— Vous me traitez de voleur ?
C’est au tour de Chambérieux de s’emporter. Dressés l’un en face de l’autre, se fixant avec des yeux qu’une commune colère rendait flamboyants, le marquis et le bijoutier paraissaient décidés à en venir aux mains.
M. Moutin, heureusement, sauva la situation :
— Eh bien, dit le brave homme, puisque M. Chambérieux ne les a pas pris, ces bijoux, puisque M. de Tergall ne les a pas emportés, qu’est-ce qui prouve qu’ils ne sont pas tout simplement tombés derrière le meuble ?
— Nous allons voir, dit M. Morel. Il n’y a qu’à écarter la commode.
M. Moutin tira violemment en avant le tiroir dans lequel les bijoux avaient été enfermés. Le tiroir était vide.
— C’est curieux, remarqua M. Moutin, qui, dans sa naïveté et sa parfaite bonne foi, s’attendait presque à retrouver les bijoux, c’est curieux.
L’excellent hôtelier continua avec une parfaite tranquillité à chercher l’explication du mystère.
— Puisque personne n’est entré dans la chambre, dit-il, puisque M. Chambérieux n’a pas pris les bijoux, puisque le marquis ne les a pas emportés, il faut bien qu’ils soient quelque part.
Et, fort de cette évidence, M. Moutin continuait à déménager la fameuse commode. Il l’écarta du mur, l’avança de biais.
— Rien sur le plancher, fit-il.
Puis, par acquit de conscience, et comme s’il eût supposé que ces bijoux avaient pu glisser sous la commode, M. Moutin se pencha, se baissant entre le meuble et le mur. À coup sûr, l’hôtelier de Saint-Calais avait les meilleures intentions du monde. Il n’en devait pas être récompensé.
À peine M. Moutin s’était-il baissé, en effet, frôlant à la fois la muraille et la planche formant le fond de la commode, qu’une nuée d’exclamations s’échappa des lèvres de toutes les personnes présentes.
— Bougre de bougre ! avait dit le lieutenant de gendarmerie.
— Fichtre ! s’était écrié Chambérieux.
— Oh, oh ! avaient fait en même temps le juge d’instruction, le greffier et le marquis.
M. Moutin, lui, ne disait rien. Il se frottait la tête.
Il avait reçu sur le crâne, en effet, alors qu’il se tenait sur les genoux, tombant pêle-mêle, une planche qui n’était autre que le fond du meuble, deux briques, une pluie de morceaux de plâtre.
Et immédiatement M. Moutin se frotta les mains, réjoui :
— Parbleu, dit-il, mais la voilà l’explication. On a percé la muraille, on a percé le tiroir. Les bijoux ont été volés par quelqu’un qui se trouvait dans la chambre voisine.
Il était évident, en effet, que par le trou béant qu’il venait de démasquer dans le mur, en faisant tomber sans le vouloir les briques remises en place par le voleur, par ce trou qui communiquait avec la brèche pratiquée dans la commode, il avait été très facile d’enlever les bijoux de la chambre voisine. Mais où M. Moutin se trompait, c’est quand il croyait, ayant précisé la façon dont le vol avait été opéré, qu’il expliquait le vol lui-même.
Chambérieux triomphait :
— Ah, voilà qui doit enlever tous les soupçons. On ne pourra plus dire que c’est moi qui ai volé ces bijoux. L’escroc est évidemment la personne qui, ayant occupé cette chambre pendant toute la nuit, a pu tranquillement truquer le meuble, truquer la muraille d’à-côté, a mis les bijoux dans le tiroir, puis, en sortant, est passé dans la chambre voisine et a opéré son vol en toute sûreté.
Le marquis de Tergall l’interrompit :
— Assez. Si je ne respectais le magistrat qui nous accompagne, je vous rentrerais vos mensonges dans la gorge.
Le juge intervint :
— Du calme, monsieur le marquis. En effet, n’oubliez pas que je suis là.
— C’est moi qui ne l’oublie pas, monsieur le juge d’instruction, reprit Chambérieux, j’imagine que maintenant vous allez décerner un mandat d’arrêt.
— Pardon, interrompit le greffier, M. Moutin, qui occupait la chambre d’à côté ?
— Au 29, dit l’hôtelier, accablé, il y avait cette nuit l’abbé Jeandron, oui, le vicaire de Poncé.
