La guêpe rouge (Красная оса) - Сувестр Пьер 21 стр.


Pourquoi le Danois était-il resté après la fermeture de Bagatelle ? Comment se faisait-il qu’il ait pu tromper la surveillance des gardiens et demeurer dans le palais alors que tout le monde sans exception aurait dû en être sorti ?

Si Sunds était là, c’était qu’il avait évidemment combiné son séjour à l’avance, sa présence était le résultat indiscutable d’une préméditation. Sunds y était et ce n’était point par hasard qu’il était enfermé dans le palais de Bagatelle.

Le Danois tira de sa poche une lampe électrique dont il projeta autour de lui une lumière sourde. Dans la caisse d’où il venait de sortir, Sunds alla prendre la boîte à couleurs que, dans l’après-midi, il avait recommandé à Daniel de lui apporter après l’avoir préparée, puis, à pas de loup, quitta la pièce dans laquelle il s’était caché et, traversant les salles désertes du palais, s’en vint dans le salon d’honneur. Il éclaira de sa lampe le Rembrandt et longuement, le considéra. L’artiste était tout pâle alors qu’il regardait l’œuvre.

— C’est égal, murmura-t-il, il faut que j’en aie un fier toupet ! Ah, je suis propre. Quelle fripouille, je me dégoûte moi-même et ce n’est pas tant à l’idée de ce que je vais faire que de savoir le risque que je vais courir par ma faute, car cette œuvre merveilleuse est vraiment unique. Enfin c’est la fortune assurée et je suis trop pauvre pour cracher dessus et puis, d’ailleurs, je n’ai pas le choix. L’autre me l’a bien dit, il faut lui obéir sans discuter.

Sunds brusquement éteignit sa lampe.

— C’est fou, ce que je fais ! Je sais bien qu’il y a des volets pleins le long des fenêtres, mais enfin, il est inutile de faire de la lumière ici. De l’extérieur, les gardiens pourraient la voir. D’ailleurs je ne puis rien tenter avant le jour.

Après un instant de réflexion, l’artiste continuait son monologue :

— Le jour, en cette saison, se lève à quatre heures du matin, nul ne viendra avant huit heures, j’ai donc le temps d’agir.

Il poussa un soupir et proféra :

— Ils disaient tous cet après-midi : « On en parlerait, du tableau de Rembrandt. » Ah oui sans doute, on en parlerait. Et plus encore qu’il est possible de l’imaginer.

Après un silence, il ajouta :

— C’est abominable ce que je vais faire, mais il n’y a pas à dire, aussi, c’est rigolo.

15 – LE VOL DU TABLEAU

— Est-ce que tout est fini, en état, nettoyé ?

— Oui, monsieur le Président.

— Et les catalogues illustrés sont-ils arrivés ?

— Oui, monsieur le Président.

— Ah mon Dieu, tout de même je respire. C’est égal, assumer de pareilles responsabilités, organiser de semblables choses, cela vous brise, vous tue. Je sens que je vais éclater, que ma cervelle se fond. Ces histoires-là, ça vous abrège l’existence de dix ans.

M. Marquelet, sans doute, se donnait beaucoup de mal, mais il amplifiait encore la peine qu’il prenait ; c’était un homme à la fois minutieux et exagéré. M. Marquelet voulait tout voir, tout faire. En réalité, il remarquait peu de chose et ne faisait rien, mais il s’en donnait l’illusion et en tout cas, finissait par être fatigué.

S’étant assuré auprès du gardien-chef du palais de Bagatelle que tout était prêt à l’intérieur, il avait décidé de ne laisser entrer personne dans les salons avant l’arrivée du sous-secrétaire d’État qui avait accepté d’inaugurer l’exposition.

Il ne fallait pas que l’on pût salir les tapis ou le parquet avant que ceux-ci eussent été foulés par’ le représentant du gouvernement et sa suite.

Et le président de la Société, ne se fiant qu’à lui-même pour l’observation de la consigne qu’il venait de donner, s’était posté au haut du perron, défendant l’accès du palais à la foule des invités qui, paisiblement, attendaient dans le jardin l’autorisation de pénétrer.

Un gardien voulut se glisser subrepticement à l’intérieur du palais.

