Cinq heures sonnèrent à une horloge lointaine. Le dormeur s’éveilla dans sa chambre de la rue de Vaugirard.
Les premiers mots qui s’échappèrent de ses lèvres furent des jurons :
— Ah nom de Dieu de nom de Dieu !
Il commença une phrase, mais celle-ci s’interrompit par suite d’un bâillement formidable qui menaçait de décrocher la mâchoire de l’homme si soudainement arraché au sommeil. Il grogna, toussa, puis, s’étant assis sur son grabat, ayant regardé autour de lui d’un air ahuri, étonné, il cracha sur le parquet. Le réveil de cet être répugnant n’avait vraiment rien pour charmer. Depuis l’aube il avait dormi du sommeil de la brute pendant toute la matinée, l’après-midi, et maintenant à cinq heures du soir il semblait encore abruti par l’alcool de la veille.
Cet homme d’âge mûr était connu dans le quartier sous le sobriquet du Bedeau. Le Bedeau. C’était une célébrité de mauvais aloi, une célébrité tout de même. Depuis plusieurs années déjà, le sinistre individu qui devait son surnom à la façon adroite et brutale avec laquelle il savait étourdir les passants en leur frappant le crâne contre le bord du trottoir, était en effet l’un des personnages les plus redoutés de la bande d’apaches dont Fantômas avait fait ses collaborateurs, ses amis.
Le Bedeau, toutefois, depuis quelques semaines, semblait s’être retiré du monde. Il vivait dans une retraite discrète et semblait fort soucieux de passer inaperçu, tout au moins dans la journée. Le soir, lorsqu’il était resté dans sa chambre jusqu’à l’heure du crépuscule, il en sortait et se rendait chez les marchands de vins et dans les bars, où il buvait chopines et liqueurs jusqu’à complet épuisement de ses ressources. Il rentrait abominablement ivre et couchait soit chez lui, soit sur le pas de sa porte, voire même en travers de l’escalier, lorsqu’il ne parvenait pas à le gravir. Ce soir-là, le Bedeau à peu près réveillé, sortit brusquement de son lit et se précipita vers une minuscule table de toilette qui occupait un angle de son logement. Il empoigna le pot à eau à deux mains, le vida à moitié :
— Ah nom de Dieu, soupira-t-il, à demi suffoqué par cette rapide absorption, ça fait du bien tout de même, j’avais la gueule en feu.
Avec des gestes machinaux l’homme passa son pantalon, puis ses chaussures et entrebâilla la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure du vaste immeuble dont il était le locataire.
Il appela d’une voix rauque :
— La Mère Toulouche !
La Mère Toulouche, cette vieille receleuse qui n’était d’ailleurs pas à un crime près, elle non plus, était depuis quelque temps devenue la voisine du Bedeau. Par le seul fait d’ailleurs du hasard, la vilaine femme était venue s’installer dans la même maison que l’apache. La Mère Toulouche cependant n’avait pas répondu à l’appel du Bedeau. Celui-ci la héla une seconde fois, puis s’accoudant à l’appui de sa fenêtre, baissa les yeux et d’un œil distrait regarda par les croisées ouvertes dans la direction du logement de la vieille receleuse. Le Bedeau habitait au sixième et, par conséquent, dominait les autres étages. Ces logements, pour la plupart occupés par des ouvriers, étaient vides, et le Bedeau instinctivement songeait que rien ne serait plus facile que de s’y introduire. Ah oui, il se rappelait, en effet, qu’il n’avait plus d’argent et que la fin de la semaine était toute proche, ce qui signifiait pour lui qu’il allait falloir allonger une thune à la concierge sous peine d’être expulsé le lendemain, sans autre forme de procès. Mais le Bedeau se ravisa :
— Ce sont tous des purées qui habitent là, grommela-t-il, pas la peine de se donner du mal pour trouver peau de balle et balai de crin dans l’armoire.
Il appela encore d’une voix plus assurée, plus forte :
— La Mère Toulouche !
« Zut, la vieille a disparu, voilà trois jours qu’on n’a pas de ses nouvelles, sûr qu’elle s’est encore fait poisser. Et moi qui comptait sur elle pour qu’elle me refile un peu de pèze, je suis vert, bien vert.
