Un jour encore elle avait essayé de retrouver la masure, mais n’y avait pas réussi. Alors, elle avait pris un train, puis un autre, espérant arriver avant la nuit à Bayonne, d’où elle repartirait pour Paris. Malheureusement, une correspondance manquée l’obligea à renoncer à son premier projet et à passer la nuit dans un tout petit village. Hélène n’y tenait pas, et plutôt que de descendre dans une auberge suspecte, elle s’était enfoncée dans les bois, convaincue qu’elle y trouverait aisément un asile pour la nuit. Et c’est au cours de ses recherches qu’elle avait découvert cette petite tonnelle accotée à un pavillon de chasse, abandonnée complètement, croyait-elle.
Hélène était très fatiguée par ses pérégrinations sans nombre, et si elle était sortie de cette tonnelle alors qu’il était à peine dix heures et demie du soir, c’est parce que le courage l’abandonnait, que le froid commençait à la saisir.
La jeune fille avait remarqué que, non loin du pavillon auprès duquel elle se trouvait, s’élevait une sorte de château aux fenêtres duquel on voyait des lumières. La jeune fille se rendait compte que, si elle venait à cette heure tardive demander l’hospitalité aux habitants de cette propriété, elle ne manquerait pas de paraître suspecte à leurs yeux. Mais si grande était sa lassitude qu’elle était décidée à faire cette démarche, quitte à se contenter de la plus infime place qui lui serait concédée.
Soudain, Hélène poussa un cri et bondit de côté.
Le même phénomène dont une demi-heure auparavant elle avait été témoin, se reproduisait deux, trois, quatre fois de suite.
Hélène, qui commençait à s’alarmer sérieusement, vit rouler autour d’elle des sortes de boules noires, qui en passant au ras des sables, avant de s’enfoncer dans la colline, soulevaient des nuages de poussière.
À un moment donné, le sentier où se trouvait Hélène longea une route assez large qui s’ouvrait dans la forêt.
Surgissant de l’ombre, deux hommes dont elle n’avait point remarqué la présence, s’étaient élancés sur elle, et, rapidement, mais sans brusquerie, avaient jeté sur ses épaules un large et lourd manteau, dans lequel ils roulèrent la malheureuse.
Puis, bien que la tenant vigoureusement comme pour prévenir toute velléité de fuite, ils attendirent quelques instants. Hélène n’hésita pas, elle cria, elle hurla de toutes ses forces :
— Au secours !
Les cris perçants d’Hélène retentissaient dans le silence de la nuit : la jeune fille se débattait aussi, elle était tombée à terre et cherchait à se débarrasser du grand manteau dans lequel on l’avait enveloppée, mais c’était en vain. Ses agresseurs ne paraissaient pas vouloir l’emporter, l’entraîner au fond de la forêt, ils se contentèrent de l’empêcher de se débarrasser du manteau qui la gênait.
— Ils hésitent, pensa Hélène, avec un peu d’énergie, Je vais peut-être pouvoir me débarrasser d’eux.
Et la courageuse jeune fille, déployant des efforts surhumains, hurlait, se débattait. Il était impossible que du château, tout voisin, on n’entendît pas ses cris.
Les hommes, cependant, ricanaient sans mot dire.
Puis, tout d’un coup, l’un d’eux, se penchant à l’oreille d’Hélène, lui murmura ces étranges paroles :
— Maintenant, señora, cela suffit, nous pouvons nous en aller.
Cet homme avait un accent espagnol très prononcé, et, comme il s’était approché tout près d’Hélène pour lui parler bas, celle-ci put considérer son visage à la lueur d’un faible rayon de lune qui perçait à travers les nuages : l’homme était brun, avait des yeux noirs très vifs, paraissait élégamment vêtu, son allure très correcte, contrastait étrangement avec son attitude, avec les gestes de bandit que lui et son complice venaient d’avoir à l’égard d’Hélène.
La jeune fille reprit un peu d’espoir. Peut-être n’avait-elle pas affaire à de sinistres brutes ? Elle supplia :
— Lâchez-moi, laissez-moi m’en aller.
Puis elle reprit :
— Au secours, au secours !
L’homme se contentait de sourire, et, sous sa moustache noire, étincelait une ligne nacrée de dents régulièrement plantées et d’une blancheur éblouissante.
