— On a volé le Rembrandt de M e Faramont, répétait-on.
— C’est impossible.
— Non, non, voyez plutôt.
M e Faramont apercevant Érick Sunds, l’interpella :
— Eh bien, fit-il, avez-vous vu ? Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est épouvantable, cela tient du sortilège.
Sunds était si pâle qu’il faisait peur à voir. D’une voix blanche, soutenant mal le regard interrogateur du bâtonnier, il balbutia, haussant les épaules :
— Du sortilège, comme vous dites, monsieur le Bâtonnier. C’est épouvantable et je ne comprends rien à ce qui s’est passé. L’original était encore là hier soir, quand nous sommes partis, et depuis lors, personne n’est entré dans les salles d’exposition.
M. Marquelet, après avoir manqué s’évanouir, reprenait peu à peu conscience de lui-même :
— Ah monsieur le ministre, commença-t-il, en s’adressant à M. Dubois, qui tiraillait sa moustache, fort ennuyé et très inquiet à l’idée des commentaires qu’il avait formulés au sujet de l’affreuse copie qu’il avait prise pour le véritable tableau, ah Monsieur le Ministre, je vous demande bien pardon !
M. Dubois grogna :
— Vous auriez pu me prévenir, fit-il, que ce tableau n’était qu’une copie.
Puis, sur un signe à ses attachés, le sous-secrétaire d’État laissa comprendre qu’il en avait assez de cette exposition :
— Veuillez m’excuser, fit-il, mais je suis obligé de retourner à Paris, nous avons Conseil des ministres ce matin.
Son départ passa d’ailleurs absolument inaperçu. Il n’était plus question, dans toute l’Exposition, que de l’effarante aventure qui venait de se produire. Il y a toujours des gens pour plaisanter. Quelqu’un avait lâché :
— Cette histoire-là, c’est du Fantômas !
Et le mot avait fait fortune.
— Si c’est du Fantômas, c’est à vous dégoûter du bon Dieu et de ses saints.
— Pourquoi donc ?
— Dame, reprenait l’autre, Henri Faramont est son défenseur ! Si c’est ainsi que Fantômas lui témoigne sa reconnaissance.
Mais quelqu’un intervenait :
— Fantômas ne doit plus avoir besoin d’avocat, puisqu’il s’est évadé avant-hier, vous le savez bien.
Et peu à peu, encore que la chose parût invraisemblable au premier examen, l’idée s’accréditait, dans la foule, que la mystérieuse disparition du tableau de Rembrandt et sa substitution par une affreuse copie, étaient encore le résultat d’un des audacieux maléfices du sinistre bandit :
— L’affaire, d’ailleurs, en vaut la peine, fit observer quelqu’un. Ce tableau-là représente une multitude de billets bleus.
Le mot de « vol » était sur toutes les lèvres. Et il frappa soudain un gros homme essoufflé, rouge, qui arrivait en retard à l’inauguration. Il l’avait entendu prononcer par les ouvreurs de portières, et il l’entendit répéter sur les marches du perron ; lorsqu’il arriva dans le premier vestibule, il vit que l’on parlait encore de vol et dès lors, il interrogea :
— Qu’est-ce qu’on a volé ?
Quelqu’un brusquement lui répondit :
— On a volé le tableau de Rembrandt.
De rouge qu’il était le gros homme devint vert.
— Le Pêcheur à la ligne ? questionna-t-il. Le tableau appartenant à M e Henri Faramont ?
— Comme vous dites, répliqua son interlocuteur.
Et le gros personnage poussa un gémissement :
— Volé ! Le tableau est volé mon Dieu ! Cela va nous coûter cinq cent mille francs !
Et il tomba raide sur le parquet, comme s’il avait été frappé par une congestion.
L’homme qui s’évanouissait à cette nouvelle, c’était M. de Keyrolles, le directeur de L’Épargne, la Compagnie qui avait assuré l’œuvre d’art de M e Faramont contre tous les risques possibles.
16 – LA GUÊPE
Les incidents extraordinaires de Bagatelle avaient eu lieu dans la matinée. Le soir même, Fandor, mis au courant comme tout le monde de ce qui s’était passé, se rendait vers huit heures à la Préfecture de police.