— Où allez-vous, malheureux ? cria M. Marquelet d’une voix sévère.

— Monsieur le président, on a laissé une housse sur la vitrine des Saxes dans le petit salon, alors, j’allais l’enlever.

— Une housse ! gémit M. Marquelet. Laisser une housse sur la vitrine à cette heure-ci, mais c’est épouvantable, scandaleux !

Il vit, atterré, les chaussures du gardien toutes couvertes de poussière :

« Cet animal-là, pensa-t-il, va salir les tapis, les parquets, comment faire ? »

M. Marquelet eut un instant l’idée d’aller retirer lui-même la housse, mais il estimait que sa dignité ne le lui permettait pas.

— Allez faire votre service, dit-il au gardien sur un ton solennel, mais avant de pénétrer dans le salon, déchaussez-vous.

Le Président, un peu rassuré, avança sur le perron de Bagatelle. Et, d’un vaste coup d’œil circulaire, il embrassa la foule massée à l’entrée de la propriété. Cette foule était élégante, nombreuse.

— C’est le succès assuré, déclara-t-il à mi-voix. Et une recette superbe, certaine.

— Une recette ? Non !

M. Marquelet se retourna.

L’interrupteur était un de ses collègues du Comité, M. Rube, sculpteur d’un certain talent, qui passait son temps à dire des choses désagréables chaque fois qu’il le pouvait. M. Rube ne dérogeait pas à ses habitudes, et il insinua, narquois :

— Il y a du monde aujourd’hui, parce que cela ne coûte rien, mais vous verrez ça demain, lorsque les entrées seront payantes…

M. Marquelet ne voulait pas répondre, il haussa les épaules.

Un exposant vint à lui timidement.

C’était un peintre, Dollois, pauvre bougre sans grande valeur, dont la misère s’affichait sur ses vêtements, usés jusqu’à la corde. Dollois, qui tournait depuis dix minutes autour du Président sans oser l’aborder, s’y décida cependant.

— Alors, monsieur Marquelet, interrogea-t-il, puisqu’il va venir un ministre, croyez-vous qu’on donnera des décorations ?

Sévèrement, M. Marquelet toisa son interlocuteur :

— Un membre du gouvernement ne vient jamais à une solennité quelconque, fit-il, sans apporter des distinctions honorifiques.

Et il ajouta :

— Nous aurons certainement aujourd’hui une rosette de l’Instruction publique et deux Mérites agricoles, voilà.

Dollois pâlit légèrement et loucha sur sa boutonnière qui était vierge. Il ambitionnait les palmes académiques ; or, le Président n’en avait point parlé, allait-il encore « passer au travers », comme disaient ses camarades ?

M. Marquelet, cependant, courut à l’extrémité de la terrasse.

— Et la musique ? cria-t-il, la musique est-elle là ?

Un homme aux longs cheveux se présentait à lui.

— Je suis le chef d’orchestre, Monsieur, fit-il, et nous sommes au grand complet.

Mais M. Marquelet ne l’écoutait pas. Il demeurait figé de stupeur, en face d’un individu aux allures sordides, à la barbe hirsute, qui semblait s’être faufilé indûment dans la foule des invités, prêt à entrer dans le palais de Bagatelle dès que les portes seraient ouvertes. Il l’interrogea :

— Que faites-vous là ?

L’homme, sans se troubler, tira de sa poche une carte d’invitation crasseuse à moitié déchirée :

— J’attends, déclara-t-il, pour entrer dans la taule, qu’on ait ouvert les lourdes.

M. Marquelet sursauta, cependant il ne pouvait rien dire, cette personne possédait une invitation régulière. Il lui recommanda cependant à voix basse :

— Vous n’êtes pas très bien habillé, cachez-vous derrière quelqu’un, lorsque le ministre arrivera. Il ne faut pas qu’il voie des gens aussi…

M. Marquelet n’osait dire « aussi sales », mais son interlocuteur comprit et il s’éloigna en grommelant :

— Vrai, quelle démocratie ! On dirait pas qu’on est en République. Faudrait maintenant qu’on vienne en habit de cérémonie ? Moi je garde ça pour les dimanches.

L’homme qui s’écartait de la sorte, c’était Bouzille.

