7 – UNE VISITE INATTENDUE
— Ah par exemple, voilà une affaire qui commençait de la façon la plus banale et qui menace de prendre des proportions extraordinaires.
C’était l’infirme Taxi, ou pour mieux dire Fandor, qui, dans sa modeste chambre du sixième, impasse Urbain, monologuait en lisant dans le journal le détail du « crime de la Plaine Saint-Denis ».
Toutefois, ce qu’il ne pouvait lire entre les lignes ni même soupçonner, c’est que l’inspirateur du commissaire de police, le personnage qui avait aidé celui-ci à reconstituer le crime et le trajet du cadavre, n’était autre que l’homme mystérieux rencontré dans un café par le commissaire.
— Drôle d’affaire, soupira Fandor.
Puis il regarda un modeste réveil-matin qui lui servait de pendule :
— Dix heures, déjà, bien que je n’ai nullement sommeil il est temps que je me couche si je veux avoir mon compte de repos, car dans cette sacrée maison, étant donnée la clientèle de braves ouvriers et d’honnêtes employés qui l’habite, il n’y a plus moyen de fermer l’œil dès cinq heures du matin.
Fandor, toutefois, avant de se dévêtir, prit son petit chariot d’infirme qu’il avait laissé à l’entrée de son logement. Pourquoi Fandor, chaque soir avant de se coucher, se donnait-il donc la peine de prendre son chariot et de le pousser sur le plancher pendant quelques minutes, s’efforçant de le faire rouler sur le sol de façon à être entendu par l’immeuble entier ? C’est que, jusqu’à présent il avait accoutumé ses voisins à entendre le roulement de son chariot à des heures à peu près régulières, et il ne fallait pas déranger leurs habitudes, pour ne pas éveiller de soupçons. Déjà Fandor se sentait suspect aux yeux de certains qui se demandaient si l’infirme du sixième l’était autant qu’il voulait bien le dire et de plus, son attitude de l’après-midi, dans le faubourg Saint-Denis, n’avait pas été pour inspirer confiance, si d’aventure quelqu’un de ses voisins en eût entendu parler.
Or, tandis que, machinalement, Fandor faisait rouler son véhicule, il eut un cri de surprise.
— Çà, par exemple, s’écria-t-il, c’est plus fort que tout ça. Voilà que ma voiture a grandi, il faut croire que le grand air lui profite. C’est égal, je paie des prunes à qui m’explique comment il se fait que, du jour au lendemain, un chariot de paralytique se met à grandir.
Fandor constatait que son chariot qui, jusqu’alors, passait facilement entre la table et l’armoire adossée au mur, ne parvenait plus désormais à s’incruster entre ces deux meubles.
De deux choses l’une : ou la table s’était rapprochée de l’armoire, ou l’écartement des roues avait augmenté. La table n’avait pas bougé. C’était indiscutable, il y avait dans la poussière du sol des indications qui le certifiaient. D’autre part, en considérant son véhicule, Fandor se rendait parfaitement compte que l’essieu avait subi des modifications absolument inattendues. Cet essieu, en effet, était trop large pour la caisse qu’il supportait. Jusqu’alors les roues se trouvaient à une distance infime du montant de la caisse. Maintenant, on pouvait passer la main entière entre celles-ci et les roues.
— Oh oh, murmura Fandor, voilà qui est bizarre.
Le journaliste venait de remarquer sur les planches du parquet, à quelque distance du chariot, deux petites traces blanches à peine perceptibles. Il s’efforça de les effacer du bout de l’index : c’était de la craie.
Il prit un mètre, mesura la distance qui séparait les deux marques, distance égale à celle qui séparait les deux roues de son véhicule et il nota quatre-vingt-deux centimètres. Fandor se releva, alla s’asseoir au pied de son lit, se prit la tête à deux mains et réfléchit longuement.
Puis il relut le journal :
— Parbleu, grogna-t-il, la coïncidence est si extraordinaire qu’elle ne peut résulter que d’une volonté humaine :
Le magistrat en faisant en sens inverse le parcours qu’avait dû suivre sur terre le cadavre du mystérieux mort transporté par ses assassins, a constaté sur le sol à maintes reprises, deux traces de roues parallèles, qui, évidemment étaient les roues d’un véhicule, dont les meurtriers se sont servis pour transporter leur victime. Ce véhicule n’a pas été retrouvé, mais on y parviendra sans doute car on a relevé certaines dimensions sur les traces et notamment celle de l’écartement des roues qui se trouve être d’environ quatre-vingts centimètres.
