Un remous de la foule sépara Nini Guinon de la salutiste.
La fausse mère du petit enfant en profita d’ailleurs, pour déguerpir aussi vite qu’elle le pouvait.
Nini Guinon enleva Daniel dans ses bras, fit signe à un cab qui passait, se jeta au fond de la voiture après avoir donné une adresse au cocher.
— Nom de Dieu, que j’ai eu peur… grogna Nini Guinon, cependant que le véhicule démarrait.
***
— M. le Coroner ?
Le personnage qui venait d’être ainsi interpellé se retourna d’une seule pièce. En face de lui, se trouvait une lieutenante de l’armée du salut qui, les yeux baissés, attendait, semblait-il, une réponse.
M. le Coroner n’aimait évidemment pas à être hélé de la sorte, car son visage, naturellement brique, affecta une teinte violette.
C’était un homme sanguin que M. le Coroner, un homme fort accessible aux colères soudaines, un homme destiné évidemment, tôt ou tard, à la congestion.
Il foudroya du regard la salutiste, qui répétait d’une voix calme :
— Monsieur le Coroner, j’ai besoin de vous parler.
À ce moment, le magistrat reconnut la personne qui se trouvait devant lui :
— Madame Davis, s’écria-t-il, et sous ce costume ?…
La lieutenante de l’armée du Salut, ou tout au moins, la personne qui portait cet uniforme, répliqua avec une impatience contenue :
— Tous les costumes sont bons, monsieur, pour les détectives… J’ai quelque chose de très urgent à vous dire, je viens de voir dans cette foule, il y a deux secondes à peine…
— Madame, interrompit le Coroner, Hyde Park n’est pas un lieu convenable pour me faire vos rapports…
— Monsieur, insista la personne que le magistrat avait reconnue pour être une certaine M meDavis, je vous assure que le temps presse… cette foule augmente… l’enfant va m’échapper…
— Madame… madame… interrompait à son tour le Coroner, avez-vous perdu la tête ?… que signifie ?…
La salutiste eut un mouvement de dépit :
— Ah ! trop tard ! fit-elle…
Esquissant un geste navré, elle désigna le cab où Nini Guinon venait de monter avec l’enfant.
***
M. Tilping, le magistrat exerçant les hautes fonctions de Coroner, qui équivalent à celles des juges d’instruction français, habitait dans les environs de la gare de Paddington, à Londres, une coquette villa entourée d’un jardin.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, riche comme tous ses collègues, considérable et considéré.
Il avait une importante famille, des filles et des garçons en nombre suffisant pour peupler une colonie entière.
Toutefois, cette année-là, M. Tilping se trouvait seul depuis plusieurs mois dans sa vaste et luxueuse propriété. Sa femme voyageait en Égypte avec l’aînée de ses filles, trois des garçons étaient aux Indes, deux autres naviguaient en qualité d’enseignes de vaisseau et les quatre plus jeunes demoiselles Tilping villégiaturaient à New York.
En attendant M meDavis, à laquelle il avait au Park, le matin, donné rendez-vous pour l’après-midi, M. Tilping fumait béatement sa pipe sous la véranda qui faisait communiquer sa maison avec le jardin, lorsqu’une accorte servante parut et lui annonça une visiteuse qui, disait-elle, « jugeait inutile de se nommer ».
Quelques instants après, M meDavis était en face de lui.
M meDavis, femme d’une quarantaine d’années environ, qui sans doute avait été jolie, car elle avait encore, comme on dit, de fort beaux restes, avait été mariée pendant une dizaine d’années, avec un courtier maritime de Southampton. L’excellent homme était mort, laissant sa veuve à la tête d’une petite fortune, pas suffisante toutefois, pour que celle-ci pût vivre de ses rentes.
M meDavis alors s’était mise très courageusement à travailler, et avait adopté une profession assez singulière pour une femme. Madame Davis était devenue policière.
Sans doute avait-elle montré de réelles dispositions pour ce métier, car elle avait rapidement monté en grade.
Depuis six mois déjà, M meDavis semblait arrivée à l’apogée de sa carrière.
