Cela avait peu d’importance. Fandor savait mieux que personne à quel commissariat on allait les conduire.
Mais le journaliste, brusquement, avait quitté la foule, et obliquant sur la gauche, au lieu de descendre la rue Lepic avec les agents qui emmenaient les prisonniers, il était remonté vers Montmartre.
Fandor venait d’éprouver une violente émotion et il suivait, sentant son cœur battre à coups précipités dans sa poitrine, un homme et une femme, qui semblaient s’en aller précipitamment, s’enfuir, ou tout comme, en essayant de se dissimuler dans l’ombre, en rasant les murs des maisons.
— Il n’y a pas de doute, c’est elle, c’est lui ! murmura Fandor.
Il ne désespérait pas de rejoindre les fugitifs lorsque quelqu’un, soudain, se jeta pour ainsi dire sur lui.
Fandor allait écarter cet importun d’un geste brutal. Mais il ne le fit point. L’individu qui s’était planté devant lui était Bouzille.
— Tiens bonjour ! criait le chemineau. J’ai justement quelque chose à vous dire.
— Quoi ? dépêche-toi !
Bouzille cependant s’accrochait à son bras. Il déclara mystérieusement :
— Vous savez que j’ai revu M lle Hélène ? Elle est toujours gentille votre amoureuse.
— Son adresse ? Dis-moi vite où elle demeure, je n’ai pas de temps à perdre pour écouter tes bavardages.
— Ah monsieur Fandor, murmura Bouzille, que vous êtes peu aimable, ce soir !
— L’adresse d’Hélène ? poursuivait le journaliste en crispant ses doigts sur le bras du chemineau.
— Aïe ! hurla celui-ci. Mais vous me faites un mal de chien ! Je ne la connais pas, moi, son adresse. Je vous l’ai toujours dit, je suis un homme discret, moi. J’ose pas demander aux jolies femmes où c’est qu’elles demeurent.
Une violente poussée envoya Bouzille rouler dans le ruisseau.
C’était Fandor qui l’avait ainsi précipité.
— Imbécile ! cria-t-il.
Puis le journaliste courut à toute allure pour rattraper le couple qui l’avait distancé.
Bouzille restait par terre, se frottant les côtes :
— Eh bien, grognait-il, j’en ai de la guigne aujourd’hui. Des coups de poing au lieu d’argent. Et moi qui comptais toucher les cinquante balles que m’avait promis M. Fandor si je lui donnais des nouvelles d’Hélène. Rendez donc service aux amis.
Et sur cette réflexion philosophique, Bouzille qui s’était relevé, huma l’air autour de lui :
— Je crois, fit-il, que ça sent le cidre par ici ! Doit y avoir un bistro pas bien loin.
Et il ajouta moitié riant, moitié geignant :
— Allons, mon vieux Bouzille, prends-toi par la main, et amène-toi jusqu’au comptoir, histoire de te consoler en lichant un demi-setier.
***
Fandor arrivait rue Ravignan, juste au moment où il voyait le couple qu’il avait suivi, puis perdu de vue par la faute de Bouzille, s’introduire dans une maison de modeste apparence. Le journaliste n’hésita pas, il s’élança dans le couloir obscur et monta les étages derrière ceux qu’il poursuivait.
Il entendit leurs pas dans l’obscurité, il les suivit sans se préoccuper de savoir ce qui allait lui advenir.
Ceux qui le précédaient se sentaient surveillés évidemment, car ils pressaient l’allure, et ils parvinrent ainsi au quatrième en trombe.
Une porte s’ouvrit et elle allait se refermer au nez de Fandor, mais celui-ci s’interposa et pénétra dans la pièce.
Elle était éclairée par une petite lampe. Deux cris retentirent :
— Fandor !
— Hélène !
Le journaliste était en face de la fille de Fantômas.
— Je ne m’étais pas trompé, soupira-t-il.
Cependant Fandor regardait autour d’eux et constatait que la jeune fille était seule, seule avec lui dans cette pièce où ils se trouvaient tous deux désormais.
Fandor s’était-il donc trompé, puisqu’il croyait avoir vu quelqu’un entrer avec Hélène dans la maison ? Ou alors ce troisième personnage était-il caché quelque part ? Était-il resté dans le couloir ?