— C’est clair comme le jour, se disait Fandor, quatre-vingts, quatre-vingt-deux centimètres, autant dire la même chose, le mystérieux mort de la Plaine Saint-Denis a été transporté dans un chariot et il se trouve que, désormais, mon véhicule, qui était plus étroit hier, a aujourd’hui les dimensions de ce chariot suspect. Est-ce donc que l’on a l’intention de me faire passer pour coupable dans cette affaire dont j’ignore le premier mot ? Mais il n’y a pas de doute, tout cela est grave. Très grave. Plus grave qu’on pourrait l’imaginer. Ceci n’est qu’un commencement. Qui diable peut-être l’auteur de cette abominable machination qui tend à me faire passer pour responsable d’un crime dont je suis innocent. Qui ? Lui ?
On avait insinué que le cadavre brûlé trouvé dans l’immeuble de Juve était celui de Juve. C’était la version officielle, mais Fandor n’y croyait pas. Il avait conclu, lui, que le mort carbonisé rue Bonaparte n’était autre que l’effrayant Génie du Crime. Fallait-il donc revenir sur cette opinion ? Fantômas vivait-il encore ?
— Sale affaire.
Depuis quarante-huit heures, il avait noté la présence dans le voisinage de l’impasse Urbain, d’une série d’individus, qui, à leur silhouette particulière, étaient aisément reconnaissables. C’étaient des policiers, des agents en bourgeois.
Fandor n’avait tout d’abord prêté qu’une médiocre attention à leur présence, mais il se rendait compte maintenant que cette surveillance avait été prévue contre lui.
— C’est que, monologua Fandor, je ne tiens pas du tout à entrer en ce moment en relations avec la police, ni à fournir des explications à la Sûreté. J’ai mieux à faire, il s’agit pour moi de m’occuper d’Hélène et si j’ai adopté ce déguisement depuis quelques semaines, si je joue les mendiants et les faux infirmes sur la place de Paris et particulièrement aux abords de la prison de Saint-Lazare, ce n’est pas pour me brûler au moment où je crois que je vais réussir à tirer ma pauvre amie de là. Allons, mon petit Fandor, prends tes cliques et tes claques, et tires-toi d’ici.
Comme il abordait les premières marches, quelqu’un sortit du logement voisin : c’était Blanche Perrier. La jeune femme avait été attirée par ce bruit insolite, elle n’était pas couchée.
— Tiens, fit-elle, surprise de voir l’infirme sortir à cette heure, c’est vous, monsieur Taxi, vous vous en allez ?
Le journaliste répliqua brièvement :
— Je m’en vais faire un tour, je crève de soif, faut que je descende chez le bistro.
Complaisante, Blanche Perrier, se proposait déjà à lui faire boire quelque chose pour lui éviter la descente difficile et l’ascension encore plus pénible des six étages.
— Il faut absolument que je sorte.
— Ah, monsieur Taxi, je suis terriblement inquiète. Voilà deux jours que je n’ai pas de nouvelles de Didier, depuis qu’il est rentré chez ses parents, il n’est pas reparu.
— Ne vous frappez pas, madame Blanche, il reviendra, votre amoureux.
— Oh, je l’espère bien, sans doute, mais enfin, j’ai peur.
Fandor, lui aussi, avait peur. Une idée soudaine avait germé dans son esprit.
— Je vous assure qu’il ne faut pas vous faire de bile, ces histoires-là, ça traîne toujours, mais ça s’arrange ensuite. Allons bonsoir, madame Blanche, rentrez chez vous, moi je m’en vais.
La jeune femme se retira, et sitôt qu’il fut seul, dans l’escalier obscur, Fandor au lieu de descendre, comme à son ordinaire, en se cramponnant aux barres de l’escalier et en faisant rouler son chariot sur les marches, mit simplement celui-ci sous son bras et descendit à toute allure les six étages.
La porte de la rue était entrebâillée, il se glissa dehors, ni vu ni connu.
***
— Alors, Fleur-de-Flic, quoi de nouveau ?