Aux dernières élections de Scotland Yard, en effet, elle avait été nommée membre du Conseil des Cinq.
Oui, M meDavis possédait des qualités de tact, de délicatesse et d’intuition qui faisaient d’elle une femme détective de premier ordre.
— Monsieur le Coroner, déclara-t-elle d’entrée de jeu, vous êtes au courant de l’affaire Garrick-Françoise Lemercier, n’est-il pas vrai ?
— Cela est d’autant plus exact, madame, répliqua M. Tilping que je suis précisément chargé d’instruire cette affaire criminelle. Qu’y a-t-il pour votre service ?
— Monsieur le Coroner, Garrick est inculpé, n’est-ce pas, de l’assassinat de sa femme, et Françoise Lemercier de l’assassinat de son fils, le petit Daniel…
— Madame, c’est parfaitement exact…
— Monsieur le Coroner, Françoise Lemercier est innocente du meurtre de son enfant…
— Véritablement, madame ? fit le Coroner…
Il ajouta aussitôt :
— J’espère que vous pouvez me fournir la preuve de ce que vous avancez ?
— Effectivement, monsieur…
M meDavis prit dans son sac à main une photographie qu’elle plaça sous les yeux du magistrat :
— Voici un portrait de l’enfant de Françoise Lemercier, le petit Daniel. Cette photographie a été faite dans les ateliers Sigissimons, trois jours après le départ de Françoise Lemercier pour le Canada, j’en ai la preuve par les clichés qui portent une date de fabrication postérieure au départ.
— C’est en effet un argument massif… D’ailleurs, dit le Coroner, je n’ai jamais cru à sa culpabilité. Le petit Daniel, selon moi, n’a pas été assassiné par sa mère. Il a disparu, comme elle l’affirme, alors qu’elle était allée aux provisions…
M meDavis savait que le Coroner était intarissable et qu’il avait toujours raison. Elle attendit patiemment. Et quand il eut fini :
— J’ai mieux encore, monsieur le Coroner, dit-elle, j’ai vu l’enfant vivant.
— Quel enfant ?
— Le fils de Françoise Lemercier.
— Où ?
— À Hyde Park.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? nous l’aurions appréhendé.
M meDavis eut un sourire :
— La foule, la consigne. On nous aurait entendus… En outre, vous m’avez ordonné de me taire.
— Heu !… Enfin, passons. Qu’il n’en soit plus question… Mais l’enfant, savez-vous où on le garde ?
— Hélas, dit M meDavis. Je ne le sais pas, mais je le saurai bientôt, reprit-elle, c’est une question de jours, peut-être d’heures, le principal est fait à mon humble avis, l’innocence de Françoise Lemercier est prouvée…
Le Coroner abonda dans ce sens :
— C’est absolument mon opinion, madame, c’était d’ailleurs déjà mon opinion, eu égard aux témoignages formels que j’ai recueillis. Aussi, je me propose de faire remettre M meFrançoise Lemercier en liberté, dès demain…
M meDavis, voyant le magistrat en de si bonnes dispositions, lui posa une nouvelle question :
— Monsieur le Coroner… ?
— Quoi, madame ?
— Monsieur le Coroner, quand remettrez-vous en liberté un autre innocent ? Notre ami, notre collègue, le détective Tom Bob ?
— Je ne vous comprends pas, madame…
— Vous savez bien que Garrick et Tom Bob ne font qu’un… et qu’il est impossible de croire à la culpabilité de Tom Bob.
Le magistrat prit un temps, puis solennellement, plein d’emphase, il déclara :
— Je suis fort éloigné de penser comme vous : le dentiste Garrick est très catégoriquement prévenu de l’assassinat de sa femme, et tant qu’il ne sera pas innocenté de ce chef, je le maintiendrai en prison.