Il hocha la tête évasivement, puis, sur un signe fait à son compagnon, les deux hommes enlevèrent Hélène, l’un par les épaules, l’autre par les jambes, emportèrent la jeune fille vers la route.
Hélène se débattait en vain. Les hommes sourirent cependant que celui qui déjà lui avait parlé répétait :
— N’ayez aucune crainte, señora, vous avez assez crié, ils vous auront entendue.
Ses agresseurs la portèrent pendant une vingtaine de mètres, puis s’arrêtèrent devant une voiture automobile, une superbe limousine qui stationnait sur le bord de la route. Ils firent monter la fille de Fantômas.
Un homme s’installa avec elle dans la voiture, l’autre mit le moteur en marche, prit le volant, le véhicule démarra. À la lueur de ses phares il troua d’un éclat blafard l’obscurité épaisse de la nuit.
Terrifiée, paralysée par l’inquiétude, Hélène demeurait immobile, enfoncée dans un recoin de cette voiture secouée sur les ornières de routes défoncées.
Son voisin n’était pas l’homme dont elle avait entendu les encouragements et les paroles quelques instants auparavant. Hélène s’enhardit à lui parler, elle l’interrogea :
— Que me voulez-vous ? Pourquoi m’enlève-t-on ? Sur l’ordre de qui ?
L’homme sourit, ne répondit pas. Au fur et à mesure qu’elle parlait, Hélène sentait monter en elle la colère. Elle s’agita, serra les poings, le menaça :
— Oh, fit-elle, vous me direz pourquoi on me traite ainsi ?
Mais elle avait beau se plaindre, son interlocuteur demeurait muet. Brusquement la colère d’Hélène tomba.
— Parlez-vous français ? demanda-t-elle.
Son voisin, alors, avec un accent espagnol formidable, lui répondit sur le ton de quelqu’un qui s’excuse :
— Tout petit peu, señora, pas beaucoup comprendre.
Désormais résolue au mutisme, Hélène étudia en détail sa prison roulante. C’était une automobile de très grand luxe, toute tendue d’une étoffe chère, ornée de ces mille petits détails qui témoignent du souci qu’apportent les propriétaire à rendre leur voiture aussi confortable que possible. C’était assurément un engin muni d’un très puissant moteur. D’ailleurs, depuis quelques instants déjà, on avait quitté la mauvaise route du cœur de la forêt, et désormais, l’automobile filait à toute vitesse sur une grande et belle ligne droite, cependant qu’à l’horizon s’apercevaient les lumières d’une grande ville.
La voiture ralentit à l’entrée des faubourgs, puis reprit sa marche rapide. Le pilote la faisait évoluer avec audace et dextérité à travers des rues tortueuses, étroites, et soudain la vitesse s’accéléra à nouveau, l’automobile se replongeait dans la nuit de la campagne.
Hélène ignorait la localité que l’on venait de traverser, mais elle l’apprit soudain : son voisin, plein de prévenances pour elle, s’était incliné de son côté, et avait murmuré :
— Bayonne.
— Bayonne, se répéta Hélène. Drôles d’agresseurs que ces gens-là, ils vous enlèvent une femme pendant la nuit et n’ont rien de plus pressé que de lui expliquer les endroits où ils passent. Comment cela va-t-il finir ?
L’Espagnol revenait à la charge, et s’enhardissant à prononcer quelques mots de français, après avoir désigné de la main de nouvelles lumières scintillant au loin, il articula :
— Biarritz. Cinq minioutes.
L’Espagnol avait à peu près pronostiqué la durée du trajet. Dix minutes après, en effet, l’automobile pénétrait dans la ville élégante. La voiture, subitement, s’arrêta. Hélène, instinctivement, avait bondi hors du véhicule.
Elle n’était plus inquiète, mais furieuse, et se jurait bien que d’ici quelques secondes, elle saurait profiter de la confiance trop grande évidemment que ses ravisseurs lui accordaient.
Hélène avait à peine mis le pied à terre, elle s’apprêtait à courir, à fuir, jusqu’au premier passant, pour lui demander protection, voire même simplement, jusqu’au premier carrefour. Mais ses intentions furent sans doute devinées, car ses deux compagnons de route, plus rapides encore qu’elle, la prirent chacun par un bras, lui firent faire volte-face et la poussèrent pour ainsi dire, dans une maison dont la porte basse venait de s’entrouvrir. Entraînée par ses ravisseurs, Hélène suivit un couloir obscur, elle entra dans une sorte de cabine dont on ferma la porte, puis, cette cabine trembla, s’éleva doucement. Hélène se trouvait dans un ascenseur, toujours en compagnie des deux Espagnols.