La pièce où se trouvaient les deux jeunes gens comportait, comme issues, d’abord la porte par laquelle ils étaient entrés, puis une fenêtre donnant sur la rue, et enfin une autre porte communiquant sans doute avec la seconde pièce de l’appartement.
Cette porte était fermée. Fandor ne pouvait s’en approcher, Hélène s’était interposée. Le journaliste cependant était ému.
Instinctivement, il avait pris les mains d’Hélène dans les siennes et la jeune fille fort émue également, s’abandonnait à l’étreinte de celui qu’elle aimait.
— Que me voulez-vous, Fandor ? Pourquoi m’avez-vous suivie ?
À son tour, le journaliste la questionna :
— Pourquoi me fuir Hélène ? Pourquoi vous cacher ? Vous savez bien que, depuis plusieurs jours, j’ignore ce que vous êtes devenue, je passe par les angoisses les plus terribles, je souffre du fond de mon cœur.
Une commisération réelle se peignit sur le visage d’Hélène qui, étouffant un soupir, répondit :
— Pauvre, pauvre Fandor.
Mais se roidissant contre l’émotion, elle ajouta :
— Je me cache de vous, fit-elle, parce que… parce que…
— Ah, cria Fandor douloureusement, parce que peut-être vous ne m’aimez plus.
— Je vous aime toujours Fandor, plus que jamais, peut-être, croyez-le, mais l’amour est malgré tout impossible entre nous.
— De grâce, expliquez-vous.
— Soit, puisque vous le voulez ! déclara Hélène. En deux mots je vais vous le dire. Pardonnez-moi si je suis brutale, mais je le dois. Je ne suis pas libre, Fandor, et je ne pourrai jamais l’être. Il m’est impossible de penser à vous, jamais, tant que mon père sera Fantômas.
— Tant que votre père sera Fantômas ? répéta Fandor. Hélas, que signifient vos propos, Hélène ? Votre père sera toujours Fantômas.
— Alors, affirma énergiquement la jeune fille, nous ne serons jamais l’un à l’autre.
— Au nom du ciel, Hélène, s’écria Fandor, dites-moi ce qui vous dicte cette attitude, ce qui vous inspire une telle conduite ?
Lentement la jeune fille déclara :
— Je dois protéger mon père, et mon devoir est de tout faire pour éviter qu’il ne lui arrive du mal. Je n’ai pas à le juger et je sais simplement qu’il est malheureux, qu’il souffre, seul au monde. Sa fille désormais peut lui apporter quelques adoucissements, quelques consolations. C’est mon devoir que je remplis. Quoi qu’il m’en coûte, je le remplirai jusqu’au bout.
Cependant qu’Hélène prononçait ces paroles qui plongeaient Fandor dans le plus sombre désespoir, un léger bruit s’était fait entendre semblant provenir de la pièce à côté.
Le journaliste, malgré son émotion, allait bondir dans la direction de cette porte fermée. Mais Hélène devina son intention, elle écarta les bras :
— Vous ne passerez pas, fit-elle.
— Oh, je comprends maintenant, je suis sûr qu’il est là. C’est votre père qui est entré avec vous, ici, dans cette demeure, c’est Fantômas que vous cachez, Hélène. Hélène, laissez-moi ! Nous avons, lui et moi, un compte à régler ensemble.
— Vous ne passerez pas, dit Hélène, tragique au suprême degré.
La jeune fille, livide, avait pris son revolver. Elle le braqua sur le journaliste.
— Hélène, cria celui-ci, tuez-moi si vous voulez, mais vous ne m’empêcherez pas…
La jeune fille lança son arme à terre.
— Je ne tirerai jamais sur vous, Fandor, cria-t-elle, mais si vous ne voulez pas m’obéir, si vous voulez passer malgré tout, ramassez ce revolver et tuez-moi. Il vous faudra franchir mon cadavre avant le seuil de cette porte.
Fandor ne broncha pas.
Des sanglots montaient dans sa gorge à l’idée de l’attitude qu’avait Hélène à son égard et ses poings se crispaient de rage lorsqu’il songeait que Fantômas était assurément de l’autre côté de la porte, dans l’autre pièce, et que, sans doute, il fallait qu’il fût bien hors d’état d’attaquer ou même de se défendre, pour qu’il ne survienne pas et qu’il soit obligé de se faire protéger par sa fille.
Mais soudain Fandor eut un sursaut.
