L'évadée de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар) - Сувестр Пьер 7 стр.


Fandor, souriait maintenant.

Dans la pomme de terre qu’il avait ramassée, en effet, il avait trouvé, dissimulé, un mince petit papier, un petit papier sur lequel celle qu’il aimait, Hélène, la fille de Fantômas, toujours détenue à Saint-Lazare depuis que Juve avait ordonné son arrestation, avait écrit :

Je suis à l’infirmerie, si vous pouvez venir me rejoindre, venez.

Et ces seuls mots, ces mots qu’il se répétait en lui-même à toute seconde, ces mots qui demandaient quelque chose de presque impossible – comment parvenir, en effet, jusqu’à l’infirmerie de la prison ? – Fandor n’était pas loin de les regarder comme une promesse formelle de bonheur.

6 – L’ENQUÊTE DE JUVE

Limoneuse, car les crues de l’hiver avaient effroyablement grossi son cours, la Seine coulait à grands flots rapides le long des flancs de la Marie-Jeanne, la vieille péniche amarrée à quelques encablures de l’écluse de Saint-Denis. Le bouillonnement des eaux secouait lentement la grande barque et le patron lui-même, mollement étendu sur le pont arrondi de son embarcation, goûtait l’oisiveté de cette minute, sommeillant à demi, attendant que l’écluse s’ouvrît pour livrer passage à son bateau. Il faisait beau et le vent très doux irisait juste assez le sommet des petites vagues pour que le soleil pût s’y réfléchir, y allumer les scintillements d’une infinité de diamants.

Or, tandis que le père Denis sommeillait, l’un de ses hommes, un marinier à la figure joviale, trop souvent rougie peut-être par les chaleurs de l’alcool, l’apostropha :

— Hé, patron, réveillez-vous, v’là vingt-cinq francs qui passent.

— Quéque tu racontes ? vingt-cinq francs qui passent ? où ça ?

— Dans la flotte, patron, zyeutez plutôt. À droite là. Juste où c’est qu’il y a le morceau de bois.

En avant de la péniche, poussée vers elle par le courant, une masse noire flottante à demi submergée, s’avançait. De prime abord, c’était un paquet quelconque, un amas d’étoffe, un chiffon peut-être, un bois flottant. Eh non, c’était un noyé.

— Vingt-cinq francs qui passent, répétait le marinier. Tout de même, si on se donnait la peine d’aller les cueillir au passage ?

En parlant, le brave homme traversait le pont de la péniche, se disposant à descendre dans un bachot attaché derrière la Marie-Jeanne, à l’abri de son gouvernail.

— Quèque qu’tu vas faire ?

— Patron, j’vais le crocher au passage. Vous ne venez pas me prêter la main ?

— Bouge pas, commandait-il, reste-là, mon vieux. Ah, plus souvent que j’irai te prêter la main ou même que je te laisserai retirer un macchabée de l’eau. Ah malheur, on voit bien que tu es jeune. Pourquoi que tu veux l’arrêter celui-là ? il s’en va, laisse-le s’en aller.

— C’est vingt-cinq francs patron, qu’on donne à la Préfecture.

— Peuh, on dit ça. Vingt-cinq francs. Bien sûr, c’est vingt-cinq francs qu’on donne, mais faut s’déranger dix fois, faut donner son nom, son adresse, faut écrire des lettres, signer des paperasses et un tas de choses encore, et des histoires à n’en plus finir. Vingt-cinq francs à toucher, tu dis ? Dans l’temps, moi aussi, quand j’en voyais des noyés, je les repêchais, mais, maintenant, ah zut alors, un coup de chapeau et bonsoir monsieur, voilà ce que je fais et ce que je leur dis. Reste tranquille. Bien du plaisir. Tu ne t’imagines pas ce que c’est que d’repêcher un noyé.

— Ça va alors, s’il faut écrire, qu’il aille plus loin le pauvre bougre. Après tout, il est aussi bien dans le jus qu’ailleurs.

Tout le temps qu’ils causaient, le courant avait entraîné le malheureux noyé loin du père Denis et de son acolyte. Il était loin maintenant de la péniche, presque à ras de l’écluse où les courants divers commençaient à se le disputer.

— Guette voir, disait le père Denis, le pauvre vieux. J’parie qu’il va rater la porte et descendre en faisant le saut du barrage. Comme ça, une fois, pour un qui était dans la flotte depuis déjà longtemps, à l’écluse de Saint-Cloud, j’ai vu la tête d’un côté, les jambes et les bras d’un autre.