— Peu importe, dit le juge, une seule chose est certaine, le vol a été commis de sa chambre. S’il était dans sa chambre au moment du vol, c’est lui qui l’a commis. Dites-moi, Moutin, savez-vous à quelle heure M. l’abbé Jeandron est sorti ?
M. Moutin disparut dans l’escalier, en criant :
— Je vais le demander à ma femme.
Il reparut traînant derrière lui M me Moutin.
— Eh bien, monsieur le juge, je puis vous renseigner. Comme je fais attention à ce que ma maison soit bien tenue, je m’arrange toujours pour être à la caisse le matin. J’ai fait la remarque justement que M. l’abbé Jeandron s’était levé fort tard, il est parti d’ici à onze heures dix.
— À onze heures dix, vous en êtes sûre, madame ?
— Absolument.
M. Morel se tournait vers M. Chambérieux :
— Et le vol a eu lieu, à quelle heure exactement ?
— À onze heures, M. le marquis de Tergall n’était pas revenu. À onze heures et quart j’ai ouvert le tiroir et j’ai découvert le vol, donc, monsieur le juge d’instruction, le voleur peut très bien être ou le marquis de Tergall, ou l’abbé Jeandron.
— Retenez cette déclaration, monsieur le juge d’instruction, dit le marquis, elle est capitale. Je puis en effet prouver qu’entre onze heures et le quart, j’étais à la Banque, occupé à toucher les fonds. Par conséquent, je ne pouvais pas me trouver dans la chambre voisine. Je m’empresse, d’ailleurs, d’ajouter, monsieur le juge, que les deux cent cinquante mille francs qui m’ont été versés à la banque, je suis tout prêt à les consigner entre vos mains. Jusqu’à ce que cette affaire soit éclaircie.
— C’est cela, dit Chambérieux.
— Monsieur le marquis, déclara le juge d’instruction, votre procédé vous honore, mais je n’ai pas qualité malheureusement pour accepter cet argent. Si je vous entends bien, vous voudriez le déposer entre mes mains ? Cela ne se peut pas. Un tel dépôt aurait l’air d’une restitution. D’ailleurs, j’ajoute, monsieur de Tergall, que vous n’êtes en somme pas directement intéressé à cette affaire. Au point de vue juridique, au moment où vous avez accepté le chèque de M. Chambérieux, et où vous avez remis les bijoux à sa garde, la vente était « parfaite ». Ce ne sont pas vos bijoux qui ont été volés, ce sont les bijoux de M. Chambérieux.
Chambérieux approuva :
— On m’a toujours dit en effet que le Code protégeait les escrocs.
« Écoutez, reprit le gros bijoutier, de deux choses l’une, monsieur le juge, ou le marquis a volé et il faut le boucler, ou c’est cet abbé Jeandron. Et il faut le boucler lui aussi.
Tergall l’interrompit :
— Voyons, monsieur le juge, il y a quelque chose qui m’innocente entièrement, c’est que, si, à la rigueur, on peut admettre que je sois venu dans la chambre de l’abbé Jeandron pour y voler les bijoux, il est bien certain que je n’aurais pas eu le temps suffisant pour percer le mur, percer la commode, entre le départ de l’abbé et la découverte du vol, en cinq minutes. Or, d’autre part, comme je suis arrivé à l’hôtel, hier soir, vers vingt-trois heures trente, comme à cette heure l’abbé Jeandron occupait la chambre, je n’ai pas pu y venir percer la muraille.
— Mais alors, ce serait l’abbé Jeandron qui serait le coupable ? s’exclamèrent en même temps M. et M me Moutin.
Sur ce, un pas pesant se fit entendre dans l’escalier.
— Mais le voilà, s’écria M me Moutin, c’est précisément l’abbé Jeandron qui rentre.
Dix minutes plus tard, l’abbé mis au courant de l’affaire, protestait énergiquement.
— Monsieur l’abbé, lui dit l’excellent juge d’instruction, vous comprendrez la gravité des charges qui pèsent contre vous ? Voyons, pouvez-vous nous donner votre emploi du temps ? Et d’abord, vous êtes vicaire à Poncé, qu’étiez-vous venu faire hier soir à Saint-Calais ?
— Je suis venu hier soir, coucher à Saint-Calais, parce que j’étais appelé par dépêche à la chapelle qui se trouve sur la route du Mans et que vous connaissez certainement, parce que j’y avais rendez-vous aujourd’hui à midi et quart.