En effet, depuis quelque temps rien ne lui réussissait et malgré sa superbe indifférence il commençait à réfléchir sur la situation, à s’inquiéter sérieusement. Le Bedeau n’avait pas la conscience tranquille. Une quinzaine de jours auparavant, sur les instances de sa maîtresse Fleur-de-Rogue, il avait indiqué à celle-ci une façon sûre et certaine de se venger de la fille de Fantômas dont Fleur-de-Rogue était terriblement jalouse.
Or, les jours s’étaient écoulés et il n’était revenu personne.
D’autre part, le Bedeau en lisant les faits divers des journaux, la seule chose d’ailleurs, qui l’intéressait, avait appris que l’enfant de Blanche Perrier, emmené par Hélène et Fleur-de-Rogue, avait été rendu à sa grand-mère par une femme inconnue dont le journal ne précisait pas le signalement.
Le Bedeau, dès lors, intrigué par ces aventures, par l’absence totale de renseignements sur l’affaire de la Bicoque, avait vu son inquiétude grandir. Il redoutait un malheur. Il savait Fleur-de-Rogue, sa maîtresse terriblement audacieuse, mais il n’ignorait pas que la fille de Fantômas savait se défendre. Laquelle des deux femmes avait triomphé ? Le Bedeau, au premier abord, souhaitait que la victoire eût été du côté de Fleur-de-Rogue, car après tout il aimait cette femme, se laissait volontiers aimer par elle et bénéficiait de son intelligence, de son activité pour vivre, sans se préoccuper des détails de l’existence quotidienne. Mais, d’autre part, le Bedeau, lorsqu’il y avait réfléchi seul à seul avec lui-même, s’était effrayé de l’audacieuse tentative, de la terrible résolution prise par sa maîtresse.
Fleur-de-Rogue n’y allait pas par quatre chemins. Elle était partie en déclarant qu’elle ferait son affaire à Hélène, elle en était fort capable après tout. Mais s’attaquer à Hélène, c’était en somme provoquer Fantômas et tuer la fille du bandit, c’était attirer sur soi la vengeance du Génie du Crime, du Maître de l’Effroi.
Depuis quarante-huit heures le Bedeau, surtout lorsqu’il était dégrisé, vivait dans une perpétuelle angoisse. À chaque instant, il redoutait de voir devant lui l’effrayante silhouette de Fantômas et il se sentait à son égard si coupable qu’il se rendait compte que le Maître se lasserait de lui pardonner. Et puis surtout, événement bien fait pour le rendre lugubre et pour assombrir son esprit, le Bedeau n’avait plus d’argent, il ne savait plus comment s’en procurer, son gagne pain, sa maîtresse, n’étant plus là pour le faire vivre.
— Zut après tout, grommela-t-il, faut que ça finisse, j’en ai assez de ce truc-là et je m’en vais agir.
Avec lassitude, le Bedeau acheva de se vêtir, passait une serviette mouillée sur ses joues que salissait une barbe hirsute, puis, ayant jeté une casquette sur son crâne dénudé, il descendit, les mains dans les poches, se dandinant à son habitude. Il gagna par la rue de Vaugirard les abords de l’avenue du Maine.
La nuit tombait, les réverbères et les boutiques s’illuminaient. Le Bedeau, après avoir flâné quelques instants le long des trottoirs, était revenu sur ses pas, comme quelqu’un qui hésite sur ce qu’il va faire. Brusquement, il avait quitté l’avenue pour s’engager dans une ruelle étroite et sombre, au fond de laquelle se trouvait un cabaret célèbre dans le monde des souteneurs et des pierreuses, qui s’appelait Au Drapeau.
— Salut, m’sieu, dames, fit le Bedeau de sa voix éraillée, lorsqu’il franchit le seuil du cabaret.
Le Bedeau toucha sa casquette et en même temps fut pris d’une effroyable quinte de toux provoquée par l’âpreté des vapeurs d’alcools et par la fumée de tabac qui empuantissaient la salle basse de l’antre où il venait de s’introduire.
Il y avait déjà pas mal de monde dans l’établissement et instinctivement le Bedeau cherchait des yeux un visage connu, une physionomie amie pour pouvoir aller s’installer auprès d’elle, lorsqu’il s’entendit interpeller :
— Hé là, mon vieux ! fit quelqu’un. Alors c’est la crève, ça sent le sapin.