Le père Denis, qui ne quittait pas des yeux le cadavre, lequel en effet semblait prêt à s’engouffrer non dans l’écluse mais bien dans les tourbillons du barrage où le fleuve écumait, soudain poussa un soupir de soulagement :

— Tiens, non, j’aime mieux ça. Regarde, il vient de tourner à gauche. Allez, hop, à la manœuvre, mon vieux. Lâche les écoutes. C’est notre tour. On va l’écluser avec nous.

La Marie-Jeanne, quelques instants après en effet entrait dans l’écluse où le cadavre s’était engagé, lui aussi, ses flancs raclaient des deux côtés l’étroite chambre dans laquelle elle s’était engagée pour franchir la marche de la rivière.

Quand la péniche fut passée, le cadavre était tout à l’entrée de l’écluse, mais quand la péniche y prit sa place, on ne le voyait plus, sans doute, heurté par le bateau, il avait coulé, il était maintenu sous les flancs de la péniche.

— Hé, l’éclusier, hurla le marinier en second, voulez-vous vingt-cinq francs ?

L’homme qui geignait à la manivelle commandant les vannes s’interrompit dans son travail :

— Vingt-cinq francs ? c’est pas de refus. Quoi qu’i’ faut faire ?

— Il y en a un qui est dans la flotte, vous n’avez qu’à le gaffer, c’est l’prix.

Mais déjà l’éclusier s’était remis à sa manivelle :

— Ah bien, pour ce qui est de moi, c’est pas ces vingt-cinq francs-là qui m’enrichiront. Il est dans le jus, qu’il y reste. Merci de l’occasion, on a trop d’embêtements.

Le père Denis triomphait :

— Là, qu’est-ce que je disais ?

Un quart d’heure plus tard, la Marie-Jeanne, halée par deux vigoureux percherons, sortait de l’écluse, s’engageait dans Saint-Denis.

En même temps qu’elle, happé par les remous, le cadavre était sorti de l’écluse. Il sautilla à quelques mètres de la proue du petit bateau. Celui qui avait été un homme et qui n’était plus qu’une charogne abominable flottait dans le courant, se promenait décidément libre, ironique, moqueur, devant tous et devant tout. La société avait établi une prime de vingt-cinq francs pour que lui et ses pareils fussent repêchés, mais sans doute il avait conscience, ce cadavre, que son misérable squelette inspirait une horreur plus grande que l’appât d’un gain si modeste, puisqu’il continuait son chemin, protégé par sa hideur lamentable.

— Dommage, tout de même, murmura le père Denis qui, de temps à autre, jetait un mauvais regard au mort, il va juste aussi vite que nous ou à peu près, il nous accompagnera jusqu’à ce soir. J’aime pas ça.

À quelque distance de Saint-Denis, cependant, un canot de promenade, monté par deux jeunes gens accompagnés de deux jolies filles, faisaient force de rames. De la frêle embarcation, on aperçut le noyé :

— Tiens, regardez, qu’est-ce que c’est ?

À l’exclamation de l’une des canotières, les autres se retournèrent et des cris d’horreur jaillirent.

— Mais c’est un mort, c’est un noyé.

L’un des jeunes gens alors lança une plaisanterie d’un goût douteux :

— On le repêche ? on l’invite avec nous ?

— Ah, non alors, quelle horreur. Qu’il aille se faire pendre ailleurs.

Le mort continua son chemin, ballotté par les flots.

***

L’usine Granjeard, après une période d’inactivité, qui n’avait pas été longue d’ailleurs, bourdonnait de ses multiples ateliers. Va-et-vient perpétuel des ouvriers tôliers, clouant à grands renforts de masses énormes de formidables rivets, marteaux pilons haletant aux ateliers de forges, machines trieuses des ateliers de clouterie, ronflement des dynamos, sifflet des machines à vapeur scandant le vacarme de l’énorme entrepôt. Or, subitement, vers onze heures du matin le silence. L’électricité s’éteint. Les machines s’arrêtent.

Que se passe-t-il ?

Le contremaître Landry frappe discrètement à la porte du cabinet de Paul Granjeard :

— Entrez Landry. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Monsieur l’ingénieur, il y a une avarie.

— En effet, je viens d’entendre la cloche. Qu’est-ce que c’est ?