— Vous avez cette dépêche ?
— Non. Je ne l’ai pas.
— Elle est au presbytère ?
— Non, monsieur le juge. Elle est dans ma poche.
— Dans votre poche, mais alors.
— Pourquoi vous ai-je dit que je ne l’avais pas ? Mon Dieu, tout simplement parce que je ne voulais pas la montrer.
— Pourquoi ?
— Elle est de nature confidentielle.
— Monsieur l’abbé je ne vous comprends pas du tout.
L’abbé Jeandron réfléchit quelques secondes, puis déclara :
— Monsieur le juge, je suis venu à Saint-Calais pour pouvoir me rendre, ainsi que je vous l’ai déjà dit, à midi et quart, à la chapelle pour y écouter, en confession, un pécheur qui m’y avait donné rendez-vous. Ce pécheur je l’ai entendu. Je sais, maintenant, que si je vous fournissais le moindre renseignement, je manquerais gravement au secret. Je dois donc me taire, sur tout ce qui le concerne. Je puis en revanche, être moins discret sur ce qui ne regarde que moi. Vous me demandiez tout à l’heure l’emploi de mon temps. J’ai quitté Poncé hier soir, je suis arrivé à vingt heures, ici. Je me suis couché tout de suite. Ce matin, je me suis levé à sept heures, je suis tout de suite sorti. Je me suis rendu à la chapelle dont je vous ai déjà parlé, j’y ai dit ma messe. À midi et quart je recevais mon pénitent, que je quittais à deux heures et demie, puis je suis revenu à pied à l’hôtel. Et me voici. Je puis vous donner ma parole que je n’ai rien remarqué d’anormal dans la chambre voisine, ce matin à sept heures, sept heures trente, moment où je l’ai quittée. Après mon départ, je ne sais ce qui a pu se passer.
— Greffier, dit M. Morel, veuillez donc relire la déclaration faite tout à l’heure par M me Moutin.
Le greffier tourna et retourna des pages, ânonna des débuts de phrases, puis, enfin, lut la déposition de l’hôtelière :
« Comme je fais attention à ce que ma maison soit bien tenue, je m’arrange toujours pour être à la caisse dans la matinée, j’ai remarqué que M. l’abbé Jeandron s’était levé fort tard, il est parti d’ici à onze heures dix, j’en suis absolument certaine… »
— Expliquez-nous, monsieur l’abbé, comment il se fait qu’on vous ait vu ici à onze heures dix alors que vous prétendez en être parti à sept heures et demie du matin ?
— Je ne comprends rien à la déposition de M me Moutin. On a cru me voir sortir de l’ Hôtel Européenà onze heures. J’affirme que j’en suis parti à sept heures et demie et que par conséquent…
— Parbleu, fit le bijoutier, voilà bien la preuve que nous cherchions. M me Moutin ne peut pas se tromper, quand elle dit qu’elle a vu le « Curé » sortir à onze heures dix. Donc le « Curé » ment, quand il affirme être parti à sept heures trente. C’est lui le voleur.
***
Deux heures plus tard, l’excellent M. Morel quittait la prison de Saint-Calais, soucieux. M. Morel n’avait pu se refuser à décerner un mandat de dépôt contre le vicaire de Poncé.
— Évidemment, songeait M. Morel, évidemment, il semble bien que ce prêtre soit le coupable. Et cependant, comme c’est étrange. L’abbé Jeandron. Quel dommage qu’il se retranche derrière le secret de la confession. Si seulement j’avais cette dépêche, qu’il prétend avoir reçue.
Or, de songer à la dépêche mystérieuse que le prêtre s’était refusé à communiquer, une idée lumineuse venait à l’esprit du magistrat. Le magistrat se précipita vers le bureau de poste d’où, avait affirmé le prêtre, avait été expédié le télégramme.
— Madame la receveuse, demanda M. Morel, voulez-vous me communiquer, en vertu de ma qualité de juge d’instruction, l’original de la dépêche expédiée à l’abbé Jeandron ? Vous conservez les originaux ? n’est-ce pas ?
La receveuse fouilla dans ses cartons, ne trouva rien.
— Oh, oh, pensa M. Morel, voilà qui tend à prouver que l’abbé Jeandron a menti. J’ai bien fait de l’arrêter.
