L'évadée de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар) - Сувестр Пьер 5 стр.


Ils entouraient qui ? Ils entouraient Taxi, renfoncé dans son petit chariot, qui refusait de boire de l’absinthe, et « ses boniments », ainsi que familièrement on dénommait ses discours, égayaient l’assemblée :

— Plus souvent, criait le paralytique, de sa voix chevrotante, plus souvent que j’en boirai de votre truc. J’suis pas retombé en enfance, moi. Garçon, un demi-setier d’aramon.

Un demi-setier d’aramon ? À c’te heure-ci, ça ne valait rien, il prendrait bien une fine ? un marc ? un calvados ?

— Eh bien, va pour le calvados. D’abord ça me rappellera la Normandie et la Normandie, il n’y a que ça. Bon Dieu de sort, merci messieurs, restez couverts. Ça fait du bien par où qu’ça passe.

— Ça te donne pas envie de danser, Taxi ?

— Tu cherres, c’est de la paralysie que j’ai. Pas la danse de Saint-Guy.

Peut-être aurait-on causé encore longtemps si le gros Hilaire, ayant achevé un compte fort embrouillé avec celui de ses clients qui venait d’offrir la dernière tournée, n’était sorti subitement de son apathie coutumière pour taper à gros coups de poing sur le zinc de son comptoir :

— Et puis c’est pas tout ça, les gars, faudrait voir à vous tirer des pattes. Allez ouste, décanillez ! V’là presque une heure. J’ai pas de permission, si les cognes venaient à passer, il y aurait du gras pour tout le monde. Magnez-vous dans la sorgue.

— Quoi ? verse encore une tournée.

— Ouste les gars, trottez-vous, que je vous dis, l’heure c’est l’heure et j’connais qu’ça, fichez le camp, par la fenêtre ou par la porte, comme vous voudrez, allez vous pieuter ! L’heure c’est l’heure. Vous trouverez bien le temps de revenir demain, tas de licheurs que vous êtes. Du balai, que j’vous dis ou j’m’en vas sonner.

Sonner, dans l’argot spécial du père Hilaire, c’était se mettre dans une colère épouvantable ; or, nul ne se souciait, pour des raisons diverses évidemment, d’exciter le courroux du cabaretier. Quand Hilaire sonnait, lui qui d’ordinaire était le plus doux des hommes, il devenait terrible. On se rappelait qu’un jour, dans une dispute, un certain Gras-Double, un mec à la redresse pourtant, avait été balanstiqué par lui dans la vitrine, si rudement, qu’il s’était cassé les deux bras. Une autre fois, à lui seul, Hilaire avait si bien secoué les puces à deux rouspéteurs, qu’on les avait retrouvés à dix mètres du cabaret à moitié morts, l’un le crâne fendu, l’autre le ventre défoncé.

Taxi était déjà parti. Le bruit de son chariot, vigoureusement poussé, s’était perdu dans la nuit. Un à un, les compagnons se retirèrent.

Hilaire croyait la salle vide. Il étouffa un juron en s’apercevant qu’il y restait deux joueurs de dominos.

— Et vous, commença le patron, quèque vous faites là encore ? j’ai donc pas dit qu’il était l’heure de fermer ? allez, raquez voir votre dû ! C’est quatorze sous que vous me redevez et puis, videz, nom de Dieu, c’est compris ?

L’un des deux hommes leva la tête, toisa le patron avec un sourire ironique. Il ordonna :

— La paix, cabaretier, et pas de cris comme ça ! On s’en ira quand on voudra.

— Tout de suite ! hurla Hilaire.

— Cela dépend, répondit l’homme.

Sans affectation, avec un calme imperturbable, il avait mis la main dans sa poche et maintenant à la lueur du seul bec de gaz demeuré allumé dans le bouge, le bronze d’un revolver miroitait sur ses genoux.

— Un instant, dit encore l’homme.

En même temps, de sa main gauche il fouilla sous sa veste boutonnée, au col relevé, prit dans son gousset une montre en or :

— Une heure, murmura-t-il. Il ne peut plus être loin. C’est bien le moment.

Hilaire n’avait pas encore eu le temps de fulminer contre l’inconnu qui ne semblait tenir aucun compte de ses ordres, que celui-ci s’adressait à son compagnon :

— Paie et viens.

— C’est l’heure ?