— Hum, pas grand chose, monsieur Juve, pardon, monsieur Lambert. Je vous demande pardon, monsieur Lambert, excusez-moi, monsieur Lambert, de vous appeler toujours monsieur Juve, mais j’oublie sans cesse que monsieur Juve n’est autre que monsieur Lambert.
Riquet venait de recevoir de son interlocuteur un grand coup de poing dans les côtes. Il rougit.
Riquet et Juve étaient installés au fond de la boutique d’un marchand de vins de la rue de la Chapelle depuis neuf heures et demie. Onze heures venait de sonner et ils causaient encore à voix basse, mystérieux :
C’était Juve qui interrogeait minutieusement, sans en avoir l’air, le jeune gavroche qui, tout heureux d’être l’ami d’un tel personnage et d’avoir des secrets avec lui, cherchait tous les détails capables d’intéresser son interlocuteur. Les récents événements qui s’étaient déroulés dans la Plaine Saint-Denis, de même que les incidents relatifs à Blanche Perrier, au courant desquels il se trouvait, défrayaient la conversation.
Après un silence, Juve demanda :
— Alors dis-moi, petit, toi qui es retourné à la maison Granjeard depuis la dispute intervenue entre Didier et sa famille, dis-moi donc un peu la tête que faisaient la veuve et les deux frères aînés ?
— Ma foi, ça n’est pas très commode de préciser, car j’ai peu vu les patrons hier et aujourd’hui.
— Je croyais que tu étais tout le temps en relations avec eux ? que tu faisais leurs courses ?
— Oui, sans doute autrefois, mais désormais depuis le renvoi de Blanche, c’est moi qui la remplace à la clouterie et là on est plus loin des « singes ». Pas moyen de dévisager leur bobine.
— Enfin, insista Juve, n’as-tu pas entendu dire, n’as-tu pas remarqué qu’ils étaient étonnés de ne pas voir revenir leur fils ?
— Eh bien non, répliqua Riquet, les rares fois où je les ai vus, ils paraissaient comme à l’ordinaire. D’ailleurs, paraît que M. Didier leur a déclaré le jour de l’engueulade qu’il ne reviendrait pas.
— Dis-moi, Fleur-de-Flic, je me demande ce qu’a pu devenir Didier. En sortant du magasin, n’es-tu pas allé voir chez Blanche s’il s’y trouvait comme je te l’ai recommandé ?
— Oui, répondit le gavroche, je suis monté chez Blanche Perrier, elle était sortie. Mais, monsieur Juve, pardon, monsieur Lambert, puisque nous causons de ces trucs-là, j’ai quelque chose d’autre.
— Quoi donc ?
— C’est une idée, comme ça qui m’est venue, pendant que j’étais sur le carré du sixième.
— De quel sixième ?
— Hé, parbleu ! du sixième de l’impasse Urbain. Savez-vous qui est le voisin de Blanche Perrier ?
— Pas le moins du monde.
— C’est un drôle de type. Une espèce d’infirme qui fait le mendiant dans la journée et qui, le soir, traîne dans les cabarets. Précisément, le soir du crime, on l’a vu dans un bouge de la Plaine Saint-Denis.
— Comment sais-tu que c’est lui ?
— Oh, il est facilement reconnaissante, car cet infirme-là se ballade toujours dans une espèce de chariot.
— Un chariot, s’écria le policier, il me semble que je comprends où tu veux en venir ?
— Ah, tant mieux, fit Riquet, j’avais peur de ne pas être clair.
— C’est limpide comme de l’eau de roche. Continue.
— Alors, autant vous dire que j’ai pensé que le chariot de l’infirme et celui sur lequel on a transporté le mort de la Plaine Saint-Denis pourraient bien être le même.
— Oh, oh, tu vas vite, fit Juve.
— J’ai voulu m’en assurer et je suis rentré dans la taule de Taxi, le mendiant. Qu’est-ce que vous voulez, j’suis curieux de ma nature, quand j’ai besoin de savoir quelque chose, je n’hésite pas à me renseigner.
— Fleur-de-Flic, tu es en train de devenir un grand policier. Qu’as-tu découvert ?
— Le chariot de l’infirme a le même écartement de roues que celui qui a servi à transporter le cadavre mystérieux. J’ai mesuré ses dimensions, là, comme ça, en un clin d’œil, pendant que l’infirme était occupé dans la pièce à côté.
