Beaumôme entendait très bien. Il faisait mieux que d’entendre, il comprenait à demi-mot :
— Tu veux qu’on l’crève ?
Mais Nini se taisait.
Son silence était d’ailleurs superflu, elle ne niait pas…
— Ah ! tu veux qu’on l’crève ! reprenait Beaumôme… diable !… le morceau est dur !… faudra boire pour l’avaler ! …
Et comme Nini, dédaigneuse, laissa tomber un :
— Ça te fout les foies ?…
— Jamais de la vie, un homme à crever, ça ne me fait pas peur… non !… et puis, d’abord, on a des comptes à régler, nous deux French… seulement… tu comprends…
Dédaigneuse, Nini répétait :
— Oh, j’comprends ! j’comprends ! ça te fout les foies, quoi ?…
Alors Beaumôme s’emporta :
Non, vrai, on n’avait pas idée d’une cafetière pareille ! Nini en avait de bonnes !… Comme ça… là, tout d’un coup… entre la poire et le fromage… quand on n’pensait qu’à faire des yeux, à s’caler les ribouis, à digérer paisiblement, elle vous disait « crève une bourrique ! » et elle s’étonnait qu’on soit surpris.
C’était pourtant pas des coups à faire.
Et l’on avait peut-être ben le droit de remonter son culbutant avant de répondre… Crever une bourrique, parbleu, bien sûr, c’était pas grand-chose ! tout l’monde pouvait faire ça, mais, probable, d’abord, que si Nini venait trouver Beaumôme, c’est qu’y avait de la casse à craindre ?… et puis il fallait des détails… que diable …. bien sûr, il ne refusait pas de la crever, sa bourrique… c’était pas un mec comme lui qui canerait pour une bêtise pareille, seulement, il voulait savoir au juste où et comment on se mettrait à la besogne ?…
Et Beaumôme ayant exhalé sa mauvaise humeur, s’étant ainsi déjà accoutumé à l’idée, interrogeait :
— Alors ?… après ?… pourquoi qu’tu veux qu’on l’crève ?…
— Oh ! s’il faut te chanter la messe pour te décider ?
Et encore une fois elle fit mine de s’en aller…
Beaumôme, heureusement pour elle, n’aurait jamais voulu passer, surtout à ses yeux, pour un poltron :
— Reste donc, faisait-il en l’empoignant par le bras… non, mais des fois, t’as pas bue ?… c’est pourtant naturel ce que je te demande… faut bien que je sache ?…
Alors Nini consentit à s’expliquer… Mais auparavant elle voulait être assurée du concours de Beaumôme.
— J’veux bien te dégoiser l’histoire, disait-elle, mais tu marches ?… tu me le jure ?…
— J’te l’jure !
— Eh bien, voilà… tu sais où est French en ce moment ?
— J’m’en doute pas… il promène ses puces, cet homme ?
— Oui. Il est en France.
— Tiens ! comme le Bedeau ?…
Nini hochait la tête gravement :
— Juste, répondit-elle, comme le Bedeau… c’est même par le Bedeau que je le sais…
— Le Bedeau t’as écrit ?
— Oui, j’ai eu sa babillarde ce matin…
— Bon… bon… alors ?
— Alors, French promène ses puces en France, comme tu dis… Histoire de s’occuper d’un tas de choses qui ne le regardent pas…
— Et que sont ces choses ?
— Elles ne te regardent pas non plus, concluait Nini. Enfin, ce qu’il y a de sûr et de certain c’est que cet animal-là va prochainement revenir… or, ça ne me plaît pas que French revoie l’Angleterre… tu comprends, Beaumôme ?
Beaumôme eut un vague clignotement d’œil agacé.
— Non, je ne comprends pas, j’attends la suite…
Mais Nini haussait les épaules :
— La suite ? déclarait-elle, il n’y en a pas…. C’est des histoires à moi que je ne peux pas te dire, et puis, c’est certain et sûr que tu t’en foutrais !… enfin, je ne veux pas que French revienne, c’est tout ce que tu as à savoir… tu comprends cela, je suppose ?…
— Alors des fois, demanda-t-il, la consigne ça serait de faire couic-couic French, avant qu’il rapplique ?