— C’est l’heure.

Le second inconnu paya. Il se leva. Les deux hommes, sans un mot, traversèrent la salle basse pour sortir sur l’avenue de Saint-Denis.

Au sortir du cabaret les deux hommes, après avoir semblé hésiter une seconde, avaient traversé la grande avenue, puis, à petits pas, ils remontèrent dans la direction de Paris.

— Si j’ai bien calculé mon affaire, disait l’homme à la montre en or, si je ne me suis pas trompé, il faut à peu près un quart d’heure pour venir de la barrière jusqu’ici. Le dernier tramway part à une heure moins le quart, il a dû le manquer. S’il l’a manqué, il ne peut que revenir à pied. S’il revient à pied il va être là.

— Et s’il ne revenait pas à pied ?

— C’est la chance à courir.

— Arrête, écoute… Tu entends ?

— Rien du tout. Non ?

— Le voilà.

— Tu crois ?

— Regarde.

La main tendue, il désignait au lointain une ombre qui s’avançait.

— C’est peut-être un passant ?

— C’est lui, je t’assure, je reconnais son pas.

En même temps il forçait son compagnon à s’aplatir contre la balustrade qu’ils longeaient.

— Écoute, reprit l’homme à la montre, tu as bien compris ? J’ai mûrement réfléchi, c’est nécessaire et c’est forcé. En tout cas, ne m’appelle pas par mon nom, à aucun prix, on ne sait pas. On se croit seul, et puis…

— Je ne sais pas pourquoi, j’ai peur.

— Idiot. Tiens, je te disais de m’appeler… voyons… Albert, Albert ? tu y penseras ? Moi, j’t’appellerai, hum, Louis. Albert et Louis, des noms comme tout le monde. Maintenant, silence, ne bouge plus, je vais regarder où il en est.

À cinquante mètres, le passant arrivait, marchant vite, les mains dans ses poches. Alors brusquement Albert se renfonça dans la nuit.

D’un coup de coude il attira l’attention de son compagnon. Il avait pâli. C’est d’une voix blanche qu’il souffla :

— Attention.

— C’est lui ?

— C’est lui.

Les pas se rapprochèrent. L’homme qui venait fut à la hauteur des deux hommes embusqués.

Au moment où le passant allait s’éloigner, Albert avança de deux pas au milieu du trottoir, tournant le dos au réverbère voisin, il avait le visage dans l’ombre et ne pouvait pas être vu, mais il discernait parfaitement l’individu qu’il allait accoster.

— Monsieur ?

Le passant s’arrêta.

— Monsieur ? continua Albert.

L’homme se retourna.

— Quelle heure est-il ?

Le passant, peut-être, allait répondre. Mais comme il ouvrait la bouche, Albert le frappa d’un coup de poing à la tempe. Sans pousser un cri, sans un gémissement, tant l’attaque avait été soudaine et prompte, le passant tomba. Et ce fut Albert, qui appela à mi-voix :

— À moi. Il en tient.

Comme son compagnon arrivait à la rescousse, Albert se jetait à genoux sur la poitrine de l’homme qu’il venait d’abattre, il levait son poing, armé d’une sorte de massue de fer, il allait frapper encore. Albert, cependant avait mal calculé son affaire. Il croyait l’homme tué, l’autre n’était qu’étourdi. Au même moment, tandis que Louis accourait, le passant parut reprendre ses esprits. Son corps eut un brusque soubresaut. Il échappa à l’étreinte de son agresseur, para son nouveau coup de poing, parvint à se remettre debout, étreignit Albert à la gorge.

— Misérable ! canaille !

— Nom de Dieu, fit l’autre.

Albert, pourtant repoussait l’homme, parvenait à frapper encore :

— Crève donc.

Atteint à la tempe cette fois, le malheureux passant s’écroula derechef.

La victime, décidément, avait du coffre. D’autres eussent été assommés par les deux terribles coups qu’il venait de recevoir, lui n’en était encore qu’étourdi. Pour la seconde fois il parvint à se redresser. En même temps il tirait un revolver de sa poche, il allait le braquer sur son agresseur.

— Bougre de bon Dieu, jura le compagnon d’Albert, il va faire du pétard.

Et il se précipita en avant, saisit l’homme aux épaules, le secoua.

— Hardi Albert, hardi, qu’est-ce qui te prend ? t’es donc devenu cossard ? assomme-le, cré matin !

