— Vous permettez que je prenne un siège ? répondit le bandit, parfaitement à son aise.
— Oui.
— Merci. Eh bien, messieurs, j’ai en effet à me plaindre, à me plaindre de Juve, de ses collègues, du procureur de la République, de la magistrature, de la police. Mais je désirerais ne parler qu’en présence de mon avocat, le bâtonnier M e Faramont, contre qui j’ai aussi, monsieur le juge, quelques reproches à formuler.
Le policier se pencha vers le juge :
— Il faut lui donner satisfaction, murmura Juve. M e Faramont est-il prévenu ? Il devrait être ici.
Au moment même, l’huissier passait la carte de l’avocat au magistrat.
— Faites entrer M e Faramont.
Les salutations s’échangèrent, puis Fantômas reprit la parole.
— Messieurs, déclarait le bandit, vous êtes un peu mes juges, et par conséquent je sollicite de vous une impartialité absolue. Veuillez donc me promettre de m’écouter sans m’interrompre.
Fantômas parlait avec une si grande assurance, une autorité si tranquille, que Juve, tout comme M e Faramont, tout comme M. Fuselier lui-même, en frémit. Où voulait donc en venir l’extraordinaire bandit qu’ils avaient devant eux ?
— Parlez, Fantômas, commanda Fuselier. Nous vous écoutons.
Fantômas se croisa les bras :
— Messieurs, je suis ici pour accuser et pour menacer. Encore une fois, j’attire toute votre attention sur les paroles que je vais prononcer. Voici quinze jours, ou presque, que je suis emprisonné, j’ai eu le temps de réfléchir, je ne parle pas à la légère, je sais ce que je dis, et dis ce que je sais… Juve, je vous accuse, je vous accuse de lâcheté et de négligence. Ne me répondez pas, voici des explications. Juve, il y a quinze jours, j’étais parfaitement libre, prêt à la lutte, prêt à vous combattre, à vous vaincre, peut-être. Mais il y a quinze jours, Juve, j’étais aussi terriblement angoissé par le chagrin que me causait la mort de ma malheureuse maîtresse, lady Beltham. Ce jour-là, Juve, je me suis livré, je me suis remis en vos mains, je vous ai dit : « Prenez-moi, mais vengez-moi. Jetez-moi en prison, mais découvrez l’assassin de lady Beltham. » Juve, j’ai passé un marché avec vous, un marché que vous avez accepté. J’ai payé vos services, dont j’avais besoin, de ma liberté. Juve, depuis quinze jours, qu’avez-vous fait ? Rien ! Qu’avez-vous retrouvé ? Personne. Qui soupçonnez-vous ? Personne encore. Juve, j’en appelle à votre honnêteté en laquelle je crois. Soupçonnez-vous, à l’heure actuelle, comment est morte lady Beltham ? Avez-vous fait avancer d’un pas cette enquête que je paierai peut-être un jour de ma vie ? Avez-vous tenu le pacte qui était convenu entre nous ? Je suis prisonnier, Juve, pour que vous soyez policier et policier à mon service. Alors, rendez-moi vos comptes, faites votre rapport. Car de deux choses l’une : ou vous devez vous occuper de venger lady Beltham, ou moi je renoncerai à vous employer, et j’irai moi-même m’occuper de mes propres affaires.
Fantômas se tut, mais il jeta un regard foudroyant à Juve. Véritablement le bandit était beau, il dominait de superbe façon le policier qui, de son côté, avait pâli, se mordait les lèvres au sang.
— Répondez, commanda Fantômas.
Germain Fuselier tressaillit, regarda M e Faramont qui paraissait ahuri, regarda Juve très pâle, presque tremblant.
— Je crois, commença-t-il…
Mais Fantômas l’interrompit :
— Monsieur le juge, osa ordonner le bandit, il vous faut faire silence ici. Le drame qui se joue doit mériter votre indifférence, sinon votre sympathie. J’ai proposé ma tête à Juve pour qu’il découvre l’assassin de lady Beltham, j’ai payé honnêtement, qu’il s’acquitte honnêtement. Que savez-vous, Juve ?
Juve, à cet instant, se leva. Lui aussi éprouvait un secret besoin d’être debout, libre de ses mouvements, de ses gestes, pour répondre à Fantômas.