Mais la receveuse brandissait une formule. M. Morel lut le télégramme suivant :
Un malheureux pécheur qui ne veut pas être reconnu, qui doit craindre d’être aperçu de quiconque, vous supplie, monsieur l’abbé, de l’entendre en confession à la petite chapelle qui s’élève sur la route du Mans. Je vous attendrai à midi un quart.
3 – UNE CORDE SUR LA ROUTE
— Madame la marquise, reprendra-t-elle du poulet ?
— Non merci, Rosa. Je n’ai pas d’appétit ce soir.
Soudain, prêtant l’oreille, la jeune femme crut entendre un bruit au rez-de-chaussée du château. Elle courut à la sonnette électrique, en pressa le bouton. Quelques instants plus tard, Rosa apparaissait.
— Madame m’a sonnée ?
— Monsieur le marquis est-il là ?
La camériste sans aucun doute allait répondre :
— Monsieur le marquis n’est pas encore rentré, madame.
Et pour ne point l’entendre, elle ordonna :
— Vérifiez donc la lampe, Rosa.
Docilement la femme de chambre vérifia la mèche qui ne fumait pas et le réservoir de cristal rempli de pétrole jusqu’au bord :
— La lampe va bien, madame, dit Rosa.
Tiens, mais Rosa était élégante, plus qu’il ne le convenait peut-être dans sa situation. Elle était bien faite, jeune, jolie, arrangée avec coquetterie, et l’infortunée marquise en arrivait à se demander si elle n’avait pas à considérer une rivale en la personne de sa domestique.
— Madame n’a plus besoin de moi ?
— Non, Rosa, vous pouvez vous retirer.
Antoinette de Tergall venait de se raisonner. Une pensée avait surgi tout à coup dans son esprit.
— Non, cette femme de chambre n’était pas la maîtresse de son mari, pour cette bonne raison qu’il en avait une autre. Antoinette de Tergall avait entendu parler à maintes reprises d’une certaine artiste, chanteuse de concert ou de théâtre, – elle ne savait au juste, – qui, par ses excentricités et ses toilettes tapageuses, s’était fait remarquer au Mans pendant l’hiver de l’année précédente et dont les journaux locaux annonçaient le retour.
— Oh, pensait Antoinette de Tergall, ce n’est pas par amour que cette fille s’est donnée à Maxime. D’ailleurs, ces sortes de femmes ne se donnent pas, elles se vendent.
Il était maintenant une heure du matin.
Soudain, un bruit de pas précipités. Était-ce lui qui revenait ? ou était-ce un porteur d’excuse, bonne ou mauvaise ?
La marquise courut à la porte de sa chambre, se précipita au haut de l’escalier :
— Maxime ? est-ce donc vous enfin ?
— C’est moi, je suis à vous dans un instant.
— Maxime, qu’avez-vous ? que vous est-il arrivé ? Un accident ? Vous êtes blessé ?
Et la jeune femme, tendrement, s’approchait du marquis. Mais celui-ci l’écarta d’un geste brusque, d’une voix sourde il gronda :
— Foutu, je suis foutu.
La tête entre les mains, les yeux fixés sur le sol, Maxime de Tergall ne s’expliquait pas, et, d’autre part, la marquise n’osait l’interroger. Puis, brusquement, il se leva, courut au cabinet de toilette voisin, se plongea la tête dans une cuvette remplie d’eau froide, répara en quelques instants le désordre de sa toilette, de sa coiffure, sans paraître le moins du monde se préoccuper de l’anxiété de sa femme. Le marquis s’étant enfin rapproprié quitta le cabinet de toilette, revint dans la chambre à coucher et prit les mains de sa femme :
— Antoinette, dit-il, un malheur épouvantable vient d’arriver. Je me demande encore comment il se fait que je sois encore vivant.
— Mon Dieu. Qu’avez-vous ?
— Un cataclysme s’est abattu sur nous. Les bijoux…
— Ne vous êtes-vous pas entendu avec cet homme qui devait les acheter ?
— Si, répliqua le marquis, j’en ai même obtenu deux cent cinquante mille francs.
— Il vous les a payés ?
— Il me les a payés.
— Vous aurez donc, poursuivit la marquise, la possibilité d’acheter cette forêt que vous désirez tant.
— Je n’aurai ni la forêt ni les deux cent cinquante mille francs.