La porte que défendait Hélène s’entrebâilla, une main passa et s’emparant du bras de la jeune fille, elle attira celle-ci dans la pièce interdite à Fandor.
Puis la porte se referma. On entendit le bruit d’un verrou. Cela dura quelques secondes à peine et Fandor, abasourdi, demeura immobile, stupéfait, mais se ressaisissant soudain, il bondit sur la porte fermée, et essaya en vain de l’ébranler. Elle lui résistait.
Un autre drame se jouait désormais entre la fille de Fantômas et le personnage qui l’avait attirée auprès de lui. Hélène, de l’autre côté de la porte, en interdisait l’approche à son interlocuteur comme elle l’avait fait pour Fandor.
L’homme qui était en face d’elle était Fantômas. Le bandit avait son mauvais regard et il tenait un long poignard dont la lame brillait à la lueur blafarde du clair de lune.
— Je veux en finir, grommelait-il. Fandor est là, je veux le tuer.
— Non, je vous le défends !
— Ma fille ! s’écria Fantômas.
— Mon père, je vous le défends, répétait Hélène, qui ne tremblait pas sous la menace du sinistre bandit et qui au contraire, soutenait son regard avec une hautaine arrogance.
Fantômas parut soudain se calmer.
— Que tu es belle, fit-il d’une voix adoucie, et que je t’aime ! Ah, tu es bien ma fille et je reconnais, dans ton attitude orgueilleuse, dans ton énergique volonté, tout mon caractère, tout mon sang. Ah si tu voulais seulement…
— Quoi donc ?
— Si tu voulais, poursuivit le bandit, qui baissait la voix pour n’être pas entendu de Fandor, nous serions à nous deux les maîtres incontestés. On t’a surnommée « La Guêpe [10] » parce que, ma chère Hélène, tu as la taille la plus fine et la plus élégante qui soit au monde. Veux-tu devenir mon associée ? Je suis le Roi du Crime, n’hésite pas à exercer tes vengeances. Tu tremperas tes mains dans le sang de mes ennemis. Ce sera ton baptême. Tu t’appelleras « la Guêpe rouge ».
— Misérable, hurla Hélène, bandit, fuyez ! Je ne veux pas vous entendre !
Fantômas, cependant, insistait :
— Je t’en supplie, Hélène, ne me repousse point, viens avec moi, vivons ensemble. Tu sais bien que tout ce que je fais, c’est pour assurer ton bonheur.
— Il n’y a pas de bonheur pour moi, s’écria Hélène, tant que mon père sera Fantômas et je sais, comme l’a dit Fandor, que tu le seras toujours.
Le bandit ricanait :
— Oui, hurla-t-il, je le serai toujours, jusqu’à ce que j’aie écrasé autour de moi cette vermine immonde de policiers qui s’acharnent sur mes traces et qui m’insultent sans cesse, qui me tracassent sans jamais m’atteindre. Mais alors, lorsque tout cela sera fini, je serai pour toi le père lé plus dévoué, le plus tendre. Alors, Hélène, tu comprendras, tu sauras…
— Je sais que je vous exècre, hurla, frémissante, la jeune fille, et que je vous détesterai toujours. Oh ne parlez pas de la voix du sang, elle n’existe pas, si ce n’est que pour m’inspirer le plus immense dégoût, une horreur insurmontable.
— Mais Hélène, tu m’aimes, puisque tu me défends, puisque tu me protèges ?
Hélène hurla :
— Je ne vous aime pas, je vous déteste ! Si j’agis comme je le fais, c’est parce que c’est mon devoir, uniquement.
La jeune fille n’acheva pas.
Un craquement formidable venait de retentir. Sous les efforts de Fandor, la porte cédait.
Mais Fantômas, plus rapide que la pensée, plus vif que l’éclair, s’en était aperçu et, sans doute, après avoir voulu tuer Fandor, estimait-il qu’il fallait pour le moment renoncer à la lutte.
Fantômas s’élançait par la fenêtre de la pièce qui donnait sur le jardin.
— Mon Dieu ! murmura Hélène, il va se tuer. Ils vont se tuer tous les deux.
Car Fandor, qui venait de bondir dans la pièce, s’élançait sur les traces du bandit.
La fenêtre donnait sur les toits. On entendit des bruits de pas précipités sur le zinc de la couverture, puis, soudain, celui d’une chute, puis plus rien.