Au deuxième, l’ascenseur s’arrêta. Les Espagnols de plus en plus respectueux, mais ne quittant pas leur prisonnière d’une semelle, lui firent traverser une galerie déserte et l’introduisirent dans un appartement qui soudain s’illumina.
Les anges gardiens disparurent aussitôt, non sans fermer derrière eux la porte à double tour.
Celle-ci regarda autour d’elle. C’était un vaste salon, assez élégamment meublé, mais dont l’aménagement aux allures banales et officielles révélait aussitôt qu’on se trouvait non point dans une maison particulière, mais bien plutôt dans quelque local destiné à des gens de passage, à des voyageurs sans doute. Une porte s’ouvrait dans une cloison située à l’extrémité du salon, et faisait communiquer cette pièce avec une autre, également illuminée.
De plus en plus stupéfaite, Hélène y pénétra. C’était une chambre à coucher avec un grand lit de milieu, confortable, élégant, soigné.
— Comme je serais bien dans ce lit, se dit Hélène.
Mais soudain, son regard s’arrêta sur une pancarte qui pendait au mur. Cette pancarte était imprimée et l’entête portait : Impérial Hôtelde Biarritz.
Suivait une série d’instructions pour les voyageurs, en plusieurs langues.
— Ah çà, murmura la jeune fille interloquée, me voilà donc à l’ Impérial Hôtelde Biarritz. C’est incompréhensible.
Fébrilement, Hélène appuya sur le bouton de sonnette, résolue à sonner jusqu’à la venue de quelqu’un. Un instant, elle craignit que ce mode de communication avec l’extérieur n’eût été interrompu. Pas du tout. Elle entendit, en effet, au lointain, résonner le timbre qu’elle faisait vibrer. Hélène prêta l’oreille, des pas légers retentirent dans le couloir, une clef tourna dans la serrure, le porte s’ouvrit, une femme de chambre apparut :
— Madame désire ? demanda-t-elle, d’un air calme et nullement étonné.
Si la domestique n’était pas surprise, c’était Hélène qui demeurait abasourdie, en présence du flegme de son interlocutrice.
Ah çà, était-elle donc attendue à l’hôtel ? Savait-on qu’elle allait y venir ? Oui, sans doute, et cet appartement avait dû être retenu depuis quelque temps déjà pour qu’elle vînt s’y installer.
Du coup, la jeune fille résolut de ne plus chercher à fuir et n’osait même pas interroger. Plus de doute, c’étaient des amis qui l’avaient amenée là. Il ne fallait manifester ni surprise, ni étonnement, ne pas essayer de fuir. Si on ne l’avait pas prévenue, c’est que cela n’avait pas été possible. Voilà tout.
— Je meurs de faim, dit-elle à la camériste, ne pourrait-on me servir quelque chose ?
La femme de chambre énumérait ce qu’on pouvait se procurer à cette heure tardive. Hélène commanda un repas frugal. Un quart d’heure plus tard, elle était servie. Malgré ses émotions, ses inquiétudes et ses angoisses, Hélène fit honneur au souper fort appétissant qu’on lui servait. Au fur et à mesure qu’elle se réconfortait, qu’un agréable vin blanc de Bordeaux rosissait ses joues pâles, elle se sentait envahie d’un bien-être d’autant plus délicieux qu’il survenait après de rudes fatigues.
4 – LA MARE AUX SANGSUES
À quinze cents mètres environ du village de Beylonque, là où les pignadas, durant des kilomètres et des kilomètres, commencent à dresser vers le ciel leurs espaces étrangement ouatés d’ombre et de silence, une masure attirait le regard. Les murs étaient, à leur base, constitués par des moellons. Un peu plus haut, des briques s’apercevaient, une charpente de bois couronnait l’édifice dont le toit était fait d’ardoises, de tuiles et, sur l’un de ses pans, de chaume tout bonnement.
Cette demeure extravagante, unique et ridicule, était le home de l’ineffable Bouzille. Cet homme de tous les emplois avait décidé un matin de s’établir une bonne fois propriétaire.
