Cependant, les Ténébreux, peu à peu, se rapprochaient les uns des autres, ils se frôlaient au passage, dans le noir et dès lors, dès qu’ils se rencontraient, ils avaient pour devoir de se nommer immédiatement.
C’est ainsi que dans le murmure confus de la foule grossissante, on entendait proférer à mi-voix des noms connus, célèbres déjà dans les annales de la pègre et dans les couloirs des juges d’instruction.
À deux ou trois reprises, une voix nasillarde avait proféré :
— Bec-de-Gaz.
Bec-de-Gaz, l’apache célèbre, terriblement compromis quelques années auparavant, avait été arrêté pour avoir assassiné sa maîtresse La Panthère.
Par suite d’une chance inespérée, il n’avait été condamné qu’aux travaux forcés à perpétuité puis conduit avec d’autres forçats au pénitencier de l’île de Ré, d’où il devait être dirigé sur la Guyane mais d’où il avait réussi à s’évader avant son embarquement.
Une voix aigre et perçante, celle de la mère Toulouche, avait aussi retenti dans le tunnel. Elle existait donc toujours, cette affreuse mégère qui perpétuellement dégringolée, tombée au dernier échelon de l’échelle sociale, en était réduite désormais à racoler des enfants en bas âge, qu’elle louait aux faux mendiants pour mieux apitoyer le passant ? Des femmes jeunes aussi se trouvaient au nombre des invités de cette fête inquiétante, étrange.
La pierreuse, Fleur-de-Rogue, fille sombre et farouche dont on aurait pu compter les paroles, depuis le jour où son amant, Jean-Marie, aide du bourreau, avait trouvé une mort sanglante sous le couperet de la guillotine qu’il était chargé de monter pour le service de la Justice. À côté de Fleur-de-Rogue, se trouvait une autre femme, jeune, jolie, belle, dont l’existence était un mystère pour tous. Bonne fille, bonne camarade, elle n’avait que des sympathies et des amitiés autour d’elle, mais nul ne lui connaissait d’amant, nul ne savait quelle était sa demeure et cependant, c’était une copine à coup sûr. Depuis qu’elle appartenait à la bande, on l’avait dotée d’un sobriquet, on l’appelait la Guêpe, parce qu’elle avait la taille fine, souple, harmonieuse.
— Père Grelot, cria de sa voix nasillarde Bec-de-Gaz, les copains sont tous là, la séance est ouverte.
Au murmure confus qui régnait sous le tunnel succéda un silence religieux. Bec-de-Gaz commença :
— J’ai à vous annoncer une bonne nouvelle, mes copains, un aminche qu’on n’avait pas revu depuis quelque chose comme dix ans vient de se ramener dans sa bonne ville de Pantruche. Ah, il en a vu du pays, rapport à ce qu’il est allé planter ses choux à la Nouvelle.
— Qui c’est-y donc ? interrogea la mère Toulouche.
Mais la vieille fut interrompue, le nouveau venu que Bec-de-Gaz venait d’annoncer se nommait lui-même :
— Probable que vous m’attendiez pas, eh ben c’est moi, Ribonard.
Ribonard avait payé par dix ans de galères ses sinistres travaux mais il s’était tiré des pieds, et voilà qu’il était revenu les dents longues et l’appétit féroce. Bonne recrue pour les Ténébreux.
Des mains serrèrent furtivement dans l’obscurité les doigts calleux du forçat qui, au bout de quelques instants, sentit un corps souple se glisser près de lui, cependant qu’une voix douce murmurait à son oreille :
— J’ai déjà entendu causer de toi, Ribonard, et tu me plais, veux-tu de moi ?
L’apache hautement, interrogeait :
— À savoir, qui c’est que tu es ?
La femme répondit :
— Fleur-de-Rogue.
Ribonard ne put s’empêcher de frémir.
— Ça va, fit-il, Fleur-de-Rogue, on se mettra ensemble.
Cependant un cri d’angoisse et de rage s’échappa soudain de toutes les poitrines. Un éclair d’une seconde avait illuminé le tunnel, et, à cette lueur momentanée, les membres de la bande des Ténébreux, avaient pu entrevoir leurs faces hideuses et sinistres, ils avaient pu se voir les uns, debout, le long des murs du tunnel, les autres accroupis sur le ballast, quelques-uns tendrement enlacés, allongés le long des rails, quelques autres encore assis, étendus, rapprochés ou éloignés les uns des autres.