Ah, sans doute, elle était inconcevable, inouïe, fantastique, l’audace du Maître de l’Épouvante, qui, tout prisonnier qu’il était, l’accusait, exigeait des comptes !
Un autre que Juve se fût contenté de lui répondre par un haussement d’épaules. Mais cela, cela que d’autres eussent pensé, le grand honnête homme que Juve était, ne pouvait l’admettre. À cette heure, il souffrait terriblement, le bon Juve ! Il songeait que Fantômas disait vrai, il songeait que Fantômas avait payé de sa liberté la vengeance dont il l’avait chargé. Et c’est sous le poids d’un terrible scrupule que Juve tremblait : J’ai accepté la tête de cet homme, se disait-il, je suis son débiteur.
— Allons, parlez, répéta Fantômas, toisant le policier. Que savez-vous ?
— Rien ! hurla Juve. Je ne sais rien ! Les drames se multiplient. Les mystères s’enchevêtrent. Vous êtes prisonnier, Fantômas, et pourtant il semble que votre néfaste toute-puissance s’emploie encore à bouleverser ma vie, à bouleverser la vie de tous ceux qui, de loin ou de près, ont pu se trouver sur votre route. Je vous ai promis de venger la mort de lady Beltham. Soit, je ne le nie pas. Je suis prêt à vous refaire cette promesse, mais vous exigez trop tôt des résultats définitifs pour une enquête trop complexe. Vous vivez encore, Fantômas, votre procès n’est pas près de s’achever, vous saurez avant de monter à la guillotine, que lady Beltham sera vengée.
Mais Fantômas venait de se laisser tomber négligemment sur une chaise et avait éclaté de rire.
Le bandit rit longtemps, d’un petit rire ironique, étouffé, sarcastique :
— Mon pauvre Juve, déclara-t-il enfin, accentuant le ton dédaigneux de ses paroles, vous déraisonnez complètement. Vous me parlez de guillotine, vous me promettez que quelque jour vous souscrirez à la dette que je vous signalais tout à l’heure, mais, mon pauvre Juve, ne sentez-vous pas que vous agissez en ce moment comme un débiteur insolvable ? Comment, derrière vous, policier, il y a toute la police. Derrière vous, monsieur le juge, il y a toute la magistrature. Et il vous faut me demander à moi, à moi qui suis dans vos mains, que vous avez fait jeter dans vos prisons, termes et délais ? Allons donc. Vous imaginez-vous véritablement que je vais m’en rapporter à votre fantaisie, que je vais vous laisser le temps de vous acquitter ?
— Assez, hurla le juge, taisez-vous, vous n’êtes pas ici pour nous menacer ! Juve fera ce que bon lui semble et vous n’avez pas d’ordres à lui donner. Vous êtes un bandit, vous êtes le Roi du Crime, et vous expierez quand la Société aura fait la lumière sur vos crimes.
Mais Fantômas haussa les épaules :
— Je n’expierai pas, déclara-t-il, catégorique.
— Vous prétendez échapper au châtiment ?
Fantômas se leva, il marcha jusqu’au bureau du juge, il regarda fort sérieusement le magistrat, puis dédaigneusement, il dit :
— Monsieur Fuselier, entendez-moi bien : il m’a plu, il y a quinze jours, de tenter une expérience. Juve et vous, vous représentez les honnêtes gens. Le magistrat et le policier, vous êtes faits pour vous donner la main. Je me suis donc livré à vous, je vous ai dit : « Prenez-moi et vengez-moi. » Vous m’avez pris, parbleu, mais vous ne me vengez point. Eh bien, tant pis pour vous. Votre honnêteté vient de faire faillite, le pacte fait, je le romps. Je ne suis plus votre prisonnier.
— Vous n’êtes plus mon prisonnier ?
— Non.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le comprendrez plus tard.
— Avez-vous quelque chose à ajouter ? demanda M. Fuselier.
— Absolument rien, je tenais à vous prévenir. Faites-moi reconduire au cachot.
— Pas encore.
Aux derniers mots du bandit, le magistrat s’était levé et il souffla quelque chose à l’oreille de Juve, puis glissa un ordre à un homme.
Quelques instants plus tard, une jeune femme, qui n’était autre que Sarah Gordon, fit son apparition dans le cabinet du juge.
— Madame, demanda le magistrat, madame, reconnaissez-vous cet homme ?
Il montrait Fantômas à Sarah.