M. Marquelet serra chaleureusement la main de M e Henri Faramont : le bâtonnier venait d’arriver avec sa femme et son fils. Le maître du Barreau était tout souriant.

— Ah mon cher bâtonnier, s’écria M. Marquelet, en lui écrasant les phalanges, je ne sais comment vous remercier au nom des Artistes Internationaux. Le fait que vous nous avez prêté votre superbe Rembrandt, votre admirable Pêcheur à la ligne, va attirer tout Paris.

Il s’arrêta brusquement et courut à l’entrée du parc ; deux voitures automobiles venaient de s’y arrêter, des personnages en redingote, aux allures endimanchées, en descendirent.

— C’est le Gouvernement, déclara M. Marquelet.

Il fit signe à un gardien, lequel le répéta au chef d’orchestre, et la musique entonna la Marseillaise, cependant que bon nombre des hommes présents se découvraient.

Puis l’on vit s’avancer M. Dubois, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts. Le représentant du Gouvernement était un homme d’une quarantaine d’années, au visage aimable, à la tenue relativement élégante qui portait une jaquette, un pantalon clair, des souliers vernis, et un chapeau haut de forme. Il avait aussi les mains gantées et gantées de beurre frais, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un marié de province. Il arrivait, suivi d’une demi-douzaine de tout petits jeunes gens, aux physionomies éveillées, quelque peu narquoises. Certains étaient décorés, les autres portaient à la boutonnière des fleurs de toutes les couleurs.

M. Marquelet s’inclina très bas devant le « Gouvernement ».

— Au nom de la Société des Artistes Internationaux, déclara-t-il d’une voix qui tremblait légèrement, je vous remercie. Monsieur le Ministre, de bien vouloir honorer de votre présence l’inauguration de notre Exposition.

Le ministre s’inclina à son tour, mais M. Marquelet continua à parler pendant une dizaine de minutes.

Puis, ce fut le tour de M. Dubois de répondre au président.

Il le fit avec cette facilité verbeuse qui constitue l’éloquence de la plupart des hommes d’État. Il acheva sur une péroraison grandiloquente et convaincue au cours de laquelle il mêla la politique et l’art, de la façon la plus inattendue sans doute, mais assurément la plus heureuse.

Et des bravos retentirent alentour, cependant que les jeunes attachés dévisageaient curieusement les jolies femmes de l’assistance.

Conformément aux instructions de M. Marquelet, Bouzille s’était dissimulé dans les derniers rangs de la foule, pour n’être pas remarqué par le représentant du gouvernement. Il avait retrouvé dans une allée du jardin celui qu’il appelait parfois « son patron ».

Le Danois Érick Sunds était là en effet, mais il semblait avoir perdu toute sa gaieté habituelle. Il avait les traits fatigués. Sur son visage se peignait une étrange pâleur.

« Probable, pensa Bouzille, qu’il a dû faire cette nuit une bombe carabinée. »

Et comme il lui suggérait tout bas :

— Vous ne vous êtes pas couché, pas vrai ?

Érick Sunds lui lança un mauvais regard, qui interdit à Bouzille d’insister.

Cependant, le cortège officiel pénétrait dans le Palais de Bagatelle :

— Si vous le voulez bien, monsieur le ministre, commença Marquelet, nous allons voir d’abord les gravures. Nous examinerons ensuite les vitrines qui contiennent les bibelots, puis la sculpture nous retiendra quelques instants et enfin nous passerons dans le salon d’honneur.

On fit une première station devant un groupe de marbre dû au sculpteur Rube. Cela représentait une tempête en mer. Une barque oscillait dans un équilibre instable. Rube était là, il plastronnait, le coude appuyé sur le socle supportant son œuvre.

— Ah, ah, fit le ministre, qui regarda quelques instants, mais sans rien dire.

Le cortège s’éloigna : Rube était devenu tout rouge, et tandis que ses camarades le considéraient d’un œil amusé, il grogna entre ses dents :

— C’est un coup monté, on m’a fait venir ici pour se fiche de moi.