— La pompe à eau ne fonctionne plus.

— Diable. Qu’est-ce qu’elle a ?

— Je ne sais pas, monsieur l’ingénieur, j’ai envoyé les hommes à la bouche de la Seine, ils sont en train de regarder. Je suis venu vous prévenir.

— Vous avez bien fait. Je vous accompagne.

L’usine était bâtie le long des bords de la Seine qui, par une pompe gigantesque, alimentait les chaudières. Or, c’était cette pompe à eau qui venait de s’arrêter. Au lieu du torrent d’eau qu’elle chargeait habituellement, il ne passait plus dans les tuyaux qu’un mince filet de liquide. La prise devait être obstruée le long des berges de la Seine. Paul Granjeard, suivi du contremaître principal, atteignit le lieu de l’accident.

— Eh bien ? qu’est-ce qu’il y a ?

Quatre ou cinq ouvriers étaient couchés sur les quais même, regardant l’eau, cependant que d’autres, dans des barques, armés de gaffes, s’occupaient à déboucher la prise d’eau.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répétait Paul Granjeard.

L’un des hommes se retourna :

— Monsieur l’ingénieur, c’est un cadavre, c’est un mort que le courant est venu coller là. La prise d’eau l’a aplati contre la grille. Alors il bouche tout.

— Eh bien, repêchez-le.

Ce qu’ils firent. Avec des cordes, on attacha ses pauvres jambes, puis les ouvriers halèrent le mort qu’on hissa sur la berge.

— Eh bien, il n’est pas beau, s’écria l’un des ouvriers. Ah là là, monsieur l’ingénieur, c’est pas du riche travail qu’on fait ce matin.

Paul Granjeard s’était penché sur le noyé au moment où, à force de gaffes, on le ramenait à la surface du fleuve. Et quand il avait été étendu sur la berge, Paul Granjeard s’était pris à examiner ce corps avec un dégoût mêlé de curiosité, une sorte d’attirance aussi.

C’était le corps d’un homme jeune, Il était dévêtu, aucun linge ne voilait sa nudité, à peine un soulier demeurait-il, déchiqueté. Peut-être avait-il longtemps séjourné dans l’eau car il était boursouflé, gonflé, ignoble à voir. Le visage lui-même n’avait plus rien d’humain. Les cheveux collés, aplatis, étaient emmêlés de limon et de boue, les yeux rentrés dans les orbites, arrachés presque, étaient sans regard, les lèvres blanches, une bouffissure gonflait à ce point les joues et le nez que les traits étaient absolument déformés, à peine pouvait-on remarquer la trace bleue de la barbe et de la moustache qui étaient rasées.

— Pouah, déclarait Paul Granjeard, se redressant, l’abominable spectacle.

Déjà tourbillonnaient les mouches. Une pestilence montait qui fit reculer l’assistance.

— Jetez une toile là-dessus, ordonna Paul Granjeard, et vous, Landry, courez jusqu’au poste faire la déclaration, que l’on nous délivre de ce cadavre rapidement. Je ne tiens pas à ce qu’il y ait une épidémie ici. Ni même à ce que ma mère apprenne la trouvaille qu’on a faite.

Brusquement redressé, l’ingénieur se retourna vers les autres ouvriers :

— Eh bien vous, qu’est-ce que vous attendez ? Allons, à l’atelier ! La prise d’eau est débouchée, le travail va reprendre.

Sous une toile, sous une bâche qu’un ouvrier avait été chercher, le corps fut laissé sur le quai de l’usine.

***

— Alors, vous n’aimez pas les escargots ? Eh bien vous avez tort, vous avez absolument tort. Évidemment, c’est lourd à l’estomac, mais c’est savoureux.

— Oui, la sauce, parce que pour l’escargot lui-même.

— Et puis, il ne s’agit pas de cela. Qu’est-ce que vous me conseillez de faire ?

M. Bagot, commissaire de police de Saint-Denis, déjeunait au restaurant de la Mairie, avec un homme grave, fort intelligent, qu’il fréquentait depuis une dizaine de Jours.

— Qu’est-ce que vous me conseillez de faire ? répétait M. Bagot, la pince à escargot d’une main, la fourchette de l’autre et sa serviette soigneusement nouée derrière la tête, d’un grand nœud qui lui faisait derrière la tête deux énormes oreilles d’âne.

— Mais je ne vous conseille rien, moi.