Quelle était cette lumière ? Était-on surpris ?
S’agissait-il d’une attaque de la police ?
Mais un grand éclat de rire couvrit le cri d’angoisse.
— Bonsoir, messieurs dames, dit une voix gouailleuse, vous dérangez donc pas, faites comme chez vous, seulement faudrait voir à ne pas vous biler comme ça sitôt qu’un aminche craque une allumette pour incendier sa cibiche. On dirait que vous avez un taf de tous les diables, c’est vraiment malheureux mais c’est rien farce aussi.
— Bébé, s’écriait-on, c’est c’t’animal de Bébé. Ah, il en fait jamais d’autres, c’était bien son genre de ne jamais obéir et de toujours faire le contraire de ce qui est convenu.
— Bébé, interrogea Bec-de-Gaz, tu as donc fini ton temps ? D’où c’est que tu sors ?
— Probable que j’ai fini, déclara Bébé, je m’amène tout droit par le fumeux, de la Belgique où j’ai tiré trois ans, même que je n’a point perdu mon temps car je m’ai fait là-bas de belles relations.
— Où c’est-y donc, interrogea Bec-de-Gaz, que tu te trouvais ?
— J’en ai du nouveau, et du chouette. Figurez-vous que j’ai trouvé là-bas, bouclé dans la tôle, le roi des rois, le plus costaud de tous les costauds.
— Qui donc ?
— Fantômas.
Les Ténébreux l’assaillaient de questions. Avait-il bien vu, de ses yeux vu, Fantômas en personne dans la prison de Louvain ? Avait-il pu lui parler ?
— J’comprends et je suis sûr que c’est bien Fantômas qui est à Louvain, y en a pas deux au monde pour avoir cette allure. Quel homme que Fantômas. Ah, sacré bon sang. J’y laisserai ma peau, mais Fantômas sera bientôt des nôtres, et la bande des Ténébreux avec lui à sa tête régnera sur le monde entier.
— Bébé, dit le père Grelot qui n’aimait pas les rodomontades et sur lequel les belles paroles ne faisaient aucun effet, Bébé, tu nous fais marcher. Possible que t’aies vu Fantômas dans la tôle de Louvain, mais pour ce qui est de le sortir de là, ça fait deux.
— Pour ce qui est de le sortir de là, vieil imbécile, interrompit Bébé d’une voix vibrante d’enthousiasme, tu n’as pas à te casser la tête. Ribonard, dis-leur donc un peu si c’est d’hier qu’on se connaît et si on a déjà pas préparé toute la combine pour débarrasser Fantômas de sa carapace de moellons.
— Vous allez-t-y démolir le toit de la prison ? demanda la mère Toulouche.
— C’est une façon de causer, mère Toulouche, mais comme le Fantômas étouffe dans sa cage, on va tâcher moyen de lui ouvrir la porte ou la fenêtre.
— Ce serait beau, dit Bec-de-Gaz, d’être ceux qui auraient fait évader Fantômas, mais vois-tu, Bébé, dans tous ces trucs-là, faut des fafiots, et si je ne cause que pour moi, j’aime autant te dire tout de suite que je suis fauché.
— Ribonard, dis-leur donc un coup qu’on est plus des enfants.
Ribonard expliqua :
— Voilà déjà huit jours qu’on s’est rencontré, nous deux Bébé. On était comme qui dirait tous les deux en train de soigner une vieille morue qui tenait trop à la vie. On s’est connu à son chevet. On s’est apprécié. On a turbiné ensemble. Faut croire qu’on a pas fait du mauvais boulot, car s’il ne faut que de la braise pour sauver Fantômas, on peut dire que le Fantômas est libre.
— Bébé ?
Une voix jeune s’était élevée dans le tunnel.
— Mirette. C’est pas trop tôt. Dans mes bras ma poule.
Mais, comme l’apache courait au devant de sa maîtresse, Mirette l’accueillit d’une formidable gifle dont le bruit fit éclater de rire l’assistance entière.
— Mirette, faudra voir à t’expliquer.
— Bébé, faudra d’abord que tu m’affranchisses sur l’affaire de la gonzesse du Mans.