L’homme n’eut pas le temps de tirer. Albert lui avait saisi le poignet, l’avait tordu violemment : on entendit les os craquer, le revolver échappa au poignet brisé, tomba sur le sol. Le passant ne devait plus avoir une nette conscience des choses. Pourtant il voulait encore résister : Louis répéta :

— Mais tue-le donc, tue-le donc !

Lâchant les épaules du malheureux passant, il se jetait à genoux, il le prenait par les jambes, il le jetait sur le sol et c’était au tour d’Albert, d’achever la sinistre besogne.

Il se laissa tomber sur l’homme renversé qui ne bougeait plus guère, il s’accroupit sur lui, il leva son poing, armé d’une massue, il lui en frappa le crâne à coups redoublés.

— Que je le tue ? parbleu, j’suis là pour ça. Tu as raison, tuons-le, tuons-le.

Comme on bat un fer sur une enclume, il martelait de sa massue le crâne de l’homme sur les dalles du trottoir. D’abord, les os résistèrent, puis la boîte crânienne craqua, et soudain, Albert eut le sentiment qu’il tapait sur quelque chose de mou, qu’il avait atteint le cerveau. Mais comme une brute, il continua de frapper. Son compagnon pourtant, venait de lâcher les jambes du malheureux passant. Il calmait la furie de son complice :

— Assez, assez, bon Dieu, tu vas flanquer du sang partout.

— C’est vrai. Bon Dieu, ça a été dur. Bah, c’est fait.

Ils restèrent là tous les deux devant l’homme mort, sans dire mot, puis Albert reprit son sang-froid :

— Maintenant il faut s’en débarrasser.

L’autre eut un haussement d’épaules.

— C’est bien lui au moins ?

Albert retourna le corps : il se pencha sur la face, il éclata de rire :

— Oui, c’est bien Didier.

***

Ils s’apprêtaient à fuir, lorsque celui qui s’était fait appeler Albert se redressa brusquement :

— Nom de nom, on vient !

— Les hirondelles. On est cuits.

Il jetait autour de lui des regards épouvantés, il était prêt à fuir, à s’élancer par-dessus la haie voisine, à disparaître dans l’ombre complice des terrains vagues. Son compagnon le retint. Les agents étaient trop loin pour avoir pu voir la scène, mais trop près aussi pour ne point avoir distingué leurs ombres.

— Pas de bêtise. Reste. Tu veux donc qu’on prenne notre signalement, qu’on nous retrouve tout de suite. Reste, il faut… Tiens, prends-le sous le bras, comme moi, hardi, tu vas voir.

Tout en parlant, Albert avait pris le mort sous l’un des bras, il le soulevait à moitié, disant :

— Viens donc, mon pauvre vieux, faut pas te coucher là, comme ça, qu’est-ce qu’elle dirait ta femme demain ? allez, quoi, un peu de courage, hé vieux frère, ne te laisse pas porter.

Ils firent ainsi quelques pas. Albert continuait :

— Si c’est possible, tout de même d’être plein comme ça. Quelle gueule de bois il aura demain. Ah, mes enfants.

À ce moment, les agents cyclistes croisaient le groupe, l’un des agents leur jeta :

— Dites donc, est-ce que vous allez loin avec votre copain ?

— Pas tout près, pourquoi ?

— Eh bien, bonne promenade. Il a de la veine que vous soyez là. Nous l’aurions bien ramassé. Il en tient une, hein ?

— Tu parles !

Les agents s’éloignaient, les deux assassins traînèrent le mort quelques pas encore. Mais Louis défaillait :

— Si je les ai eues à zéro, alors. Tu as eu une bonne idée d’imaginer le truc de l’ivrogne.

Et comme il était à bout de force, comme une sueur froide perlait à son front, comme ses jambes se dérobaient sous lui, il lâcha le cadavre, qui soudain abandonné, entraîna presque Albert à son tour.

— Qu’est-ce que nous allons faire ?

Albert, déjà regarda autour de lui :

— Nous allons le cacher dans un wagon en réparations, dit-il sur un ton sans réplique.

Les deux hommes prirent le mort, l’un par les bras, l’autre par les jambes, ils le hissèrent par-dessus une haie, ils le traînèrent à moitié, le portant à demi jusqu’à un grand wagon-lit.