Sarah contempla Fantômas et, sans doute, l’Américaine eut peur d’avouer qu’elle reconnaissait parfaitement le Maître de l’Effroi, à qui elle avait eu si tragiquement affaire à Enghien, car elle répliqua faiblement :
— Non, monsieur, je ne connais point cet homme.
— Alors vous n’avez pas vu Fantômas à Ville-d’Avray, madame ?
— Non, monsieur, affirma Sarah, je n’ai pas vu cet homme.
— Vous avez dû le voir en cagoule, madame. Vous l’avez vu en manteau noir, mais vous n’avez pu distinguer ses traits, sans doute ?
Sarah Gordon, trop émue, ne répondit pas. Quant à Fantômas, il ne connaissait rien des affaires de Ville-d’Avray, et il se demandait naturellement à quoi le magistrat faisait allusion.
Seul, M e Faramont souriait, satisfait, semblait-il. Quant à Sarah Gordon, frémissante, elle paraissait tituber de vertige, émue au plus haut point.
Germain Fuselier voulut interrompre cette scène.
— Madame, je vous remercie, déclarait-il, vous pouvez vous retirer. Toutefois j’aurai peut-être à vous entendre à nouveau et, par conséquent, je vous prie de vous tenir à ma disposition.
Sarah Gordon partie, M. Fuselier ordonna :
— Gardes, reconduisez le prisonnier, l’interrogatoire est terminé.
Mais Fantômas, tandis que les gardes l’entraînaient, lui jeta :
— Monsieur le juge, je ne suis plus prisonnier.
***
Dix minutes plus tard, dans le cabinet du magistrat, une discussion animée avait lieu entre M. Fuselier, Juve et M e Faramont.
Les trois hommes n’étaient pas d’accord.
— Messieurs, déclarait le bâtonnier d’un petit ton tranquille, j’imagine que maintenant, vous êtes de mon avis. Nous tenons enfin une certitude, et une certitude intéressante. M me Sarah Gordon a certainement vu Fantômas à Ville-d’Avray et ne reconnaît pas Fantômas, alors qu’il est en prison. Donc, le Fantômas qui est en prison est un faux Fantômas. Autrement dit, ce n’est pas Fantômas.
— Permettez ?
— De plus, monsieur Juve lui-même, poursuivait l’avocat, est obligé de constater que, bien que Fantômas soit incarcéré, semble-t-il, les événements les plus étranges, les plus mystérieux phénomènes continuent à se produire. Les affaires de Ville-d’Avray viennent donc à l’appui de ma thèse, elles prouvent que mon client n’est pas Fantômas.
— Mais, bon Dieu, jura le policier, donnant enfin libre cours à son énervement, mais, bon Dieu, vous ne songez pas à ce que vous dites, maître Faramont ! C’est bien de Fantômas qu’il s’agit, puisque lui-même, lui-même, entendez-vous, reconnaît qu’il s’est livré.
À ce moment, Fuselier n’écoutait plus. Le juge se répétait cette question :
— Pourquoi Fantômas vient-il de dire qu’il n’est plus prisonnier ?
***
Ce même soir, une heure plus tard, Fantômas était conduit par ses gardiens dans le préau de la Santé pour la promenade habituelle.
Or, à peine Fantômas était-il arrivé dans le préau, qu’un autre détenu qui était le Gréviste s’approchait de lui :
— Quand ? demanda l’homme.
— Aujourd’hui.
— Le plus vite possible, alors ?
— Tout à l’heure, si tu le peux.
— C’est bien, ce sera fait dans cinq minutes, et je te promets, Fantômas, qu’il n’y aura rien à reprendre à mes dispositions.
— Bien, merci. Fais vite alors.
— Dans cinq minutes, je te dis. Fantômas, tu trouveras le moyen d’être près de la fontaine au moment où le gardien 113 fera la distribution de gobelets.
— Près de la fontaine, répéta Fantômas, ou contre ?
— Près, sapristi.
— Bien.
Le front du bandit avait repris sa sérénité. Le Gréviste et lui n’échangèrent pas un mot de plus. Or, moins de quatre minutes plus tard, un double coup de sifflet retentissait dans la cour. Un gardien venait de s’approcher d’une sorte de fontaine dressée au fond du préau. Il tenait attachés par une chaîne une grande quantité de petits gobelets qu’il distribuait aux détenus qui s’approchaient l’un après l’autre, c’était là ce que l’on appelait la distribution de cantine, ces gobelets étaient pris par les détenus qui avaient demandé à s’acheter un peu de vin sur les fonds amassés par leur travail dans les ateliers de la prison.