Hélène, dont les jambes se dérobaient sous elle, se traîna jusqu’à la croisée par laquelle les deux hommes s’étaient enfuis. Son regard plongea dans l’obscurité ; elle ne vit rien.
Fantômas, cependant, faisait preuve d’une agilité surprenante. Il avait bondi du toit, bientôt il arriva sur la crête d’un mur le long duquel affleuraient les branches touffues d’un arbre. Il s’élança sur une branche. Celle-ci craqua. Fantômas tomba à terre et sa chute le sauva.
Le bandit n’avait aucune blessure. Il se releva et s’enfuit par les jardins, gagna la rue, puis disparut.
Fandor l’avait vu, mais il passa quelques instants à atteindre le sol et lorsqu’il y parvint, le journaliste avait encore une fois perdu la trace du bandit.
En toute hâte, cependant, Fandor revint rue Ravignan, sans difficultés il pénétra à l’intérieur de la maison, remonta jusqu’au quatrième étage dans le logement d’Hélène.
La porte en était ouverte, mais l’appartement était vide. Hélène avait disparu.
17 – DÉPOSÉ AU VESTIAIRE
Dans le grand hall de la Compagnie d’assurances L’Épargneoù sur des bancs de bois placés en travers étaient groupés une multitude de personnages aux apparences modestes, une voix retentit soudain :
— Le numéro 7.
— Voilà.
Un homme, très élégamment vêtu, se leva du siège qu’il occupait un peu à l’écart des bancs destinés au public.
— Attends-moi là, Jacques, déclara le personnage à un jeune homme assis à côté de lui.
Cet homme n’était autre que M. le bâtonnier Henri Faramont qui, ce jour-là, venait à la Compagnie d’assurances afin d’y toucher la prime de cinq cent mille francs, montant de la garantie qu’il avait contractée pour son tableau Le Pêcheur à la ligne, de Rembrandt, mystérieusement volé à l’exposition de Bagatelle.
M e Faramont, après quelques démarches, était parvenu sans trop de difficulté à obtenir qu’on fît droit à sa requête et que L’Épargnelui payât la somme qu’il réclamait, fort justement d’ailleurs.
— C’est à maître Henri Faramont que j’ai l’honneur de parler ? demanda le caissier chargé du paiement des indemnités.
— À lui-même, monsieur, répondit le bâtonnier.
— Veuillez, je vous prie, pour la bonne règle, me présenter votre contrat, Monsieur.
Le bâtonnier prit dans son portefeuille le document demandé ainsi que divers papiers d’identité. Sans aucune difficulté, le caissier de la Compagnie d’assurances L’Épargneversa au célèbre bâtonnier la petite fortune qui constituait le montant de la garantie du tableau volé.
M e Faramont quitta le guichet et rejoignit son fils qui l’attendait à quelques pas de là.
M e Faramont semblait légèrement ému, et, machinalement, sa main droite se portait à la poche où il avait enfermé son portefeuille.
— Dépêchons-nous, Jacques, déclara M e Faramont, j’ai grand hâte de rentrer. Vraiment je ne serai pas tranquille tant que cette somme ne sera pas enfermée dans mon coffre-fort. Songe qu’il s’agissait là d’une grosse somme, je suis vraiment heureux que cette affaire soit enfin terminée.
— Grâce à mon oncle.
— En effet, reprit M e Faramont. Keyrolles a vraiment été charmant dans cette affaire et le poste qu’il occupe à L’Épargnea joué un grand rôle dans le peu de difficultés que j’ai éprouvé pour toucher ces cinq cent mille francs.
Les deux hommes marchaient d’un pas rapide.
M e Faramont, toujours inquiet, esquissait de temps à autre un geste pour s’assurer que les bienheureux billets étaient toujours au même endroit dans son portefeuille.
Les craintes du bâtonnier devaient être vaines, car le père et le fils arrivèrent sans encombre à leur domicile.
Le bâtonnier entra dans son cabinet de travail, étala sur son bureau les cinq cent mille francs, il les comptait, les recomptait, puis, assuré qu’aucune erreur n’avait été commise, alla ouvrir son coffre-fort, glissa les billets dans un casier, referma enfin le lourd battant de fer, manœuvrant les petites serrures avec une très visible satisfaction.