Juve lui avait donné rendez-vous là. Et, à peine le journaliste avait-il retrouvé son ami, que celui-ci l’amenait à la Sûreté. Une animation inhabituelle régnait dans les couloirs du Quai des Orfèvres.
Juve ne devait pas être dans ses bons jours, car il avait la mine renfrognée, le front soucieux.
Fandor était demeuré silencieux, n’interrogeant point l’inspecteur. Il s’y décida cependant au moment où le policier, quittant un groupe d’agents avec lesquels il venait de conférer, se rapprochait de lui :
— Que se passe-t-il, Juve ? Pourquoi m’avez-vous convoqué ? Qu’allons-nous donc faire ?
— Nous allons arrêter des gens.
— L’affaire du tableau ?
— Peut-être, mais en tout cas l’affaire de Ville-d’Avray. J’ai découvert les agresseurs du bâtonnier, nous allons les cueillir à domicile.
— Où cela ?
— À Montmartre.
— Et, continua le journaliste, en désignant du geste une vingtaine d’agents qui, vêtus à la manière d’ouvriers et de petits bourgeois, se faufilaient le long des couloirs, vous avez cru devoir réquisitionner tout ce personnel pour opérer votre arrestation ?
— Oui, je veux que nous soyons en nombre. Dans cette affaire, vois-tu Fandor, il y a sûrement du Fantômas.
Les deux amis sortirent du bâtiment de la Sûreté générale et, sur le quai, ils avisèrent un fiacre :
— Conduisez-nous rue Lepic ! commanda Juve.
Dès lors, en tête à tête dans la voiture avec Fandor, le policier commença :
— Nous sommes dans une situation bizarre, enchevêtrée, complexe. Toutefois, de ce chaos de complications, émerge quelque chose de clair. Les agresseurs de M e Henri Faramont sont désormais identifiés.
— Tant mieux, soupira Fandor. C’est déjà quelque chose. Et qui sont-ils ?
Juve nettement proféra :
— Des gaillards que nous connaissons de longue date : d’abord l’Italien Mario Isolino et sa maîtresse Nadia.
Fandor paraissait surpris. Juve s’en aperçut et lui expliqua :
— Mes diverses enquêtes au sujet de l’affaire de Ville-d’Avray m’ont appris que lorsque Érick Sunds a parlé de son rendez-vous avec le bâtonnier au Cabaret des Raccourcis, il avait pour auditeurs les deux gaillards que je viens de te nommer. Le bâtonnier nous a raconté, en outre, qu’il avait été attaqué par un petit homme brun, on l’a vu descendre à la gare de Ville-d’Avray, or, Mario Isolino est un petit homme brun.
— Raisonnement excellent. J’imagine toutefois qu’il existe, dans Paris, plus d’un petit homme brun.
— Sans doute, mais il n’y a qu’une femme à Paris portant, à l’annulaire gauche, une petite bague d’or sur laquelle sont montées trois roses de diamant alors qu’il y a sur sa bague un alvéole pour en mettre une quatrième. Précisément la petite rose que j’ai trouvée sur le lieu de l’attentat. Eh bien, j’ai découvert que la femme qui porte cette bague n’est autre que Nadia, l’ancienne maîtresse de Sunds, la femme actuelle de Mario Isolino. Tu vois, Fandor, que le doute n’est pas permis, et combien l’arrestation que je médite est justifiée. J’ajoute que je vais certainement faire coup double en arrêtant les auteurs du vol du tableau de Rembrandt effectué la nuit dernière au palais de Bagatelle.
— Espérons-le, fit Fandor, bien que ce vol me paraisse avoir été fait avec une audace telle et une habileté si grande que seul Fantômas peut en être capable.
Juve hocha la tête :
— Il faudra voir à débrouiller tout cela. En effet, Fantômas, comme tu le dis, doit être pour quelque chose dans toutes ces affaires, mais j’imagine qu’il fait agir en sous-main une bande d’individus que nous ne réussirons à faire parler que lorsque les principaux coupables seront sous les verrous.
— Juve, il faudrait encore savoir quel est l’homme qui s’est introduit chez vous pour y dérober les papiers d’Hélène, précisément la nuit où nous étions à Ville-d’Avray.
— Fandor, continua Juve, il faudrait savoir aussi quel est le mystérieux habitant ou, tout au moins, la personne tragique qui a élu domicile dans la maison de Ville-d’Avray.