Comment Bouzille, cependant, au hasard de ses pérégrinations, en était-il venu, sa décision prise, à échouer à Beylonque ? Il eût été probablement fort difficile de le lui faire expliquer avec quelque précision. Il y avait là des motifs bizarres. Des histoires de poules chapardées le long des routes, de légumes volés dans les jardins de ses semblables, avaient mené Bouzille de gendarmerie en gendarmerie, pour le conduire finalement en ce pays perdu.
Bouzille cependant n’avait nullement renoncé aux vieilles habitudes qui lui étaient chères. Comme par le passé, il estimait que l’été était une saison exquise au cours de laquelle il était opportun d’être en liberté pour jouir du ciel bleu, des oiseaux, des champs où il fait bon dormir au soleil. L’hiver, en revanche, apparaissait au chemineau comme un ennemi rendant nécessaire un séjour volontaire en prison, séjour qu’il était toujours facile pour un individu de son espèce, connaissant à fond le tarif des légers délits, de proportionner exactement aux mois qu’il importait de passer aux frais du gouvernement.
Bouzille, fort de son idée, était arrivé à Beylonque un beau matin et s’était immédiatement mis en campagne pour se procurer un logis où il pût, toute la saison d’été, habiter tranquillement, en devant à tout le monde pour ne rien devoir à personne. Bouzille n’avait pas eu besoin de réfléchir bien longuement pour découvrir un procédé. Le maire de Beylonque était précisément propriétaire d’un petit terrain qui convenait à merveille à Bouzille. Le chemineau alla donc trouver le représentant de l’autorité et lui tint ce discours :
— Monsieur le maire, déclarait l’impayable personnage, je suis un pauvre homme et je suis persuadé qu’en conséquence vous voudrez bien m’aider. Voilà. J’ai de quoi acheter des matériaux pour me bâtir une maison. Donnez-moi le terrain nécessaire, je vous donnerai en échange les matériaux comme garantie. Quand j’aurai fait des économies, je vous paierai votre terrain.
Brave homme, le maire avait accepté la proposition, signé un papier. Puis le chemineau avait été trouver divers marchands de moellons, de briques, de tuiles.
— Je viens d’acheter un terrain, leur expliqua Bouzille, brandissant, sans le laisser lire, le papier du maire. Je manque d’argent pour acheter les matériaux qui me sont nécessaires. Faites-moi crédit, je vous donnerai le terrain comme garantie et, quand j’aurai fait des économies, je vous paierai.
La combinaison était évidemment excellente. Bouzille, par son procédé, avait réussi à avoir pour rien une maison, d’aspect un peu bizarre, il est vrai.
— Chaque jour, disait l’heureux « propriétaire » à ses amis les chemineaux qu’il hébergeait volontiers, chaque jour je reçois trois ou quatre feuilles de papier timbré. Moi, ça ne me gêne pas. Pour me mettre à l’abri de toute espèce de poursuite et de toute espèce d’ennui, je n’ai qu’à ne pas faire d’économies. N’ayant rien, je ne paierai rien.
Bouzille, en son château-chaumière, vivait de mille industries, rendait des services à ses voisins, devenant petit à petit l’homme à tout faire dont chaque bourgade possède son spécimen.
Il chassait les vipères, qu’on lui payait tant par tête. Il détruisait les taupes, à forfait. Il surveillait les cerisiers trop visités par les moineaux rapaces. Il guettait encore les passages de palombes attendues par les chasseurs du pays. Il n’avait jamais rien à faire, mais il était occupé, il trouvait toujours moyen de gagner quelques sous.
Ce jour-là, Bouzille sortait de Beylonque, traînant un maigre cheval qu’il avait été conduire chez le vétérinaire pour le compte d’un fermier.
— Eh, eh, pensait l’ancien chemineau, voilà un cheval qui va peut-être me rapporter soixante centimes sans que personne puisse rien me dire.
Et Bouzille, pressant le pas, au lieu de se rendre par le chemin le plus direct à la ferme où il devait conduire la bête, obliqua, s’enfonça dans un petit chemin forestier, courant au plus profond des pignadas.
— Hue, cocotte, encore un peu de courage.
« Dommage, pensait Bouzille de temps à autre, dommage que le bon Dieu ait fait des chevaux si grands. S’ils avaient le dos plus près du sol, il n’y aurait aucun danger à être cavalier et ma foi je n’aurais pas besoin de marcher à pied.