Bébé allait répliquer, Ribonard se précipita auprès de lui, lui serra le bras :
— Pas un mot à personne. N’en cause ni de près ni de loin. Surtout pas aux femmes.
Cependant, un jour pâle pointait à l’extrémité du tunnel, les membres de la bande des Ténébreux peu à peu déguerpirent.
Sous la voûte, au moment où s’achevait l’altercation de Bébé et de sa maîtresse Mirette, ils n’étaient plus que quatre ou cinq.
Soudain, dans l’ombre, Ribonard, qui redoutait évidemment une explication trop précise sur ce que Mirette avait appelé « l’affaire de la gonzesse du Mans », avisa un homme robuste qui n’avait pas encore ouvert la bouche.
Il interrogea Mirette :
— Qui est celui-là ?
— Un aminche, répliqua évasivement la pierreuse, je le connais pas plus que ça, mais je suis sûre d’une chose : il fait partie des Ténébreux.
5 – JUVE SUR LE SENTIER DE LA GUERRE
Qui était-ce ?
Pour le savoir, il faut remonter à quarante-huit heures en arrière, c’est-à-dire à trois jours après les vols dont avaient été victimes, à Saint-Calais, Chambérieux et son client, le marquis de Tergall.
Ce jour-là vers dix heures du matin, sur la route qui conduit à Bouloire, un homme cheminait lentement, vêtu en ouvrier endimanché, avec à la main une grosse canne de bois non écorcé. Il s’avançait d’une démarche solide et sûre d’homme habitué aux longs parcours à pied.
Son visage énergique et hâlé se barrait d’une épaisse moustache brune cependant que sur son menton s’étalait une barbe taillée en éventail et minutieusement soignée, barbe dont le soin contrastait d’ailleurs avec l’apparence modeste de l’homme qui la portait.
Ce piéton, arrivé à un carrefour, parut hésiter un instant. Il consulta le poteau indicateur, le compara à une carte qu’il tenait à la main, puis, se décida en faveur d’un petit chemin encadré de verdure.
Le voyageur, tout en marchant, pensait :
— Voici décidément mon parcours sur le point de se terminer, espérons que ce voyage si bien commencé ne va pas trop mal finir.
L’homme poursuivait sa route. Au bout d’un quart d’heure environ, il arrivait à un détour du chemin, d’où s’apercevait, par une éclaircie faite dans le bois touffu, la belle propriété du marquis de Tergall.
Le piéton s’arrêta, sortit de sa poche une lorgnette et considéra longuement le château qui se dressait devant lui.
— Pas mal, murmura le voyageur.
Puis il ajoutait, non sans avoir jeté au préalable un coup d’œil circulaire :
— Le marquis de Tergall a l’air d’avoir fait une bonne affaire lorsqu’il s’est marié.
Peu de temps après, quelqu’un sonnait à la façade principale du château. C’était le personnage qui venait de parcourir à pied les quelques kilomètres séparant Saint-Calais du château des Loges.
— Que désirez-vous ? demanda un domestique en venant ouvrir.
L’homme souleva légèrement le chapeau mou qui lui couvrait la tête, et tendant une lettre au laquais :
— Je viens pour voir M. le marquis de Tergall, voulez-vous lui remettre cette lettre ?
— Attendez un instant, déclara le domestique, qui, par prudence, sans doute, refermait la porte, et laissait le visiteur à l’extérieur de la maison.
Onze heures et demie, on attendait le déjeuner. Baptiste, le valet de chambre, curieux comme tout domestique qui se respecte, avait remarqué que l’enveloppe que lui avait remise le visiteur portait l’en-tête commerciale d’une maison d’électricité d’Angers. Le marquis ordonna à Baptiste, étonné :
— Faites entrer ce monsieur, du moins cet ouvrier, dans le petit salon.
Baptiste s’inclina, retourna au perron et avec le respect que lui commandait l’attitude de son maître, il introduisit le visiteur au salon, avant de regagner la cuisine.
Une heure plus tard, le marquis, la marquise et l’électricien, se trouvaient toujours dans le salon.
À une heure moins le quart, cependant, Baptiste quitta le vestibule, pour n’avoir pas l’air d’écouter aux portes. Celle du petit salon venait de s’ouvrir.
