L'évadée de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар) - Сувестр Пьер 4 стр.


— Ça, c’est une autre affaire. Du moment qu’il s’agit d’une aminche.

Avec des gestes difficultueux, l’infirme tira du fond de sa poche une vieille bourse en cuir où il prit deux pièces d’or.

— Ça fera-t-y le compte ?

Tout joyeux Riquet s’empara de l’argent :

— C’est tout ce qu’il y a de bien, c’est même mieux que ce que j’aurais pensé. Attends, Taxi, que j’aille lui porter ça tout de suite, sûr que pour te remercier elle voudra t’embrasser.

— Pas besoin de remerciement, fit-il d’abord, il est temps que j’aille au turbin. J’ai fait le lézard ce matin, faudra rattraper ça tantôt. Aide-moi à arriver jusqu’à l’escalier.

Riquet s’empressa de rendre service à Taxi. Au surplus, c’était pour le gavroche un amusement toujours nouveau que de voir l’infirme descendre ses six étages. Taxi commençait par s’assujettir le chariot autour des reins, par une solide courroie. Puis, ayant traversé l’étroit palier qui le séparait des premières marches, il laissait rouler le véhicule supportant tout son poids jusqu’au bas des étages, en ayant soin de se maintenir pour en modérer l’allure, en se cramponnant aux balustres de fer de la rampe de l’escalier. Cette descente quotidienne faisait grand tapage et ameutait généralement les locataires de la maison. Mais cela n’était pas pour déplaire à Taxi, qui était la gaieté en personne, ayant toujours une blague à dire ou à faire aux commères et aux camarades sur son passage.

Taxi, lorsqu’il atteignit le trottoir, roula jusqu’à la rue de la Chapelle, puis, tranquillement, il attendit le passage du tramway, se hissa sur la plate-forme à la portée de ses bras et, dès lors, attendit d’arriver dans les quartiers élégants où il allait faire sa collecte habituelle.

Auparavant, Taxi avait dû accepter d’entrer un instant chez la jeune femme. À toute force, celle-ci voulait le remercier. Elle était rougissante et honteuse d’accepter de semblables avances.

— Didier ne tardera pas à venir et je pourrai rembourser.

— J’y compte bien, d’ailleurs, avait déclaré Taxi, et je sais que tu rends toujours l’argent qu’on te prête. C’est pour ça que je ne me fais jamais prier pour t’en donner, lorsque j’en ai, il faut s’entraider.

Blanche, toutefois, avait quelque chose à demander à l’infirme. Profitant d’un moment où Riquet jouait avec le petit Jacques dans la pièce voisine, elle s’agenouilla sur le sol pour être à la hauteur du quasi-cul-de-jatte et interrogea :

— Toi qui circules beaucoup dans Paris, Taxi, as-tu pu faire ma commission ?

— Quelle commission ? demanda-t-il.

— Tu sais bien, poursuivit Blanche, il s’agissait d’aller porter une lettre au domicile d’une jeune fille que j’ai connue autrefois lorsque j’habitais à Belleville. Une fleuriste, on la surnomme La Guêpe à cause de sa jolie taille, mais de son vrai nom, c’est Hélène.

— Non, j’ai pas pu faire ta commission, j’ai toujours ta lettre dans ma poche. C’est très difficile pour moi d’aller à Belleville, c’est loin, ça monte et les clients y sont rares. D’abord, qu’est-ce que tu lui veux, à cette fille ?

— Oh pardonne-moi, Taxi, ça n’est pas pressé. J’aurais simplement voulu avoir de ses nouvelles, mais je vois que ça t’ennuie. N’en parlons plus.

Taxi, en effet, devait être ennuyé par cette conversation, car il avait froncé les sourcils, mais, surtout, une vive rougeur lui était montée au front et il avait tressailli comme malgré lui.

— Je suis en retard, je suis en retard, grommela-t-il.

Et, en hâte, il se fit rouler sur le palier, commença à dégringoler les marches, ce qui attira aussitôt Riquet qui, portant le petit Jacques, n’eut aucune peine à le faire éclater de rire :

— Regarde le bonhomme, vois comme il dégringole les escaliers. Écoute sur les marches, boum, boum. Non, mais ce qu’il est rigolo, ce Taxi.

Mais brusquement, Riquet rentra dans le logement de Blanche Perrier, déposa l’enfant à côté de sa mère, et murmura à l’oreille de cette dernière :

— Je me débine, Blanche Perrier, v’là ton homme !