— Allons donc.

Et comme l’ami du commissaire souriait, M. Bagot reprit :

— Si vous étiez Juve, si vous m’aviez dit que vous étiez Juve ?

— Oui, mais je ne vous l’ai pas dit.

— C’est entendu, vous ne me l’avez pas dit. Mais quand, avant-hier, je vous ai dit, moi : « Sacré nom d’un chien, vous êtes Juve » vous ne m’avez pas juré le contraire.

— D’accord.

— Donc, si vous étiez Juve, qu’est-ce que vous feriez ?

— Si j’étais M. Bagot, je me frotterais les mains.

— Je ne vous comprends pas du tout.

— Laissez donc. Mangez vos escargots, monsieur Bagot et écoutez-moi : si j’étais vous, si j’étais à votre place, je me frotterais les mains. Pourquoi ? C’est bien simple. Vous avez deux affaires intéressantes à étudier, et deux affaires qui, pour un policier subtil comme vous, vont vous valoir un beau triomphe.

M. Bagot était de plus en plus stupéfait :

— Expliquez-vous. Quelles sont ces deux affaires ?

— D’abord, expliqua Juve, il y a ce rapport d’agent qui vous signale qu’un gardien de nuit du dépôt des wagons-lits a entendu crier et se débattre quelqu’un. Vers une heure du matin. Du côté de l’avenue de Saint-Denis. Et la veille, la découverte du wagon ensanglanté dans l’entrepôt.

— Eh bien ?

— Eh bien, mon cher commissaire, ce wagon trouvé taché de sang dans un entrepôt désert aux environs duquel on a entendu crier quelqu’un, c’est la preuve qu’il s’est passé quelque chose. Vous allez faire des recherches, découvrir peut-être un mystère passionnant ?

— Peut-être. Mais la seconde affaire ?

— Ce noyé repêché ce matin, j’imagine que vous allez tâcher de découvrir son identité, que vous allez vous assurer qu’il ne s’agit pas d’un homme qui a été la victime d’assassins.

M. Bagot ne laissa pas à Juve le temps d’achever :

— Oh, si vous étiez Juve, mon cher ami, si vous étiez réellement Juve, j’attacherais de l’importance à vos paroles, car je me dirais : Juve sait quelque chose, mais franchement, là, eh bien, je crois que vous exagérez ! Vous croyez qu’il s’est passé quelque chose à l’entrepôt des chemins de fer du Nord ? C’est possible, mais rien ne le prouve. Vous affirmez que le noyé de ce matin à l’usine Granjeard a été assassiné ? Admissible, mais rien ne me le prouve. Je sais bien qu’il porte des traces de coups et blessures, mais cela ne signifie rien, les hélices de bateaux, les écluses, le choc des objets flottants souvent meurtrissent les noyés.

Juve interrompit M. Bagot. Il avait fini de déjeuner. Le commissaire lui, venait de se mettre à table et Juve, debout, lui frappait amicalement sur l’épaule :

— Monsieur Bagot, lui disait-il, je crois que vous n’avez pas confiance. Allons. Si vous ne pensiez pas qu’il s’est passé quelque chose de mystérieux dans l’entrepôt des wagons-lits, pourquoi auriez-vous convoqué le cabaretier Hilaire ? Si le mort repêché ne vous semblait pas intéressant à examiner, pourquoi donc auriez-vous décidé de l’enfermer au frigorifique de votre morgue ? Pourquoi auriez-vous passé commande par téléphone chez le pharmacien, d’un pot de pommade pour enduire le visage de ce mort ? Bagot vous êtes un cachottier. Allons, à demain.

— Moi, murmurait le commissaire de police resté seul, moi j’ai décidé d’entendre le cabaretier Hilaire ? Je veux mettre de la pommade sur le visage de ce noyé ? Mais jamais de la vie. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Ah çà, il est fou cet homme.

M. Bagot réfléchit longtemps :

— Tout de même, se dit-il, si je ne m’étais pas trompé…

***

Au même moment, Juve, car c’était bien Juve, longeait les bords de la Seine, se dirigeant vers l’entrepôt des chemins de fer. Et Juve, de son côté, songeait :

— Ce commissaire est complètement idiot, tout de même, je lui ai fait entendre que j’étais Juve, et à moins qu’il ne soit plus bête que nature, il interrogera Hilaire, il mettra la pommade que j’ai commandée sur le visage de ce noyé.

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