— Avance, Parandious.
Dans l’assistance, aux dernières offres du marchand, un grand mouvement d’intérêt s’était dessiné. L’homme proposait de faire une démonstration et qui plus est, une démonstration gratuite, cela devenait intéressant.
D’un commun accord, cependant, les assistants, en apercevant Parandious qui, en sa qualité de garde champêtre, était doté par les soins de la municipalité d’une paire de robustes souliers, jugeaient que c’était à lui de tenter un essai.
À vrai dire, Loubesque, le facteur, eût été tout aussi qualifié, mais Loubesque était timide, on le savait, il n’aurait jamais osé.
— Avance, Parandious !
Flatté d’être ainsi désigné par la rumeur populaire, le garde champêtre allait en effet accepter de confier ses souliers administratifs aux bons soins du colporteur, lorsqu’une main pesa sur le bras de Parandious, et une voix susurra à l’oreille du garde champêtre :
— Restez donc là, mon vieux, vous bilez pas. Tout ça c’est des histoires pour rigoler. Ce type-là, c’est un de mes amis.
Parandious, surpris d’être interpellé, considéra avec une surprise bien plus grande encore, son interlocuteur, sorti des rangs de la foule. C’était Bouzille.
Et Bouzille, sans s’inquiéter des commentaires que son apparition faisait naître, Bouzille continuait, insistant, parlant presque à haute voix :
— Bougez donc pas, mon vieux Parandious, je vous dis que ce marchand de cirage n’est pas plus marchand de cirage que moi. C’est un…
Bouzille aurait peut-être continué, si le bonimenteur au même moment, n’avait froncé les sourcils de façon peu engageante :
— Allons, brave homme, dit-il, s’adressant à l’ancien chemineau, laissez donc Monsieur le garde champêtre venir jusqu’à moi.
— Eh bien, déclara le garde champêtre, pas moins, quand tu as des amis, Bouzille, ils ont l’air de te reconnaître tout à fait.
Bouzille, vexé par cette dernière raillerie, perdit toute mesure et c’est une manœuvre insensée, en apparence au moins, que celle à laquelle il se livrait.
— Taisez-vous donc, Parandious, ripostait-il, vous racontez des imbécillités et vous feriez rougir la lune ; c’est si bien un de mes amis, qu’il est venu de Paris, exprès pour faire taire tous ceux qui disent du mal de moi. C’est un agent de la Sûreté.
Ayant dit, Bouzille fendit les rangs des spectateurs, s’avançât vers le charlatan, et sa bonne face éclairée d’un grand sourire, il l’apostropha à son tour :
— Bonjour, M’sieu Juve. Ça va bien ?
Mais le charlatan ne comprenait pas, ou feignait de ne pas comprendre.
— Brave homme, répétait-il, je vous invite à nouveau à ne pas troubler la séance que je donne, laissez M. le garde champêtre.
— Oh, là, là, puisque je vous dis que je vous reconnais, Monsieur Juve. Quoi, moi aussi dans le temps, rappelez-vous à Monaco, j’ai été agent de la police. Alors c’est pas la peine d’essayer de me la faire ! Tenez, vous, je vous aurais reconnu rien qu’à votre moustache qui se décolle.
— Bouzille, vous êtes un imbécile, répondit le marchand de cirage, je ne sais pas si vous m’avez reconnu, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’au nom de la Loi, je vous arrête. Monsieur le garde champêtre, conduisez cet homme au violon. Je l’interrogerai quand il sera nécessaire.
Pivotant sur ses talons, le bonimenteur, devant les paysans complètement ahuris, laissant Parandious s’emparer de Bouzille stupéfait, était déjà rentré dans l’hôtellerie voisine.
***
— Vous me demandez, Monsieur le procureur, pourquoi je me suis présenté à Beylonque sous les apparences d’un vulgaire colporteur ? Bah, ne cherchez à cela nulle autre raison que la vive nécessité où nous sommes, moi et mes collègues de la Sûreté, de passer inaperçus. Quand nous allons faire une enquête en province, en général nous prenons la peine d’exercer un petit métier. L’un se présente comme vannier, un autre voyageur de commerce, un troisième liquide des bijoux en faux. Pour moi, je vous avoue que j’ai le plus souvent recours aux boîtes de cirage qui me permettent, en me livrant à une petite démonstration, d’étudier de très près les individus que je rassemble, et même au besoin, sans en avoir l’air, de prendre l’empreinte de leurs chaussures. Mais si nous parlions de choses sérieuses.