« Je crois volontiers comme vous que Garrick et Tom Bob ne font qu’un… Mais Tom Bob ou Garrick… me fait l’effet d’un bandit audacieux, et je le suppose très capable de vouloir essayer de se prévaloir de sa qualité de détective pour faire douter de sa culpabilité d’homme privé… Des policiers criminels… cela s’est vu…
— Possible, monsieur, mais Tom Bob… songez donc… le chef du Conseil des Cinq… notre chef…
— Madame, vous savez mieux que personne, par votre profession, qu’il faut s’attendre à tout… les détectives, membres du Conseil des Cinq comme Tom Bob, comme vous, comme Shepard, bénéficient d’une liberté telle…
— Monsieur le Coroner, supplia M meDavis, je vous assure que Garrick-Tom Bob est innocent… de grâce libérez-le…
— Madame Davis je prétends, moi, Coroner, chargé de l’instruction de l’affaire dont nous nous entretenons, que Garrick-Tom Bob est coupable et je maintiens que Garrick-Tom Bob, jusqu’à preuve formelle du contraire, est l’assassin de sa femme… Madame Davis, je vous salue…
10 – AU CONSEIL DES CINQ
— Parbleu !.. autant vaudrait demander à la colonne de Trafalgar de se transporter toute seule sur la tour de Londres !… jamais cette serrure ne sera brillante, pour cette bonne raison qu’elle est couverte de rouille, et qu’il faudrait du temps sec pour la conserver en état… or, quand ce n’est pas la pluie qui tombe, c’est le brouillard ! Bah ! soyons philosophe ; faire cela ou autre chose… et d’abord allumons une bonne pipe… C’est égal, si le sergent me confiait une autre mission, je n’en serais pas fâché… racler cette maudite ferraille avec un vieux couteau, la passer ensuite au papier de verre, la frotter aussi vigoureusement que le gagnant du Derby après sa victoire, et tout cela pour n’obtenir aucun résultat, c’est vraiment décourageant… Enfin, il y en a de plus malheureux que moi…
Le vieux Teddy, l’un des gardiens de la prison d’Old Bailey, la maison d’arrêt où sont détenues toutes les personnes en prévention de délits ou de crimes, monologuait ainsi cet après-midi-là, tout en se préoccupant, – sans entrain d’ailleurs – de faire reluire la grosse serrure d’une porte basse, aussi vermoulue que sa fermeture était rongée par la rouille.
Le vieux Teddy avait raison de se plaindre du mauvais temps.
On était aux premiers jours du mois de mai, et en dépit des promesses du calendrier, le printemps ne s’était pas encore manifesté à Londres par une seule journée claire et joyeuse.
C’était toujours le temps gris, coupé de brume jaune, cependant qu’une humidité moite entretenait le froid et les rhumatismes.
Le cadre dans lequel évoluait le vieux Teddy n’avait rien qui pût atténuer le caractère maussade de la journée.
Des passants allaient et venaient, tous appartenant au personnel de la prison. On se serait cru à cent lieues de tout lieu habité, et nul n’aurait pu se douter que ce temple du silence et du calme était tout proche du Strand, la plus bruyante, l’artère la plus active de la Cité de Londres.
Après avoir allumé sa pipe minutieusement, précautionneusement, après en avoir tiré quelques larges et voluptueuses bouffées, Teddy allait reprendre son travail, c’est-à-dire frotter avec résignation la vieille serrure qui refusait de se départir de sa carapace de rouille, lorsqu’un bruit insolite le fit s’arrêter et se retourner.
Qui étaient ces gens qui entraient ?
— Encore des importuns, assurément, ce n’est pourtant pas l’époque des visites… Mais, c’est qu’ils sont un régiment…
Le vieux Teddy, dans sa mauvaise humeur furieuse, exagérait. Ils étaient trois et non trois mille. Deux messieurs, une dame.
Machinalement, Teddy s’avançait à leur rencontre.
À peine eut-il fait quelques pas dans leur direction qu’il poussa une exclamation :
— Monsieur Shepard, comment vous portez-vous ?
Teddy venait, en effet, de reconnaître le détective qu’il avait si souvent eu l’occasion de rencontrer dans les couloirs d’Old Bailey.
Shepard, avec un sourire aimable, tendit une main robuste au gardien, mais comme celui-ci allait lui poser questions sur questions, d’un geste il l’interrompit.