— Vrai ? s’écria la jeune femme, dont les yeux pétillaient de joie.

— Puisque je te le dis. Je l’ai vu, comme je te vois… Il montait l’escalier pendant que Taxi dégringolait en bas. Même qu’il a failli y avoir un abordage. Au revoir, ma vieille, à bientôt, on viendra prendre de tes nouvelles.

Riquet s’était à peine éclipsé qu’entrait Didier Granjeard.

— Blanchette, ma pauvre petite Blanchette, murmura-t-il, quel malheur, que de choses, que de tristesses.

Mais avant de s’en entretenir, il tendit des billets de banque à Blanche :

— Ce sont mes économies. Avec ça, tu peux parer au plus pressé. Après, on verra.

Et il lui expliqua où en était ses affaires.

Attentivement, Blanche Perrier l’écouta : les chiffres que Didier lui avait donnés l’étourdissaient un peu, elle en comprenait mal l’importance, n’ayant jamais ouï parler d’aussi fortes sommes d’argent. Mais elle était intelligente et se rendait compte qu’il s’agissait d’intérêts énormes et que la fortune de Didier dépendait de son attitude à elle.

Blanche Perrier n’hésita pas :

— Didier, fit-elle, écoute bien ce que je vais te dire : tu vois que je te parle sans arrière-pensée. Je me suis donnée à toi librement, voici deux ans, non point parce que tu étais le fils du patron de la maison dans laquelle je travaillais comme ouvrière, et que j’espérais tirer de nos relations un bénéfice. Je n’aurais d’ailleurs pas agi de la sorte. C’est au-dessus de mes forces. J’ai été ta maîtresse simplement, parce que je t’aimais, mon Didier, je ne t’ai jamais rien demandé, tu ne m’as rien promis, et nous n’avons d’engagement ni l’un ni l’autre. Si tu restes avec moi en dépit de ta famille, tu auras les pires ennuis et la plus grande misère. Si tu me quittes, au contraire, c’est pour toi la richesse et le bonheur. N’hésite pas, Didier, va-t’en, oublie-moi, comme je m’efforcerai de t’oublier.

Mais Didier l’interrompit. Il prit la main de Blanche Perrier, obligea la jeune femme à se retourner à demi. Et comme celle-ci obéissait, tous deux se trouvèrent face à face avec le petit Jacques qui jouait paisiblement sur le plancher avec sa vieille poupée :

— Blanchette, murmura doucement Didier, je me demande à quoi tu penses ? Mais, même si nous devions agir ainsi l’un et l’autre, si nous pouvions nous séparer comme cela, froidement, quelque chose devrait nous retenir, quelqu’un nous retiendrait, notre enfant, Blanchette… Nous sommes désormais l’un à l’autre, unis pour toujours. Je ne t’abandonne pas, tu ne me quitte jamais.

— Je ne suis qu’une pauvre ouvrière, murmura-t-elle, et je ne sais pas dire de beaux mots comme toi, mon Didier, mais je comprends à tes paroles combien tu m’aimes.

***

Les deux amants avaient passé, après leurs tendres effusions du matin, une journée très douce et très calme. Il avait fait beau dans l’après-midi et comme un rayon de soleil était venu vers quatre heures rompre la monotonie pluvieuse du temps, ils avaient été en bons bourgeois paisibles, promener le petit Jacques au Square de la Chapelle. L’enfant y avait joué, puis, on était rentré, Blanche Perrier avait fait en cours de route quelques emplettes pour le dîner que les amants méditaient de partager dans leur modeste logis. Didier, un peu moins triste, était allé acheter une bonne bouteille de vin.

Dans l’atmosphère tiède du petit logement, Blanche avait rapidement préparé son dîner, mis le couvert cependant que Didier, étudiant la position de quelques meubles qui garnissaient à peine le logement bien simple et bien exigu pourtant,, s’était dit qu’il lui faudrait acheter une armoire et une table pour ses propres affaires. Entre-temps, il avait expliqué à Blanche qu’il trouverait certainement du travail. Un de ses amis lui avait promis de le faire entrer comme courtier dans une compagnie d’assurances. Blanche se placerait dans quelque industrie, après tout, on ne vivrait pas trop mal, on pourrait être heureux.

Et puis enfin Didier ne désespérait pas d’obtenir de sa mère l’argent auquel il avait droit.