Bouzille à peine arrêté, Juve, – car c’était bien Juve, Juve en personne, qui avait tenu le rôle de bonimenteur sur la place publique de Beylonque, – s’était immédiatement rendu à la mairie où M. Anselme Roche, lui avait-on appris, était en train de signer des procès-verbaux d’instruction.
Juve avait été envoyé à Beylonque par M. Havard lui-même, alors qu’il venait à peine de tirer au clair la sombre affaire des Granjeard.
Juve, débarqué du train à la gare de Rion-des-Landes, avait immédiatement commencé l’enquête. Il avait appris avec un vif plaisir que le procureur s’occupant de cette instruction n’était autre que M. Anselme Roche, qu’il avait apprécié lors des scandales de Saint-Calais.
— Monsieur le procureur, dit Juve, qui avait échangé avec le magistrat des paroles cordiales de bienvenue, je sais maintenant un certain nombre de détails, relativement à cette affaire. Mais j’en ignore les points essentiels. Voyons, voudriez-vous avoir l’amabilité de me mettre au courant ?
M. Anselme Roche, bien entendu, ne demandait pas mieux que de renseigner l’agent de la Sûreté.
Il lui dit notamment que la seule déposition, extraordinaire qui eût été relevée comme intéressante, était celle d’un certain Saturnin Labourès, malheureusement simple d’esprit, lequel avait affirmé avoir été « mordu par une dame tout habillée, qui se baignait dans la chambre de M me Borel. » Le malheureux d’ailleurs était tragiquement mort depuis. Comment ? dans quelles conditions ? Cela restait à éclaircir.
— Voyez-vous, conclut le distingué magistrat, ce qu’il y a de plus surprenant dans toute cette affaire, mon cher Juve, c’est que les détails les plus extravagants semblent s’y rencontrer, l’aspect même des lieux est surprenant. Le rez-de-chaussée est meublé à la paysanne, rustiquement. Le premier étage, au contraire, est fort luxueux. Au rez-de-chaussée, tout est bouleversé, les meubles sont renversés, les traces de lutte sont indéniables. Au premier étage, rien n’a été dérangé. Enfin je me demanderais si nous ne nous inquiétons pas à tort, s’il n’y avait pas, et cela par exemple, aussi bien au rez-de-chaussée qu’au premier étage, des traces de sang indiscutables, des traces de sang importantes, très importantes, de véritables traînées.
— Et la baignoire ?
— La baignoire ? répéta M. Anselme Roche, que voulez-vous savoir sur cette baignoire ?
— Relève-t-on des traces de pas et des traces de sang près d’elle ?
— Non, les traces s’arrêtent à un ou deux mètres du paravent derrière lequel est cette baignoire. Et puis vous le notez bien, mon cher Juve, il y a encore cette invraisemblable affirmation de Saturnin se disant mordu par une femme qui prenait un bain tout habillée. Ça c’est idiot. C’est hélas le cas de le dire, c’est absurde. Car enfin, il n’y aurait que M me Borel…
Brusquement, M. Anselme Roche s’interrompit. Juve eut un petit sourire, un peu narquois, et cela gêna le magistrat :
— Ah çà, pensait ce dernier, est-ce que ce maudit policier a déjà deviné que je porte à cette enquête un intérêt tout particulier, que je suis éperdument amoureux de M me Borel ?
Juve cessa de sourire et ne laissa guère le temps à M. Anselme Roche de méditer en paix.
— Voyons, voyons ! Monsieur Anselme Roche, n’y a-t-il pas autre chose que vous devriez me signaler maintenant ? Ce Saturnin Labourès, est-ce que… ?