La marquise en sortit, elle avait l’air radieux, et, comme sa femme de chambre, Rosa, passait à ce moment à proximité d’elle, Antoinette de Tergall lui annonça avec un sourire aimable :
— Vous m’aviez demandé hier à vous absenter pendant deux jours, et j’avais réservé ma réponse jusqu’à ce matin, eh bien, c’est entendu, Rosa, vous pourrez prendre ce congé. Vous partirez ce soir. Le cocher vous conduira au train, cet après-midi.
Pendant ce temps, le marquis de Tergall reconduisant son visiteur, lui disait à mi-voix :
— Je vous remercie bien sincèrement, monsieur Juve, et je vais faire comme vous le désirez.
Le marquis appuya sur un timbre, une sonnerie retentit à l’office.
— Monsieur le marquis m’a sonné ?
— Oui, Baptiste, voici ce dont il s’agit : Monsieur – et le marquis désignait l’homme avec lequel il venait de s’entretenir pendant si longtemps, – monsieur vient pour étudier un projet d’éclairage du château. Il faut que vous le fassiez déjeuner, puis, vous vous mettrez à sa disposition pour lui montrer toutes les pièces de la maison, les communs et le parc afin qu’il puisse choisir l’endroit où installer le moteur qui nous donnera la lumière électrique. Tenez-vous à sa disposition.
L’ouvrier électricien s’inclina respectueusement devant les châtelains des Loges, puis disparut avec le domestique dans la direction de la cuisine.
Le marquis de Tergall avait dit « monsieur Juve ».
Comment Juve se trouvait-il là ?
Rien de plus simple.
Le Parquet de Saint-Calais avait informé la Sûreté générale, et M. Havard, estimant qu’il s’agissait d’une affaire importante avait aussitôt décidé d’envoyer sur place le plus fin limier de ses services.
Juve était donc parti pour Saint-Calais. Il était arrivé à la gare de la petite ville, par l’express du matin. Ce n’était pas le policier Juve qui avait débarqué, mais un ouvrier endimanché.
Une fois en présence du marquis de Tergall, Juve lui avait déclaré :
— Permettez-moi de faire une enquête chez vous, autour de vous, et ne vous étonnez de rien. Je passerai pour un ouvrier électricien, qui vient étudier l’installation de la lumière électrique dans votre château.
Le marquis de Tergall, ainsi que tout le monde, connaissait Juve de réputation, aussi s’était-il empressé de souscrire au désir de l’éminent policier.
À présent, le policier, démocratiquement installé dans la cuisine, faisait honneur au repas, avec un appétit que sa promenade à pied avait rendu redoutable. En quelques instants, le faux électricien s’était assuré la sympathie de tout le personnel de l’office. Il avait eu le mot pour rire avec Baptiste, le compliment qui touche pour la cuisinière, et le propos galant à l’adresse de Rosa, la femme de chambre.
— Alors, demanda Baptiste, une fois le café avalé, nous allons balader dans le jardin ?
— Ma foi, répliqua Juve, ça n’est pas de refus. Un cigare ?
— Merci bien, monsieur Doublon, dit Baptiste en acceptant le londrès.
— Pourquoi m’appelez-vous M. Doublon ?
— Ce n’est pas votre nom ? Je l’ai lu sur l’enveloppe que j’ai remise au marquis de Tergall,
— Nullement, fit Juve, Doublon c’est mon patron, Doublon et Cie, la grande maison d’Angers. Moi je ne suis que le contremaître, on m’appelle simplement Charlot. Faites donc comme tout le monde.
— Je n’y vois pas d’inconvénient. Charlot, je vous remercie. Un peu de feu ?
Les deux hommes, ayant allumé leurs cigares, quittèrent la maison et se perdirent dans les allées du parc.
De temps à autre, Juve, pour justifier du rôle qu’il jouait, prenait des mesures, notait des chiffres sur son carnet.
De temps à autre, il posait des questions indiscrètes.
— Une bonne place, Baptiste ?
— Peuh, pas mauvaise. On est régulièrement payé et il y a des pourboires au moment de la chasse.
— Le marquis reçoit beaucoup de monde ?
— Cela dépend, suivant la saison. En automne par exemple, ça ne désemplit pas d’invités.
— La grande vie, quoi, mais ça doit coûter joliment cher. Le marquis est riche ?
— Surtout la marquise.
— D’ailleurs le patron m’a dit qu’on pouvait y aller largement pour l’installation électrique. C’est égal, le vol, ça doit faire un trou dans son budget.