Blanche Perrier ne comprenait pas grand chose à ces histoires compliquées de comptes, elle n’en retenait que ceci : c’est que si Didier avait voulu l’abandonner, il pourrait être millionnaire, alors que s’il restait avec elle, il se condamnait à la pauvreté.

Après le dîner, Didier écrivit une lettre.

— Pour qui est-ce ? demanda Blanche.

— C’est pour ma mère, fit le jeune homme. Je tiens à préciser nettement la situation, je lui raconte que je ne veux pas rentrer chez elle et que je ne la reverrai pas avant que nos affaires ne soient définitivement réglées.

— Tu aurais dû la prévenir plus tôt.

— Pourquoi ?

— Elle t’attend peut-être ce soir, tu aurais dû rentrer, oui, tu devrais même rentrer, qui sait après tout si ta mère n’a pas changé d’opinion, si elle n’est pas décidée à s’arranger avec toi.

— J’en doute, on voit que tu ne la connais pas.

— C’est égal, fit Blanche, tu ferais mieux de partir, demain tu reviendras pour ne plus me quitter, mais ce soir, crois-moi, rentre chez ta mère.

Didier hésitait.

Perplexe, Didier se leva après avoir achevé sa lettre :

— Je descends, dit-il, mais je crois bien que je remonterai.

— Tu auras tort, fit Blanche, crois-moi, rentre chez ta mère, ce soir au moins.

Didier prit son chapeau. Il embrassa sa maîtresse.

— Je ne sais pas du tout ce que je vais faire, dit-il, et c’est très délicat pour moi de choisir. Écoute, c’est bien simple : si, dans un quart d’heure, je ne suis pas remonté, c’est que j’aurai suivi ton conseil et alors, je ne te reverrai plus que demain.

Assurément sa résolution était prise lorsqu’il arriva rue de la Chapelle, car il courut à la poste et jeta sa lettre dans la boîte. Il rebroussa chemin, ensuite revint dans la direction de l’impasse Urbain. Mais Didier s’arrêta encore.

— À quelle heure sera-t-elle distribuée ? se demandait-il.

Il revint au bureau, lut l’inscription : sa lettre ne parviendrait à sa mère que le lendemain vers onze heures.

— C’est bien tard, pensa-t-il, et malgré tout elle se tourmentera inutilement. Si seulement je pouvais la faire prévenir.

Mais Didier ne s’arrêta pas à ce projet, il savait que sa mère et ses frères se couchaient de bonne heure :

— Quel scandale si j’envoyais un messager quelconque. Il ne parviendrait à l’usine que vers minuit. Non il faut éviter cela.

Retourner, remonter chez Blanche, c’était évidemment la solution qui tentait le plus Didier, mais il ne s’y arrêta pas encore. La jeune femme avait eu raison en lui conseillant de ne pas exaspérer la colère de sa mère. Mieux valait, peut-être encore, essayer de s’arranger avec elle et s’efforcer par conséquent de lui déplaire le moins possible.

Pendant une bonne demi-heure, Didier qui n’était pas l’homme des décisions rapides, erra sur le trottoir de la rue de la Chapelle. Il s’aperçut enfin du temps perdu et son incertitude ne fit que s’accroître.

— Je monte chez Blanche, se dit-il, tant pis.

Mais une pensée l’arrêta. Il y avait déjà près d’une heure qu’il avait quitté sa maîtresse et il ne possédait pas la clef du logement, il allait donc falloir la troubler dans son sommeil, réveiller aussi peut-être le petit Jacques.

Brusquement, Didier après avoir pris cette résolution adopta le parti contraire :

— Je rentre à Saint-Denis, fit-il.

Et, pour ne pas changer d’avis, il courut jusqu’à la barrière dans l’intention de prendre le dernier tramway. Au moment où il franchissait la grille d’octroi, il vit partir le véhicule, celui-ci était trop loin déjà pour que le jeune homme put le rattraper. Cette malchance aurait dû dès lors modifier sa décision, il n’en fut rien !

— Tant pis, se dit Didier, je rentrerai à pied, ça me changera les idées.

4 – LUI, TOUJOURS LUI ET SA GRANDE OMBRE

À mi-chemin de la grande avenue qui joint la barrière de la Chapelle à Saint-Denis se trouve une voie déserte et sinistre, plantée d’arbres maigres et sans branches, bordée par des terrains vagues où la Compagnie des Chemins de fer du Nord a construit ses ateliers pour la réparation des wagons et des locomotives. La nuit, cette partie de l’avenue est noire. Seul un point se trouve éclairé. C’est la façade des ateliers de la Compagnie du Nord.

