Le pendu de Londres (Лондонская виселица) - Сувестр Пьер 15 стр.


Dans le groupe on approuvait.

À coup sûr si le Bedeau avait une importance considérable aux yeux de ses amis, par le seul fait qu’il avait réellement été en voyage au loin, il n’était pas un de ses auditeurs qui ne fût, comme lui, convaincu qu’il n’y avait encore que « Pantruche » où l’on pouvait vivre heureux, sans trop d’embêtement, dès lors qu’on était pour de vrai un « zig à la r’dresse »…

Une fille interrogea pourtant le Bedeau d’un ton curieux :

— Et t’étais seul, là-bas ? dis voir mon poteau ? Beaumôme t’accompagnait pas ? moi d’abord, je l’avoue je le regrette, j’avais l’béguin pour c’t’homme là !

Ce que répondit le Bedeau fut perdu dans une clameur : le patron de l’établissement venait de déclencher le phonographe et les habitués du Cabaret des Égorgeursreprenaient en chœur le refrain d’une scie à la mode : «  J’ai perdu ma sœur qu’était travailleuse… »

Qu’importait d’ailleurs ce que disait le Bedeau ?…

Toujours dissimulé sous sa casquette, French maintenant qui bénissait l’inspiration qui l’avait conduit au Cabaret des Égorgeurs, observait à présent un autre consommateur.

C’était un gros homme, vêtu très exactement comme les bouchers : courte blouse de toile bleue claire, pantalon boueux, large tablier à bavette taché de sang et sale.

L’homme, les deux bras croisés sur la table devant laquelle il était assis, le front appuyé sur cette table semblait, comme French, dormir profondément…

Mais…

Mais voici qu’un doute venait à French.

Dormait-il, cet individu ?…

Non.

Non ! il ne dormait pas ; oh ! French l’aurait juré… Mieux même : il surveillait. Il surveillait quelqu’un, quelque chose.

French, soudain, s’était aperçu en effet d’une ruse extraordinaire employée par ce soi-disant boucher… car évidemment ce n’était pas un boucher…

L’homme, qui posait son front sur le rebord de la table et dissimulait son visage entre ses bras, avait, French l’avait noté en se baissant pour taper sa pipe contre le sol, les yeux grands ouverts… il regardait en fronçant les sourcils, qui ? quoi ? Oh ! pardieu, c’était bien simple ! il regardait le boîtier d’une énorme montre qui brinquebalait sur son ventre…

Et cela, c’était pour French le trait de lumière… Cette montre… mais son boîtier qui, de loin, semblait en argent, était en réalité fait d’un miroir, et ce que l’homme regardait dans ce miroir, c’était évidemment ce qui s’y réfléchissait, et ce qui s’y réfléchissait c’était, ce ne pouvait être que la table où se trouvait le Bedeau, table placée juste en face de l’homme.

— Seigneur ! se disait French, si je surveille le Bedeau, cet homme le surveille aussi… mais alors ?

French n’hésita pas.

Se levant rapidement, il jeta quelque menue monnaie au garçon et gagnant la table où se trouvait le mystérieux boucher, il vint d’un air naturel, lui poser la main sur l’épaule :

— Hé ! vieux, appelait French du ton le plus faubourien qu’il pût prendre, cependant qu’interloqué, le boucher le regardait. Qu’est-ce que t’as donc à roupiller ? Écoute voir un peu : j’ai une affaire à te proposer, veux-tu venir deux minutes avec moi ?…

Rapidement, la voix sifflante, French ajouta, brûlant ses vaisseaux, car il était maintenant persuadé qu’il avait reconnu Juve :

— Vite, sortons. Je suis le détective French, police anglaise. Je vous ai reconnu, monsieur Juve, j’ai besoin de vous, mais pas un mot ici…

Et à voix haute :

— Alors quoi ! c’est-y que tu dors encore, mon poteau ? t’as l’air vraiment de me regarder à la façon d’une vache voyant un aéroplane… hé ! vieux frère !

Franchement, en effet, le visage du boucher qu’interpellait ainsi le détective anglais, sans que d’ailleurs personne autour de lui y prît garde, respirait un profond ahurissement.

L’homme ne paraissait rien comprendre à ce que lui disait French.