— Penses-tu, rétorqua le Bedeau en bourrant sa poitrine de coups de poings, pour justifier à l’avance ce qu’il allait dire, le coffre est encore solide et n’a pas l’intention de s’en aller de sitôt voir le champ de navets. Seulement voilà, de temps en temps comme ça, j’ai besoin de me remonter. Qui c’est qui paie un verre ? Moi je ne régale pas aujourd’hui, je suis fauché comme les blés.
— Viens t’asseoir par ici, un de plus, un de moins, on s’en fout.
Le Bedeau venait s’installer sans plus se faire prier. Il tendit une main distraite à l’homme qui l’avait interpellé, puis à voix basse l’interrogea :
— C’est-y donc que vous venez de poisser quelqu’un qu’on vous trouve dans cette tôle ?
Le Bedeau, avec une certaine méfiance considérait son hôte et le compagnon qui était avec lui.
Le Bedeau connaissait parfaitement ces deux hommes, c’étaient des indicateurs que l’on soupçonnait même appartenir à la Préfecture de police, en tant qu’inspecteurs de la Sûreté et ceux qui faisaient cette supposition n’avaient point tort, car les deux hommes étaient en effet deux anciens agents d’affaires, les ex-associés de la rue Saint-Marc, Nalorgne et Pérouzin.
Et, en effet, Nalorgne et Pérouzin appartenaient régulièrement à la phalange des inspecteurs de la Sûreté, mais ce qu’ignorait leur chef, M. Havard, c’est qu’ils étaient aussi les fidèles et respectueux serviteurs de Fantômas, qu’ils renseignaient. Certes quelqu’un était renseigné sur leur duplicité, c’était Juve. Mais le policier qui avait sans doute de bonnes raisons, gardait le secret.
Nalorgne et Pérouzin, qui avaient autant de rapacité que peu de conscience, estimaient que c’était là pour eux une admirable combinaison que celle consistant à servir les intérêts des uns et des autres et à manger à deux râteliers. Pour le moment, toutefois on buvait.
Après avoir causé de choses indifférentes, le Bedeau, baissant le ton, demanda à Nalorgne :
— Vous qui cherchez toujours à poisser les gens, faut croire que chaque arrestation vous est payée en plus ?
Nalorgne hocha la tête :
— Naturellement, fit-il d’un air convaincu.
Cependant que Pérouzin, plus loquace, ajoutait :
— Et c’est surtout dans ces affaires-là qu’on fait du profit. Suivant les types la gratification varie entre cinq francs et cent francs. Plus le bonhomme qui a été fait est bon et plus on paie.
Le Bedeau approuva :
— C’est logique.
Il y eut un silence. Nalorgne fronçait les sourcils en regardant l’apache. Il lui demanda :
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? pourquoi que tu essaies de nous cuisiner sur ce chapitre-là ?
— Voilà, fit-il, j’ai une combine pour vous et une bonne.
— Laquelle ?
— C’est simple, poursuivit le Bedeau.
Pérouzin fit signe au patron de l’établissement qui apporta aussitôt une seconde chopine de vin rouge.
Le Bedeau reprit :
— Tel que vous me voyez, je peux vous coller dans les pattes un numéro tout ce qu’il y a de plus costaud. Un type qui a commis plusieurs vols et quelques assassinats, je supposes que ça vaut cher.
— Assurément, s’écria Pérouzin, qui naïvement montrait son enthousiasme.
Mais Nalorgne, plus adroit :
— Ça dépend, faut voir le client. Souvent on en poisse des types comme tu dis, mais on ne peut pas les faire se mettre à table. Il n’y a pas de preuves contre eux et alors on est refait. Tout juste si on ne prend pas des engueulades.
— Mon type, déclara le Bedeau, est un type qui mangera le morceau, il en a sa claque de tout le fourbi, il est d’accord pour aller à la Nouvelle, et il s’en fout.
— On pourrait causer, commença Nalorgne.
— Parbleu, dit le Bedeau en s’animant, j’savais bien que vous y viendriez. Seulement avant de discuter plus, combien y a pour moi ?
Pérouzin hésita à parler avant Nalorgne et celui-ci, après avoir réfléchi, interrogea :
— Ton type est vraiment bon ?
— Ce qu’il y a de mieux, répliqua le Bedeau. Convenons d’un prix d’avance. Tu verras que tu ne seras pas volé.