— Vous savez qu’il est mort, le pauvre, interrompait précipitamment le procureur, mais vous n’ignorez pas sans doute, que l’on accuse dans le village, un certain Bouzille, un chemineau d’avoir fait le coup. Saturnin Labourès en somme, tout idiot qu’il était, devait savoir quelque chose, avoir vu quelque chose. Si Bouzille a véritablement…
Mais Juve haussait les épaules :
— Bouzille, déclara le policier, est un insupportable bavard, un individu assommant, peut-être, un vagabond nuisible, mais ce n’est pas un assassin. Ah, au fait, Monsieur le procureur, je l’ai fait arrêter tout à l’heure, pour n’être pas continuellement importuné par lui. Vous serez bien aimable de diriger contre sa personne un commencement d’enquête. Nous le relâcherons dans quelques jours.
— Juve, dit le procureur, je voudrais vous demander… Enfin, je pense… C’est-à-dire… Ne croiriez-vous pas volontiers ?
— Quoi ?
— Que Fantômas n’est pas étranger…
— Fantômas a bon dos. D’un bout à l’autre du territoire, et même hors frontières, maintenant, quand il se passe un fait mystérieux, on est prêt à dire : c’est du Fantômas. Que diable, il ne faut pas exagérer ! Monsieur le procureur, voulez-vous m’accompagner jusqu’à la Maison Borel ? Il serait bon que je puisse jeter un coup d’œil.
Au même moment, on frappa à la porte de la salle de la mairie.
— Entrez, commanda Juve, consultant du regard le procureur de la République.
L’homme qui fit son apparition dans la pièce était un soldat, un jeune spahi, élégamment serré dans la courte veste rouge de son uniforme, ayant une figure fine et intelligente, d’admirables yeux bruns, la tenue et la démarche d’un homme du monde.
— Je n’abuserai pas de vos instants, dit le spahi, mais je crois que je ne puis tarder plus longtemps à venir vous parler. Je me nomme Martial Altarès.
D’un coup d’œil, Juve interrogea le procureur. Peut-être M. Anselme Roche connaissait-il le jeune militaire ?
— Monsieur, expliqua, en effet, le procureur, est le frère de M me Delphine Fargeaux, épouse de M. Fargeaux, propriétaire du château de Garros, à quelques kilomètres d’ici. Nous vous écoutons, Monsieur.
— Hélas, reprit le jeune spahi, ma déposition sera très brève, mais je vous avoue que j’ai grand-peur qu’elle ne soit aussi très grave. Messieurs, je me demande ce qu’est devenue ma sœur Delphine, qui a disparu.
— Votre sœur a disparu ? répéta Juve, elle a réellement disparu ? Eh, eh, c’est intéressant. Mais voyons, ne vous trompez-vous pas ?
Le spahi, tout d’abord, s’était assis, lui aussi, sur un geste du procureur de la République. Mais il se releva à son tour, une soudaine colère empourpra son visage. Il parlait non plus avec calme, mais avec une extrême violence :
— Je suis sûr de mon fait. Écoutez-moi. Ma sœur, Delphine est une femme exquise, mariée à un rustre, un grossier personnage, une sorte de paysan enrichi, mon beau-frère, M. Fargeaux. Un mariage, Messieurs, qui fait ma honte et mon désespoir. Voyez-vous ma sœur condamnée à vivre dans ce château de Garros, aux côtés d’un homme qui n’est jamais préoccupé que du prix du maïs, du coût de la résine ou même de l’engraissement des cochons ? Une honte, vous dis-je. Enfin, je passe.
— Passez.
— Ma sœur n’a pas d’enfant. Elle s’ennuie. Sa seule distraction, l’unique distraction, entendez-vous, que lui permette son mari, consiste en de courtes promenades qu’elle fait aux environs de Garros. Moi, d’ordinaire, je suis absent, en garnison en Algérie. Exceptionnellement, j’ai un congé de convalescence, et c’est pourquoi vous me voyez ici. Bref, ma sœur est sortie, a été se promener sur la grand-route, des paysans l’ont vue, elle marchait tranquillement, et elle n’est pas revenue. Mon beau-frère, naturellement, ne s’est inquiété de rien, il m’a dit : « Votre sœur est partie en voyage. » Je l’ai d’abord cru. Puis je me suis étonné que Delphine ne m’ait pas prévenu. Puis j’ai écrit de différents côtés. Je me suis informé. J’ai fait une enquête. Enfin, Monsieur, comprenez mon émoi lorsque, il y a vingt-quatre heures, en lisant un journal local, j’apprends qu’un crime mystérieux avait été commis ici, à deux pas de Garros, et qu’on ne savait ni quelle était la victime, ni quel était l’assassin. Messieurs, je suis fou d’angoisse, depuis ce moment, renseignez-moi. Savez-vous quelque chose ?