— Une affaire à me proposer ?… faisait-il enfin. Qu’est-ce que vous me chantez là vous ? ne pas causer de ça ici ? pourquoi ? et puis pourquoi que vous me réveillez ? j’vous connais pas, moi… En voilà des manières, à la fin ! qu’est-ce que que c’est que c’t’enflé-là !… les affaires, ça se traite le verre à la main !… Soyez-vous ! on causera, si vous voulez… mais quoi, d’abord, comment que vous vous appelez ?…

Et cette fois, devant l’ahurissement du boucher, French eut une seconde de réel effroi.

Ah çà ! s’était-il trompé ? n’était-il pas en face de Juve ? avait-il commis la gaffe abominable de s’adresser à un réel membre de la pègre ?

Fallait-il craindre qu’un scandale n’éclatât et que, dénoncé comme policier aux clients du Cabaret des Égorgeurs, il n’eût bientôt à défendre sa peau contre une vingtaine d’apaches… Non, non, il ne se trompait pas. Son œil exercé de détective n’était point victime d’une ressemblance : c’était Juve ! c’était bien Juve…

Et pourtant l’homme répétait, inlassable :

— Eh bien ! j’vous dis, comment que vous vous appelez ? c’est-y que vous êtes devenu muet à c’te heure ? hein ? vous en faites, vrai, un drôle de particulier !

Il fallait évidemment prendre une décision…

D’ailleurs une remarque rassurait French. Alors qu’il avait dit carrément : « Je suis de la police… » Ce boucher n’avait pas bronché, n’avait eu aucun recul… C’était donc bien Juve ?

Mais cependant…

Une second encore, French connut la plus cruelle indécision… Que faire ?

— Soyons prudent, pensa-t-il… Partie remise n’est pas partie perdue…

Et reprenant son ton faubourien, à son tour, il répondit :

— Ah ben quoi ! ne te fâche pas, mon poteau, si je ne te réponds pas c’est que, vrai, j’en suis comme deux ronds de flanc… mince alors ! j’avais cru te reconnaître ! j’t’avais pris pour un autre, pendant que tu roupillais !… Mais, maintenant, je vois que je me suis trompé… t’es pas le gars que je cherche… pardon…. excuse !…

Le boucher se vautra à sa table, grommelant :

— En voilà un louf ! sûr qu’il est bu !… enfin…

Et, accoudé, l’homme feignait de se rendormir. Pour French, mentalement, il se répétait :

— Juve ! c’est Juve ! j’en suis sûr !… mais peut-être ne veut-il pas être reconnu ? Ah ! nom d’un chien ! j’en aurait le cœur net !…

Traînant les pieds, parfaitement à l’aise, French s’éloignait pourtant vers la sortie du Cabaret des Égorgeurs.

— Nous verrons bien ! pensait-il, nous allons bien voir !

Le détective anglais déjà venait d’inventer une ruse qui lui permettrait de savoir l’exacte identité du boucher, de ce boucher qu’il s’obstinait à prendre pour Juve…

13 – SOMBRES PROJETS

— Quelle gonzesse, bon Dieu, quelle gonzesse. Si y a pas de quoi s’en couper le ventre en petits morceaux, je veux bien que le loup me croque en commençant par les pieds. Elle serait de la r’naque qu’elle ne ferait pas plus de magnes… les femmes… les femmes… vrai, on a beau être à la coule ça vous fait toujours baver des ronds de chapeaux… Mais qu’est-ce qu’elle veut cette girie-là ?…

Beaumôme, qui se promenait sur la berge déserte de la Tamise, tout près de London Bridge, était d’humeur massacrante…

Il s’approchait d’un bec de gaz dont la lueur clignotante perçait mal l’atmosphère de fumée et de brouillard, et il relut, s’arrêtant a chaque mot pour en peser le sens, la lettre que le matin même, comme il venait de prendre le rhum, pour tuer le ver, au bar du Old Fellow, le patron de l’établissement lui avait remise. Cette lettre était ainsi conçue :

«  Viens ce soir, à 8 heures, sur les berges de la Tamise, près de London Bridge, j’ai des choses graves à te dire.

Nini »

— Des choses graves à me dire ! répéta l’apache qui s’impatientait, attendant Nini depuis plus d’une heure, qu’est-ce que ça peut-être des choses graves ? Elle n’est pas « faite » puisqu’elle m’écrit… Et tant qu’on n’est pas « fait », il n’y a rien de grave. Tout s’arrange…

« Ça ne fait rien ! bon sang ! je voudrai bien savoir de quoi il retourne ?… elle est gironde mais elle vire comme une girouette. On ne sait jamais avec elle de quel côté souffle le vent !… un jour c’est des mamours et le lendemain des engueulades. Saloperie de femme !… va !…

Mais dans le fond si Beaumôme hurlait ainsi sa colère et insultait Nini, c’est qu’avant tout il en voulait à l’extraordinaire épouse de lord Ascott de son dédain, de ses refus.