Là, dans un renfoncement de palissade, se dresse un cabaret. Ce n’est pas un des honnêtes mastroquets de la banlieue parisienne, mais un bouge qui sue le vice et le crime, poussé là comme un champignon vénéneux. Sa clientèle se compose de tous les rôdeurs des fortifications, de tous les trimardeurs vivant de besognes louches aux portes de l’octroi, les « apaches », quoi !

Le troquet ne porte aucune enseigne. Dans la journée, mal clos par des volets de bois que le vent agite et secoue, il paraît désert, abandonné, et le plafond de la boutique est si bas qu’il semble prêt à rentrer sous le sol pour y cacher sa honte.

Le soir, dès la nuit tombée, lorsque la clignotante lumière des réverbères troue seule l’ombre épaisse, le cabaret se réveille. Le patron du nom d’Hilaire est un colosse. Aidé d’autres garçons à biceps, il décroche les volets, sort quelques tables, suspend quelques enseignes, allume les lampes. Et dès lors, le bouge illuminé de gaz, avec ses glaces impénétrables tant la buée les recouvre vite, apparaît comme une sorte d’épouvantable rendez-vous.

Une porte basse dont le bec-de-cane extérieur est presque toujours absent, sert d’entrée. Il faut frapper. Un garçon survient, vous examine, ouvre, referme sur vous. Qui ne connaît le lieu a l’impression, quand la porte retombe, qu’il est littéralement prisonnier. Dans le bouge, règne toujours la même atmosphère empuantie de relents de pipe et d’alcools. Le comptoir est surchargé de flacons divers, le patron trempe, de ses grosses mains rouges, des verres sales dans une eau laiteuse. Un alambic ronronne dans un coin. On cause. On parle. Il y a peu de monde, et pourtant, quand par hasard un passant attardé s’y arrête un instant, il se sent immédiatement de trop. Il s’en va.

Ce bouge, qui inspire l’effroi, que la police connaît, surveille, mais ne viole jamais en vertu d’une convention tacite conclue sans doute avec Hilaire, a pourtant une fidèle clientèle. On y vient en habitué, on y cause, on y boit, on y dort et certains s’y trouvent si bien qu’ils ont l’impression d’y être chez eux.

Outre la porte qui donne sur l’avenue menant à Saint-Denis, il y a une fenêtre permettant de communiquer avec les terrains occupés par les chemins de fer du Nord. Il entre beaucoup plus de monde par la porte de la rue qu’il en ressort, et cela permet de supposer que la fenêtre est un passage très fréquenté.

Ce sont d’ailleurs des physionomies bizarres et inquiétantes qui hantent le cabaret d’Hilaire. Encore qu’ils apprécient hautement le luxe canaille et criard de l’éclairage a giorno,ces clients évitent pourtant en général, de stationner sous la grande lumière. Les tables qui sont rangées près des vitres de l’avenue de Saint-Denis sont les plus appréciées. On s’y assoit en tournant le dos à la rue. Les visages, de la sorte, se trouvent dissimulés. Alors, on cause, on boit, on rit. Certains soirs, des conversations se tiennent qui feraient frissonner les âmes les plus aguerries. Certains autres, on se croirait dans une buvette tranquille, nul ne parle d’assassinat. Deibler ne fait plus les frais de toutes les conversations. On rit, on chante. Ces soirs-là, peut-être, le bouge est encore plus lugubre, ces soirs-là ce sont les lendemains d’affaires épouvantables, ce sont les veilles de crimes horribles, car la clientèle du lieu passe son temps, soit à se partager les bénéfices de ses entreprises, soit à en préparer de nouvelles.

Il faut pourtant qu’à certains moments les natures même les plus cruelles se délassent. Et ce soir-là, tandis que Didier quittait son amie, tandis qu’il s’apprêtait à revenir à pied chez sa mère, ayant manqué le dernier tramway, le bouge, par exception, retentissait d’éclats de rire non pas sinistres mais simplement joyeux. Peu de monde. Dans un coin, deux consommateurs mêlés dans l’ombre, invisibles presque, couverts de vêtements sombres, coiffés de chapeaux mous, devisaient tranquillement, en jouant aux dominos. Devant le comptoir, d’autres individus, à mine d’ouvriers en rupture d’atelier, faisaient cercle, buvant avec insouciance le poison vert d’absinthe, si épais que la cuillère y tenait debout.

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