— Bravo, petit. C’est très important, ça.
— N’est-ce pas ? fit Riquet. C’est Taxi qui est le coupable ?
— Tu vas trop vite, petit. Et puis ne m’as-tu pas dit que ce mendiant était infirme ? Les infirmes ont plus que les autres de la peine à commettre des crimes.
— Les vrais infirmes oui, mais les faux ?
— C’est un simulateur ?
— Oui.
— Alors c’est différent, en effet, et ce que tu me dis, bien que je m’en défende, me fait croire de plus en plus que nous sommes sur la bonne piste désormais. Tout porte à croire, en effet, que ce Taxi, c’est l’assassin.
— Aïe, je vous attendais-là, mais patience, dans cinq minutes, vous ne rigolerez plus.
— Je ne rigole jamais, Riquet, lorsqu’il s’agit de choses sérieuses. Mais pourquoi me dis-tu que je vais être ennuyé ?
— Oh, c’est simple comme tout, vous allez le comprendre lorsque vous saurez quel est le véritable nom de l’infirme connu sous le sobriquet de Taxi.
— Dis-le.
— Taxi, monsieur Juve, c’est Fandor.
— Fleur-de-Flic, tu as trop bu de vin blanc.
Mais le gamin protesta :
— Sur la tête de ma mère, je vous jure que je ne suis pas saoul, et je vous jure aussi que l’infirme et votre ami le journaliste ne font qu’un même et seul personnage.
— Explique-toi, petit, explique-toi.
Riquet n’hésita plus alors à tout confier à son ami. Après quoi, le policier reprit très grave :
— Écoute bien, petit, il y a un mystère que nous devons éclaircir et dans le plus bref délai. De deux choses l’une, ou tu te trompes, ou tu as raison. Si tu fais erreur et si le faux infirme n’est pas Fandor, comme je l’espère, nous n’hésiterons pas à arrêter ce suspect mendiant. Si au contraire c’est Fandor…
— Eh bien ? si c’est Fandor ?
— Eh bien, poursuivit Juve nettement, si c’est Fandor et qu’il soit coupable, je ferai mon devoir jusqu’au bout. Allons-y.
Juve se leva.
— Où cela ?
— Impasse Urbain, dit le policier.
Quelques instants plus tard, l’homme et l’adolescent se retrouvaient dans la rue, marchant silencieusement, côte à côte. Riquet ne se sentait pas de joie, décidément, comme l’avait dit Juve, il était en train de devenir un grand policier.
Ils approchaient de l’immeuble dans lequel habitaient le fameux Taxi et Blanche Perrier, lorsque Riquet s’arrêta brusquement :
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Juve.
— Regardez.
C’était une sorte de poussette, de petit véhicule constitué par une grossière caisse de bois montée sur un essieu, aux extrémités duquel des roues étaient assujetties. Le chariot gisait dans le ruisseau en piètre état. La caisse était défoncée, l’essieu brisé, les roues tordues.
— Aussi sûr que je suis ici, déclara-t-il, c’est le chariot de Fandor. Mais lui, qu’est-il devenu ?
Juve s’était rapproché, il arracha l’engin du ruisseau, le mit sous son bras et fit volte-face.
— Juve, que faites-vous ? interrogea Riquet. Renoncez-vous à votre projet ? ne montons-nous pas voir ?
— C’est inutile, du moment que la cage est dans la rue, tu peux être sûr que l’oiseau est envolé, d’ailleurs je me contente d’emporter ceci comme pièce à conviction, l’avenir nous dira le parti qu’il faut en tirer, car demain il y aura du nouveau, tu peux m’en croire.
— Est-ce au sujet de Fandor ? interrogea Riquet anxieusement.
Évasivement Juve répondit :
— Au sujet de Fandor, je ne puis te le dire, mais au sujet du mort, certainement.
— Ah, s’écria Riquet, je suis sûr que vous savez qui est le cadavre.
— Hum, ne cherche pas à me faire bavarder Riquet, je ne te dirai qu’une seule chose, mais celle-là, je te l’affirme : avant demain soir, il va y avoir un coup de théâtre.
8 – UNE ARRESTATION
M. Bagot, le commissaire de police de Saint-Denis, arriva fort tard ce matin-là à son commissariat, où on l’attendait depuis plusieurs heures.