Après une discussion longue et confuse, Nalorgne finit par promettre qu’il donnerait au Bedeau une somme forfaitaire de soixante quinze francs et ce, dès que l’apache lui aurait nommé, indiqué et livré, le criminel dont l’arrestation, disait-il, ferait sensation.
Le Bedeau triomphait. La pâleur de son visage s’atténuait et ses yeux se mirent à briller. On en était d’ailleurs à la quatrième chopine :
— Eh bien, s’écria-t-il, puisque l’affaire est conclue, on va commencer par boire un coup et manger un morceau. C’est moi qui régale.
Et d’une voix tonitruante, le Bedeau appela le patron, donna sa commande :
— Pardon, interrogea Nalorgne, légèrement interloqué, mais je te croyais fauché, le Bedeau :
Celui-ci demeura interdit, surpris d’une telle question :
— Mais, fit-il je viens de gagner soixante-quinze francs.
— Oh, oh, répliqua Pérouzin, c’est à savoir, tu ne nous as pas encore présenté le client.
Le Bedeau eut un sourire mystérieux :
— S’il ne s’agit que de cela, fit-il, vous bilez pas et buvez à sa santé.
Nalorgne et Pérouzin se laissèrent convaincre et, répondant à l’invitation du Bedeau, ils firent avec lui un festin pantagruélique. Lorsqu’on apporta l’addition elle s’élevait à 27 francs. Le Bedeau tempêta tout d’abord contre l’exagération de la note et finit par offrir vingt francs, pour solde de tout compte au patron du Drapeau. Celui-ci avait l’habitude de ces sortes de discussions, il majorait ses additions en conséquences afin de pouvoir les diminuer. L’entente fut rapidement conclue.
— Maintenant, déclara le Bedeau, en s’adressant à Nalorgne, aboulez-moi les soixante-quinze balles.
Les policiers ne bronchèrent pas :
— Donnant donnant, firent-ils, quel est le mec à poisser ?
Alors le Bedeau éclata d’un grand rire et se frappant la poitrine, selon un geste qui lui était familier :
— Le mec, déclara-t-il, mais c’est moi.
— Toi ? s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, fort désappointés, car ils ne songeaient pas un seul instant à mettre le Bedeau en état d’arrestation. Certes, ils savaient que l’existence de l’apache n’était guère édifiante, mais, en réalité, jusqu’à présent, nul ne connaissait rien sur lui qui permît, aux termes de la loi, de le mettre en état d’arrestation.
Le Bedeau insistait cependant :
— Le voleur, l’assassin, c’est moi que je vous dis, vous pouvez y aller, me conduire à la Tour Pointue [1].
— Sûr, pensait Pérouzin qu’on est en train de faire une gaffe.
Nalorgne, de son air le plus maussade, questionnait encore le Bedeau :
— Si c’est pour nous avoir que tu fais tout ce boniment-là, autant le dire tout de suite, on y regarde pas, on paiera la croûte et ce sera fini.
— Vous êtes rien gourdes, fit-il puisque je vous l’dis que je suis un assassin, que j’veux être arrêté.
— La preuve ? grommela Nalorgne, qui décidément était sceptique.
Mais soudain le Bedeau triompha de ses hésitations : il avait trouvé l’argument à fournir au policier et il le fit d’un air triomphant :
— Dites donc, vous autres, interrogea-t-il, pourriez-vous me dire ce qu’est devenue ma gonzesse, Fleur-de-Rogue ?
Les deux policiers réfléchirent, puis Pérouzin avoua :
— C’est vrai que voilà bien une pièce de jours qu’on ne l’a pas vue sur le rade.
— Probable, fit le Bedeau en se rengorgeant, il y a une bonne raison pour ça c’est que je lui ai fait son affaire.
Rien n’était plus faux que cette déclaration, mais le Bedeau y mettait un tel aplomb, un tel accent de sincérité que Nalorgne et Pérouzin s’y trompèrent.
— Pas possible, s’écrièrent-ils.
Spontanément tous deux se levaient, se rapprochèrent de l’apache qui ricana :
— Vous voilà convaincus tout de même, ça va bien, mais inutile de sauter sur moi comme la misère sur le pauvre monde. Je n’ai pas l’intention de me débiner tout au contraire.