Fantômas s’approcha du gardien qui faisait la distribution de ces gobelets. Il ne s’appuya pas, d’ailleurs, à la fontaine.
— Voici l’instant, murmurait Fantômas.
Quelques secondes plus tard, Fantômas s’exclamait :
— Diable, c’est le gardien 113 qui est là. Celui que le Gréviste ne peut pas souffrir. Oh ! oh !
Un nouveau coup de sifflet troua l’air. Les détenus, parmi lesquels se trouvait le Gréviste, se mirent en rang et, sous la conduite des gardiens, se dirigèrent vers les ateliers d’imprimerie situés au premier étage de la prison en bordure du préau.
Fantômas ne sourcilla pas. Il se recula un peu, et parut même plier les jarrets comme s’il se fût apprêté à bondir.
Dans la cour, les autres brigades des détenus continuaient à se promener. Tous ne sortaient pas en même temps. Tous ne rentraient donc pas à la même minute.
La distribution des gobelets d’ailleurs n’était pas achevée.
Quelques minutes passèrent.
Et puis soudain, à l’improviste, au milieu d’un grand vacarme, un événement extraordinaire survint. Juste au-dessus de la fontaine, une grêle de pierres, de moellons, de briques s’abattit avec fracas. Puis, comme dans un éclair de pensées, en une fraction de seconde, une énorme masse noire, une pesante machine d’imprimerie, balancée par une combinaison de courroies, creva la muraille du premier étage, tomba sur le préau, enfonça la toiture, démolit un mur et roula sur le sol.
À l’instant même où la machine crevait la muraille et roulait dans l’espace, avec une folle témérité, Fantômas s’était élancé.
Repoussant devant lui ceux qui gênaient ses mouvements, il avait bondi jusqu’au gardien adossé à la fontaine qui allait immanquablement être écrasé sous le poids de la machine qui s’affalait.
Et Fantômas alors, saisissant cet homme d’une poigne puissante, l’agrippait au collet et au bras ; le rejetant en arrière, il l’arrachait à la mort et roulait avec lui parmi les décombres sur le sol du préau.
Dans la cour, des hurlements d’effroi retentirent.
La sonnette d’alarme se fit entendre. Lés gardiens accoururent de toute part. Les condamnés et les détenus se reculaient au fond du préau. Fantômas, seul, demeurait en avant, inerte eût-on cru, près du gardien qu’il venait de sauver.
Alors, dans le brouhaha, des ordres éclatèrent. Le directeur de la prison accouru avec tous les gardiens-chefs, tous les surveillants, se multipliait. En un instant, les détenus stupéfaits furent réintégrés dans leur cellule. Dans la cour vide, seuls les gardiens demeuraient en compagnie du directeur de la prison, homme de sang-froid, fort intelligent.
Il commença par inspecter les lieux, par examiner la machine affalée sur le sol, brisée en mille morceaux, puis, la toiture du préau, le mur enfin, dans lequel une large brèche avait été creusée :
— Tout cela est réparable, déclarait le directeur de la prison, et vraiment il faut se féliciter qu’il n’y ait que des dommages matériels, c’est miracle qu’il n’y ait pas eu d’accident de personnes. Enfin, nous allons ouvrir une enquête et savoir exactement les causes de cet extraordinaire accident. Au fait, où est le surveillant-chef ?
— Me voici, monsieur le directeur.
— Bien ! Mon ami, vous allez vous rendre immédiatement chez les maçons chargés de l’entreprise de la prison et vous demanderez des ouvriers d’urgence. Pour la toiture, ce n’est pas pressé. Mais j’entends que demain au plus tard, ce mur soit refait. Évidemment, il n’y a pas de danger d’évasion, mais les détenus en descellant les pierres de la muraille pourraient se procurer des projectiles. Allez.
— Bien, monsieur le directeur.
Le directeur de la Santé allait même se retirer fort satisfait, ainsi qu’il venait de le dire, de n’avoir aucune catastrophe grave à déplorer et véritablement émerveillé qu’il n’y ait point eu d’accident de personnes, lorsqu’un gardien haletant accourut jusqu’à lui :