— Pourquoi me regardez-vous ?
— Parce que, Fandor, je me méfie malgré tout de celle que tu aimes. Hélène est très suspecte.
— Hélène est incapable…
Mais Juve l’interrompit :
— Hélène est capable de bien des choses, assura-t-il, du moment qu’il s’agit de sauver son père.
Hélas, le journaliste en était trop convaincu lui aussi, pour contredire sur ce point le policier. Il détourna la conversation et déclara :
— Moi, Juve, je me méfie de cet étranger, de cet Érick Sunds, qui exerce tous les métiers. Marchand d’objets d’art vrais ou faux, fabricant de copies, peintre, modeleur, sculpteur. Souvenez-vous, Juve, de ce masque si merveilleusement fait que portait sur son visage l’homme qui est venu cambrioler chez vous.
— Je n’oublie pas, déclara Juve. Je pense aux attitudes énigmatiques de cette Sarah Gordon et de son amoureux, Dick, l’acteur.
Lorsque le fiacre qui transportait Juve et Fandor atteignit enfin le sommet de la rue Lepic, les agents arrivés par l’autobus attendaient leur chef depuis quelques instants déjà. Le journaliste et le policier étaient d’accord. Fantômas y était pour quelque chose.
***
— Qu’est-ce que tu prends dans ton café ?
— Un peu d’eau-de-vie, ma délicieuse Nadia.
La Circassienne alla prendre dans un placard une bouteille d’alcool et en versa une copieuse rasade dans la tasse à moitié pleine de son amant.
Mario Isolino la récompensa d’une caresse, puis tous deux, assis sur un petit canapé devant une table, burent tranquillement.
Il était neuf heures du soir. L’Italien et sa maîtresse étaient chez eux, rue Girardon.
Certes, leur installation était plus que modeste et le mobilier rare dans l’appartement. On se rendait compte que le couple ne devait pas rouler sur l’or et, qu’à maintes reprises, on avait dû descendre une chaise, un meuble, un objet, pour le porter soit chez le revendeur, soit au Mont-de-Piété.
Isolino, cependant, ne paraissait pas autrement préoccupé. Tout en sirotant son café mêlé d’alcool, il fumait un long cigare et faisait des projets d’avenir :
— Tou verras, Nadia, disait-il, que nous serons riches un jour. Io médite un coup qui nous rapportera gros.
— Les coups que tu médites, dit Nadia, ne nous réussissent guère. Rappelle-toi l’aventure de Ville-d’Avray. Je crois que si nous nous mettions à travailler l’un et l’autre, nous aurions chance de mener une existence plus tranquille.
Isolino haussa les épaules :
— Le travail, c’est de la blague ! On se fatigue toute une semaine, pourquoi ? Pour amasser une misère que l’on dépense le dimanche, encore lorsqu’elle n’est pas dépensée d’avance. Non jamais. Ça ne vaut pas la peine. Mais que fais-tu donc ?
Nadia s’était levée, attirée du côté de la fenêtre par un bruit insolite.
Elle se pencha, regarda quelques instants, puis elle revint vers son amant :
— Il y a une quantité de gens dans la cour. Je me demande ce qu’ils veulent.
Isolino ne se dérangea pas.
— T’occupe pas des affaires des autres.
Mais, au moment où il faisait cette recommandation, l’Italien s’inquiéta à son tour. Il avait entendu marcher dans le couloir au fond duquel se trouvait l’entrée de son logis, et, au même instant, un coup sec était frappé à la porte.
— Qui va là ?
— Ouvrez !
Isolino et Nadia se regardèrent.
— Mon Dieu, commença la Circassienne, pourvu que…
Une poussée brusque, donnée contre la porte, avait fait sauter la serrure et, dans la pièce, trois hommes s’introduisaient. L’un d’eux braquait un revolver sur Mario Isolino, un autre, d’un geste rapide, s’élançait sur Nadia qu’il maintint solidement. Le troisième prit la parole et interrogea :
— Vous êtes bien l’Italien Mario Isolino ?
— Oui, signor.
— Bien, moi, je suis l’inspecteur de la Sûreté Michel, et je vous mets en état d’arrestation.
Michel passa les menottes à Mario Isolino, puis il dit à l’homme qui était entré le premier, le revolver au poing :
— Boucle aussi la femme, et en route pour le poste.