— Monsieur, déclara Juve, je me demande s’il y a la moindre coïncidence, le moindre rapprochement à faire entre l’absence de M me votre sœur et le drame qui nous préoccupe. Connaissiez-vous les Borel ? Votre sœur avait-elle une raison de se rendre chez eux ?
De rouge qu’il était, le spahi devint cramoisi :
— Ma sœur, déclara-t-il, est un femme irréprochable digne du nom qu’elle porte, qu’elle portait étant jeune fille, veux-je dire, digne de mon nom, enfin, et il est inutile, au sujet de sa disparition, d’échafauder des hypothèses louches.
— Je ne vous parle pas de cela, interrompit Juve.
— Je l’imagine bien, morbleu, ou ça ne se passerait pas comme ça ! Seulement, c’était une déclaration utile à faire. Autre chose : vous me demandez si ma sœur connaissait les Borel ? Oui, mais très peu. Elle entretenait avec eux des relations de bon voisinage. Moi, je connaissais M me Borel bien plus intimement.
M. Anselme Roche, à son tour, parut vivement ému :
— Vous connaissiez M me Borel ? interrogea-t-il d’une voix soupçonneuse, désagréable presque.
— Oui, Monsieur. Une femme charmante, exquise, belle à ravir, douée de toutes les qualités, séduisante au possible.
— Vous la connaissiez beaucoup ? insistait le magistrat.
— Assez, oui.
— Vous lui rendiez visite souvent ?
— Très souvent.
— Monsieur, déclara sèchement le procureur en se levant, pour marquer que l’audience était terminée, je prends bonne note de vos dépositions. Vous pouvez retourner au château de Garros, si j’avais une communication à vous faire, vous seriez immédiatement mandé.
***
Deux heures plus tard, en compagnie du procureur de la République, Juve, après avoir minutieusement fouillé la maison, demeurait fort perplexe.
Pour Juve, en effet, l’hypothèse du crime était radicalement démontrée par l’aspect même des lieux. À coup sûr, quelqu’un avait été tué au rez-de-chaussée. Le corps avait saigné longtemps sur le sol avant qu’on l’emportât. Mais où l’avait-on emporté ?
— Si le meurtre avait eu lieu ici, disait Juve, montrant le milieu de l’unique pièce donnant de plain-pied sur la route, je ne vois pas du tout pourquoi l’assassin se serait donné la peine de monter le cadavre au premier étage, comme en font foi cependant les traces de sang qui subsistent encore sur l’escalier et sur le tapis de cette chambre-boudoir. Je vois encore moins ce qu’il a pu faire du cadavre, une fois en haut, où les traces de sang s’arrêtent à deux mètres de la baignoire.
Poursuivant brusquement ses investigations, cherchant toujours à donner une explication au mystère invraisemblable qu’il étudiait, Juve ajouta :
— Autant qu’on peut en juger d’ailleurs, étant donnée la disposition des lieux, il est vraisemblable qu’un homme seul a pu hisser le cadavre par ce petit escalier. Ceci conduirait à conclure que M me Borel n’est pas, ne peut pas être l’assassin, qu’elle serait plutôt la victime.
Par acquit de conscience, Juve, une dernière fois, entreprit le tour du logis dramatique et, soudain, en se baissant pour examiner, au premier étage, le dessous d’un grand divan, il fit une découverte extraordinaire :
— Monsieur le procureur, appela Juve, montez donc. Voyez ce que je trouve. Un revolver, un revolver d’ordonnance, un revolver de soldat. Oh, oh, est-ce que, par hasard, le spahi que nous avons vu… ?
Juve s’interrompit, il réfléchit quelques minutes, puis, à brûle-pourpoint, et de la meilleure foi du monde il interrogea le procureur de la République.
— Dites-moi, demandait-il, ce Martial Altarès, ce jeune homme que nous avons vu tout à l’heure, ce militaire qui est si furieux contre son beau-frère, vous a-t-il fait une bonne ou une mauvaise impression ?
— Une impression détestable.
6 – LA SOIRÉE DU BEDEAU