Rapidement, on passa devant les gravures, on longea les vitrines, puis on arriva dans une salle de peinture et M. Marquelet, ayant murmuré quelques mots à l’oreille du sous-secrétaire d’État, celui-ci s’arrêta devant un tableau, représentant, ainsi que le disait l’étiquette fixée sur le cadre, un «  Concours de natation à Joinville-le-Pont ».

C’était l’œuvre de Dollois, le peintre timide.

Dollois n’était pas devant son œuvre, mais perdu dans la foule. On le chercha des yeux, on finit par le découvrir, et le ministre, lui ayant tendu la main, lui déclara :

— Monsieur Dollois, au nom du gouvernement de la République française, j’ai l’extrême plaisir de vous nommer officier d’académie.

Un jeune attaché passa au ministre un petit ruban violet, que celui-ci mit à la boutonnière du peintre.

Dollois crut qu’il allait défaillir, tant il était heureux.

Quelques murmures flatteurs soulignèrent l’attribution de cette distinction honorifique. Puis M. Marquelet, précédant le sous-secrétaire d’État, pénétra dans le salon d’honneur.

— Vous allez voir ici, monsieur le ministre, déclara-t-il, la plus belle œuvre que nous ayons à notre exposition, c’est le Pêcheur à la lignede Rembrandt, aimablement prêté par son heureux propriétaire M e Henri Faramont, bâtonnier de l’Ordre des avocats.

Et, par précaution, M. Marquelet ajoutait à l’oreille du ministre :

— C’est le tableau qui est tout seul sur le panneau du milieu, au-dessus de la cheminée.

Le cortège avait ralenti sa marche, on faisait cercle dans le salon d’honneur, et M. Dubois, d’un air important, convaincu, considéra quelques instants le tableau :

— C’est une œuvre magnifique, déclara-t-il, enflant la voix, car il avait remarqué qu’autour de lui, se trouvaient des journalistes qui notaient ses paroles, les couleurs sont encore très vives, et l’on retrouve dans cette conception toute simple, dans ce sujet populaire, toute l’énergique vigueur du maître sublime que fut Rembrandt.

Il s’arrêta et considéra d’un air étonné M. Marquelet, qui, tout d’un coup, avait pâli affreusement.

Gracieusement, le sous-secrétaire d’État s’inquiétait :

— Qu’avez-vous donc, cher monsieur ? Seriez-vous souffrant ?

M. Marquelet ne répondait pas, il était agité d’un tremblement nerveux, et sa main se leva vers le tableau.

Un léger cri avait retenti à côté du ministre qui tourna la tête, et vit M e Faramont. Lui aussi avait pâli. Jacques Faramont aux côtés de son père, était également très pâle, et si le ministre avait connu le Danois Érick Sunds, dont la haute taille dépassait le reste des assistants, il se serait rendu compte que l’étranger était livide.

Ah ça, que se passait-il donc ? Les attachés du Cabinet qui, jusqu’alors, n’avaient prêté aucune attention aux incidents de la cérémonie, commençaient à se le demander.

Enfin, M. Marquelet articula d’une voix bégayante :

— Mais le tableau de Rembrandt ?

— Eh bien, poursuivit M. Dubois, d’un ton légèrement impatienté, je le vois, je l’admire.

Subitement un cri retentissait, il était poussé par le bâtonnier :

— Mais ce n’est pas mon tableau, s’écria celui-ci. Et il ajouta d’une voix étranglée d’émotion :

— C’est une copie qu’on a mise à la place !

Le ministre sentit son cœur se serrer, il avait l’impression que les paroles qu’il venait de prononcer, quelques instants auparavant, pour affirmer son admiration, étaient au moins inopportunes. Il jeta un coup d’œil désespéré sur les journalistes et s’aperçut qu’ils riaient sous cape. Cependant une rumeur confuse montait dans l’entourage des personnages officiels.

— Il n’y a plus de doute, criait-on, c’est une copie ! Qu’est devenu l’original ? C’est extraordinaire…

Ce fut une ruée, une épouvantable bousculade.

Et les commentaires allaient leur train, cependant que M. Marquelet s’était affaissé sur une chaise, et que le bâtonnier tempêtait au milieu des siens.

Plus de doute en effet. À la place du superbe Rembrandt se trouvait une affreuse croûte, une copie grossière, dont la peinture encore toute luisante était à peine sèche.

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