Albert escalada la voiture, ouvrit l’une des portières.

— Passe-moi la viande, commanda-t-il. On va le mettre sur une banquette.

— Attends un peu. Laisse-moi d’abord lui faire la petite opération que tu sais.

Quelques instants après, Louis se redressait et avec l’aide de son compagnon, hissait le corps, la tête heurtait à l’un des panneaux de tôle et le cerveau s’y éclaboussait, y marquant une traînée sanguinolente…

Alors Albert hurla :

— Fais donc attention, mon salaud, voilà maintenant que tu as flanqué du sang partout. Sûrement les ouvriers verront cette tache-là demain matin et ouvriront le compartiment, ils trouveront Didier.

Il n’entrait évidemment pas dans les desseins de l’assassin que le cadavre fût rapidement retrouvé. Enfermé dans le wagon-lit, il n’aurait été sans doute découvert que fort longtemps après. La tache de sang maculant la portière, visible de l’extérieur, allait au contraire attirer l’attention dès le lendemain matin.

Que faire ? Les deux meurtriers tinrent conseil.

Louis proposait :

— Il y a des pots de peinture par-là ? Si j’essayais d’en renverser un sur le panneau de tôle ?

— Essaye.

Mais la peinture adhérait mal et puis le remède était pire que le mal. Les ouvriers s’étonneraient de ce pot de peinture renversé sur la tôle du compartiment.

Albert s’énervait :

— Qu’allons-nous en faire ? Dans le wagon on le retrouvera tout de suite. Et de toute façon maintenant, comme on découvrira fatalement la banquette tachée de sang, on fouillera l’entrepôt, ah, sapristi… Plus loin il y a la Seine.

Et sans doute, il songeait alors que le fleuve qui roule dans ses flots limoneux tant de mystérieux cadavres anonymes, pourrait bien en rouler un de plus.

Albert était encore debout, sur le marchepied du wagon-lit. Il sauta, il courut à une sorte de petit chariot, à un « diable » qui traînait un peu plus loin :

— Nous allons le coller là-dessus et le charrier jusqu’à la flotte.

Ce qu’ils firent. Albert avait pris une corde. Ils ficelèrent le corps sur le diable. Ce fut alors une marche lugubre. En avant, à quelque distance pour éviter les rencontres possibles d’un gardien, Louis marchait. Albert, derrière, tirait le diable sur lequel reposait le corps. Il y avait sur leur chemin des obstacles de toutes sortes, des rails qui faisaient tressauter le cadavre, de l’herbe où les roues du chariot enfonçaient, des barrières qu’il fallait éventrer. Cela dura une heure. Il leur fallut une bonne heure pour atteindre la berge de la Seine.

Alors Albert déficela le corps. Aidé de son compagnon, il empila dans les poches du pardessus des pierres, des boulons, des morceaux de ferraille. Puis il lia les pieds, puis encore il attacha le mort par les chevilles à une longue corde et enfin, il le précipita dans le fleuve :

— Je pense bien qu’il va couler, disait Albert et pour plus de sûreté nous allons le traîner comme une vulgaire péniche à quinze cents mètres d’ici. Si on retrouve des traces de notre passage on ne fouillera pas le fleuve si loin.

Les deux hommes tirèrent sur la corde, tirèrent le cadavre.

D’abord, se fut très dur, puis, tout d’un coup ce fut plus facile. Ils échangèrent un regard épouvanté, ils ne tiraient plus sur le corps, c’était le corps qui les tirait. Louis lâcha la corde… Albert voulut résister, résista une seconde, la lâcha à son tour… elle tomba au fleuve, elle fila.

Mais Albert avait déjà retrouvé ses esprits.

— Nous sommes bêtes, déclara l’assassin, ce n’était pas Didier qui nous tirait. Il est bien mort, parbleu, c’est le courant qui l’entraînait plus vite que nous ne marchions.

***

Il était à peu près deux heures et quart au moment où les assassins laissaient échapper la corde du cadavre qu’ils avaient jusqu’alors remorqué. Dix minutes plus tard, à deux heures vingt-cinq, à peine, d’un fourré de cette berge de la Seine où le cadavre de Didier Granjeard venait de s’engloutir, un homme sortait avec précaution, il regardait de tous côtés avant de quitter sa cachette, puis s’éloignait à grands pas.

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