Shepard avait pris dans sa poche un papier plié en quatre.
C’était un ordre venant de la Chancellerie. Shepard, silencieusement, le tendit à Teddy ; le vieux gardien lut :
« Laissez communiquer le prévenu Garrick avec le détective Shepard et les deux personnes qui l’accompagnent. L’entretien aura lieu dans le parloir, sans témoins. Toutefois deux gardiens se posteront à l’extérieur, devant la porte. »
Poliment, Teddy mit sa pipe dans sa poche, essuya ses mains jaunes de rouille, puis touchant sa casquette :
— Je m’en vais aller faire contresigner votre autorisation au bureau de la sous-direction, nous passerons ensuite au greffe où l’on fera mander le prisonnier, vous l’attendrez au parloir… J’espère que vous n’aurez pas à attendre longtemps…
— Je l’espère aussi.
***
La police anglaise est assurément, sinon mieux organisée que celle des autres nations civilisées, du moins beaucoup mieux considérée, et plus largement payée.
Elle se compose, dans le Royaume-Uni, de deux catégories bien distinctes :
Ce sont tout d’abord les gardiens de la paix qui ont pour fonctions principales de veiller à l’ordre public, d’opérer les arrestations en cas de flagrant délit, de prêter assistance et main-forte aux citoyens qui requièrent leur concours, de faire en réalité œuvre de surveillance.
L’autre partie de la police anglaise, la plus délicate, mais la plus importante, se compose d’un groupe d’hommes que l’on peut comparer aux inspecteurs de la Sûreté.
Ce sont les détectives ou agents en civils qui enquêtent, étudient, examinent, recherchent et sont à même de rendre des services d’autant plus grands à la Société qu’ils bénéficient de l’incognito.
Au-dessus du cadre des détectives se trouve un Conseil supérieur de police comprenant de cinq à sept membres, et composé des meilleurs détectives ayant une spécialité particulière et excellant chacun dans cette spécialité.
Lorsqu’il s’agit d’instruire une affaire mystérieuse, délicate ou complexe, de rechercher un criminel ignoré ou habile, ce conseil se réunit. Les détectives examinent l’affaire et selon les circonstances, ils désignent un ou plusieurs d’entre eux pour prendre en mains la direction des poursuites.
Le choix s’effectue en toute liberté ; il est guidé par les aptitudes respectives de chacun.
Discrets par profession, méfiants par nécessité, les détectives et membres du Conseil des Cinq se connaissent mal entre eux.
Souvent l’un d’eux affecte une personnalité dans la vie ordinaire, que ses collègues ignorent absolument.
***
Cette année-là, le Conseil des Cinq comprenait : Le détective Shepard, homme d’une quarantaine d’années environ, ancien militaire ayant effectué sa carrière en Égypte. Spécialité : les recherches de criminels, les incursions dans la pègre, la surveillance des anarchistes.
Puis un Irlandais nommé French, homme jeune et plein d’entrain, encore loin de la trentaine, et qui, depuis peu dans la police, s’était fait apprécier au Conseil des Cinq, non seulement eu égard à sa perspicacité, mais eu égard également à ce fait qu’il parlait plusieurs langues et possédait une habileté remarquable à se grimer.
Un troisième membre du conseil était un personnage inattendu, un révérend appartenant à l’église officielle gallicane, le révérend William Hope.
Très correct, très honnête d’ailleurs, le révérend William Hope ne profitait jamais de sa qualité d’aumônier des prisons pour obtenir des confessions que l’on aurait faites uniquement au représentant de Dieu.
Lorsqu’il visitait des prisonniers, il ne manquait jamais de leur dire qu’il était aussi détective, à eux de juger s’ils devaient parler ou non, ou s’ils préféraient recevoir la visite d’un prêtre qui n’était que prêtre.
Une femme également appartenait au Conseil des Cinq : c’était M meDavis.
Enfin le dernier détective faisant partie du Conseil Supérieur n’était autre que le célèbre Tom Bob, connu de réputation dans toute l’Angleterre et ayant, dans ses attributions, la charge considérable de la surveillance secrète générale, de la police internationale et politique.