Beaumôme était pris, « pincé », comme il le disait lui-même. Et Nini ne voulait rien savoir. Nini criait : « Bas les pattes, ou je me fâche… » Et Beaumôme n’osait pas fâcher Nini…

La lettre relue, Beaumôme avait repris sa promenade solitaire. Il faisait de plus en plus sombre, on ne voyait rien sur les berges… Beaumôme marchait à grands pas, de long en large, près du petit escalier qui conduit du pont aux quais…

— Elle va donc pas venir !… cré bon Dieu ! si elle n’est pas là dans cinq minutes, moi, je me défile… j’en ai marre… et puis les femmes, c’est pas tout ça, si qu’on veut les séduire, faut être vache avec elles.

Mais Beaumôme avait beau faire de la psychologie, il avait beau décider en lui-même qu’il ne prolongerait pas son attente… qu’il ne céderait pas plus longtemps aux caprices inexplicables de Nini… il continuait d’attendre.

— Ah ! quand même elles vous font devenir chèvre !…

Beaumôme en était là de ses réflexions quand on lui tapa sur l’épaule…

D’un bond, l’apache se retourna, la main dans la poche où son lingue, tout ouvert, était préparé, déjà sur la défensive…

Mais il eut un sourire :

— Tiens, te voilà ? c’est toi. Pas malheureux…

C’était en effet Nini.

— Beaumôme, qu’est-ce que tu as ? tu as l’air furibond ?…

— J’aime pas attendre, Nini, faisait-il, alors… qu’est-ce qu’il y a pour ton service ? Dis voir la chose, Nini ? Je me retourne les sangs, moi, depuis ce matin…

Mais Nini n’était pas femme à parler ainsi au commandement. Et puis si elle avait donné rendez-vous à Beaumôme, c’était évidemment en vertu d’un plan bien arrêté, pour en obtenir quelque chose peut-être… en tout cas, elle se réservait d’aborder le sujet important à traiter, quand bon lui semblerait. Et elle répondit, se faisant aimable :

— Eh quoi, quelle chose ?… ah bien ! je te retiens, toi, Beaumôme, voilà plus de six mois que tu me racontes tout le temps que je suis ta gonzesse, que je te plais, que je te botte, que tu m’as dans le cœur, dans le foie, dans le gésier et quand je me décide à te donner rendez-vous, mince, je te trouve qui bave avec les tifs à la redresse et la griffe dehors…

— Nini, je ne te comprends pas.

Là-dessus, Nini fit mine de s’en aller…

— Bon !… bon !… déclarait-elle, j’insiste pas. Des hommes, c’est pas ça qui manque, il y en a de trop sur le pavé…

Elle allait s’éloigner, affectant de vouloir rompre l’entretien…

— Quoi ? quoi ? dit Beaumôme, t’as pas besoin de te jouer des flûtes, qu’est-ce que c’est qui te prend ? c’est pourtant naturel ce que je te demande ! tu m’as fait venir, j’suppose bien que c’est pour quelque chose ?…

— C’est pour te voir, Beaumôme…

— Alors, c’est rien que pour me faire plaisir que tu es venue ? C’est-y que tu tomberais dans mes prix, maintenant ?…

Mais Nini haussa les épaules :

— Dans tes prix… j’sais pas, faudrait voir…

Et devenant soudain loquace, Nini d’une seule traite poursuivait :

— Tiens, Beaumôme, j’m’embête, pour la vérité vraie, la voilà : j’m’embête comme une croûte de pain derrière une malle. L’trottoir d’ici, il ne vaut rien pour les gerces comme moi, et puis on ne trouve pas un homme à la hauteur… voilà… on se sent seule et on a beau bouffer et rigoler aussi, on voudrait bien avoir quelqu’un qui vous aime… Mais là pour de vrai.

Du coup, Beaumôme se rassura :

Ah ! certes, il la connaissait cette tristesse toute spéciale des filles, qui les porte à se payer, le terme est souvent exact, un amant de cœur.

