérieux habitants ne l’avaient pas réintégrée. Elle partirait ensuite pour Bayonne.