Le premier mouvement de stupeur passé, Mario Isolino se ressaisit et avec beaucoup d’aplomb essaya de protester :
— Mais c’est oune infamie, cria-t-il, ou alors oune erreur judiciaire ? Vous vous trompez, messieurs, io suis innocent, absolument innocent ! Vous avez violé mon domicile, c’est indigne et io refuse de vous obéir !
Michel, brutalement, le poussa vers la sortie.
— Allons, allons, pas de rouspétance, ordonna-t-il, ou sans cela nous allons te passer à tabac.
Cette menace produisit son effet. Mario Isolino se tut subitement et se laissa entraîner.
On descendit rapidement l’escalier. L’Italien fut stupéfait en voyant que la cour de l’immeuble était pleine de monde et que, en outre, aux fenêtres, beaucoup de gens apparaissaient.
« Mâtin, pensa-t-il non sans un certain orgueil, faut-il qu’ils aient eu peur de moi pour avoir mobilisé toutes ces forces de police ! »
Il n’était pourtant pas bien terrifiant à voir, l’infortuné Mario Isolino. Il avait beau essayer de faire le matamore, il courbait la tête, surtout il baissait les yeux.
Nadia, elle, était effondrée. Elle balbutia des paroles incompréhensibles, cependant que des fenêtres voisines, les femmes qui avaient assisté à l’arrestation l’insultaient de tout leur vocabulaire imagé.
— Excellent débarras, criait-on, que ces mangeurs de macaroni qui ne sont bons qu’à faire de mauvais coups.
On les entraîna jusqu’au poste de police. On fit entrer Mario dans le cabinet du commissaire. Il y était depuis quelques instants gardé à vue par deux inspecteurs, lorsqu’un homme entra dans la pièce.
En l’apercevant Mario Isolino tressaillit. Résolu toutefois à dissimuler ses craintes, il s’écria de son ton le plus aimable :
— Ah par exemple, monsieur Juve ! Io suis bien content de vous voir. J’espère que vous allez me tirer d’affaire ?
Juve fronça les sourcils :
— Nous verrons, dit-il, mais en attendant tu vas te mettre à table ! Mario Isolino, il s’agit de manger le morceau et de me raconter tout ce qui s’est passé. Voyons d’abord, raconte-moi en détails ton agression manquée de Ville-d’Avray.
Les paroles de Juve plongèrent Isolino dans un trouble extrême. Il se sentit découvert, perdu et il n’hésita pas longtemps. Après tout, puisqu’il était pris, autant dire la vérité. D’ailleurs il ne risquait pas grand-chose puisque en somme son attentat n’avait pas réussi.
Mario Isolino avoua, mais il n’oublia pas de dire à Juve les circonstances aussi fortuites que mystérieuses qui avaient fait qu’au moment où il allait dépouiller le bâtonnier de son portefeuille, une femme avait surgi, lui jetant du poivre dans les yeux.
Juve félicita Mario Isolino de sa franchise, et continua sur un ton plus doux :
— Maintenant, mon petit, il faut me raconter en détails l’histoire du tableau de Bagatelle.
Isolino ouvrit des yeux absolument stupéfaits :
— Io ne sais pas ce que vous voulez dire, commença-t-il.
Juve s’attendait à cette réponse. Il ne s’énerva point, mais précisa à son interlocuteur les détails du vol dont il le soupçonnait.
Mario Isolino, qui avait si spontanément avoué l’agression de Ville-d’Avray, protesta alors avec la plus grande énergie contre l’accusation dont il était l’objet.
— Sur la Madone ! hurla-t-il. Io vous jure, monsieur Juve, que z’ignore tout de cette histoire, et que io ne sais rien du vol de ce tableau !
La conversation se prolongea pendant une heure encore. Juve n’était pas plus avancé, il avait toutefois acquis la quasi-certitude que, comme l’affirmait Mario Isolino, l’Italien n’était pour rien dans la disparition du Rembrandt d’Henri Faramont.
***
Fandor, qui cependant était venu à Montmartre avec Juve, ne l’avait pas suivi jusqu’au poste.
Fandor avait perdu les traces de son ami alors qu’il se mêlait à la foule amassée rue Girardon, devant l’immeuble dans lequel on avait arrêté Mario Isolino et sa maîtresse.