Après tout, le revirement de Nini qui, maintenant, s’offrait à lui, pouvait très bien s’expliquer par quelque déception amoureuse… Peut-être bien que la jeune femme avait été plaquée par son protecteur ?… car elle devait en avoir un ?…

Beaumôme prit une voix onctueuse :

— Alors c’est ton dardant fit-il, qui comme ça s’voudrait une petite affection ?… et bien, la gosse, et moi alors ? c’est-y que je suis des nèfles ou des pets de lapins ? quand je te dis que je t’aime ! bon Dieu !… Ah ! Nini, si tu voulais ?… tu sais, et bien ! je suis encore un peu là, entre nous ?

— Oh ! toi, t’es comme les autres. Du poil dans la main et pas d’huile dans l’bras. Oui, du courage pour s’pagnoter… et nib ! pour le reste !…

— Quel reste, Nini ?

— J’suppose qu’on aurait un service à te demander…

— Eh bien ! Nini, on te le rendra…

— Oui, va-t-en voir s’ils viennent… j’en crois pas un mot, Beaumôme…

— Écoute, Nini, ça va bien, il y a le poids de magne, maintenant… pose, propose et dépose et ne chipote pas autour du pot… Que veux-tu ?…

— J’veux rien…

— Écoute, Nini, j’te dis qu’il y a le poids, répéta Beaumôme, c’est pas la peine d’enfiler des perles. C’que causer signifie, on le sait… c’est-y oui ou non que tu veux être ma gerce ?…

Tout en parlant, ils s’étaient avancés le long des berges de la Tamise, puis Nini s’était appuyée contre un tas de bois, des gros madriers de construction, et Beaumôme poursuivait :

— J’aime pas les giries, moi… j’suis net, carré et franc, exact comme une beigne… passez la monnaie ! bonsoir, monsieur, ça suffit… dis c’que t’as ?… tope là ! et si ça colle, ça collera… voilà ! C’est parlé, j’suppose ?…

Nini se leva, d’un coup de pied, elle envoya dans le fleuve la carcasse d’un vieux panier qui traînait sur le sol, puis elle prit Beaumône par le bras, et tout d’un coup, la voix mauvaise, elle dit :

— J’ai des embêtements…

— Des embêtements… de quelle sorte ? allez dégueule-moi la chose, quoi ?…

— Des embêtements graves…

— J’m’en doute !

— Des embêtements, Beaumôme, que tu pourrais peut-être arranger ?…

— Va toujours !

— Tu ferais-t-y quelque chose pour moi ?

— Et toi, Nini ? après ?

— Oh ! si tu m’arrangeais cela, Beaumôme, nous deux, tu sais, ça serait à la vie, à la mort !

Mais Beaumôme, maintenant, siffla trois mesures d’un refrain populaire, puis il concluait :

— En somme… je vais faire le miché ?

— Hein ? demandait Nini…

— Dame ! reprit la jeune crapule, c’est quelque chose comme ça, ta combine… Tu m’dis : j’ai des embêtements, tire-moi de là et ça se colle, nous deux… kif kif coco… tu vois ?

Nini n’avait rien à répondre. En somme, Beaumôme avait raison, c’était bien un marché qu’elle lui proposait. Beaumôme, d’ailleurs, fier d’avoir remis les choses au point, ne se formalisait pas autrement.

— Bon ! faisait-il, allons-y toujours… c’est pas si souvent que j’aurais été « miché »… conte-moi ton boniment ?…

Il fallait bien que cette fois Nini répondît.

— C’est pas du boniment, affirmait-elle, y a pas de quoi rigoler, j’t’assure… Dis voir, Beaumôme, tu connais les policiers ici ?

— Oui, quelques-uns, j’ai des amis, là-dedans, qui me tutoient, même ils m’invitent chez eux, de temps en temps !…

— Tu connais French ?

— French ?

— Oui ?

— Ah ! sûr ! que je le connais. Une vache à l’ancien modèle, celui-là, il m’a refait une fois ! au Derby, tiens ! sept porte-monnaie que j’avais… et puis encore un autre jour… c’est un grand ? un Irlandais ? Celui qui lui a vendu cela pour une demi-mesure de méchanceté n’a pas volé son argent, ah ! l’cochon !… c’est à lui que t’en veux, Nini ?…

Nini baissa la tête affirmativement :

— À lui, dit-elle.

Et sans se perdre en détails, elle ajouta :

— Voilà ! c’est une bourrique… t’entends, Beaumôme ? c’est une bourrique qui me gêne…

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