— Oui, mon vieux !
— Et tu sais quand il va rappliquer ?
— Demain soir.
— Ah ! demain soir !
D’apprendre que le retour du policier était si rapproché et que, par conséquent, il allait falloir rapidement le « zigouiller », Beaumôme avait eu, tout de même, un petit coup dans l’estomac.
— De sorte, qu’il a juste quarante-huit heures à vivre ?…
— Quarante-huit heures à vivre… oui… répétait Nini d’une voix sourde… Il faut, Beaumôme, que dans quarante-huit heures tu m’aies débarrassée de ce pante-là… tu veux ?
Beaumôme haussait les épaules.
— Tu sais ce que tu m’a promis ? fit-il.
Pour toute réponse, Nini, en guise d’acompte, tendit ses lèvres à Beaumôme :
— Va donc, mon gosse… est-ce que je pourrai te refuser quelque chose après ?… et puis là, tu sais, dans l’fond, eh bien, n’crois même pas que ça me sera désagréable…
— Ça va, ça va… t’as pas besoin de me jurer l’amour éternel… on verra bien… Donc, faut crever French et il faut l’crever avant après-demain… sais-tu au moins par où il radine ?
— Par Dieppe… le bateau de Dieppe…
— Bon ça… sais-tu si il sera seul ?
— Oui, seul.
— Meilleur ! Est-ce qu’il passe de nuit ou de jour ?
— De nuit !…
La figure de Beaumôme s’éclaira :
— Ah ! mais c’est du gâteau, faisait-il… c’est du tout cuit pour un bébé s’il voyage la nuit.
Mais il ajouta aussitôt :
— Tout ça c’est parfait, mon trognon, seulement y a tout de même un cheveu…
— Un cheveu… lequel ?
— C’te question !… c’est que justement j’n’ai pas de braise… Il faudrait pourtant que j’aille jusqu’à Dieppe, en apparence…
La figure de Nini devenait soucieuse :
— Ah ! de la braise, déclarait-elle, de la braise… ça, sûr… il t’en faudrait… c’est que je n’en ai pas plus que toi en ce moment… dans ma poche, c’est comme les blés…
— Et tes amants ?
— Tous nickelés…
Ils se taisaient tous deux un moment, puis Beaumôme déclara, magnanime :
— Eh bien, les petits oiseaux y pourvoiront… Quand c’est qu’c’est la braise qui manque et qu’on n’habite pas au Sahara, y a toujours moyen de s’arranger… Si on n’en a pas, on en prend…
Et cette fois, Nini regarda Beaumôme avec admiration :
— Tu sais, dit-elle, et c’est pas des magnes, cette fois, c’est pas du jus de chiqué… si tu me tires de là…
— Ça va, ça va, la copine, on t’la crèvera, ta bourrique…
14 – LE RETOUR DE MADAME GARRICK
Sur le trottoir boueux qui longeait l’entrée du Cabaret des Égorgeurs, French ayant à peine quitté le bouge, s’arrêta, avant de commencer à faire les cent pas obstinément.
L’extraordinaire attitude de l’individu qu’il avait cru reconnaître, qu’il avait reconnu pour être Juve, le surprenait infiniment :
— Pourquoi ce policier n’a-t-il pas voulu me répondre ? pourquoi a-t-il eu l’air de si mauvaise humeur lorsque j’ai prononcé son nom ?
À la vérité, French se rendait bien compte qu’il s’était conduit quelque peu maladroitement.
Aborder Juve en plein cabaret borgne, et cela, en l’appelant par son nom, ce n’était évidemment pas très habile… Mais tout de même Juve avait fait preuve d’une susceptibilité bien grande en ne saluant pas un collègue et en ne se mettant pas à la disposition de ce dernier.
Et French se résumait de la sorte :
— Ou c’est Juve et je ne vois pas alors pourquoi Juve n’a pas voulu me révéler son identité, ou ce n’est pas Juve, et je comprends moins encore l’attitude de ce consommateur aux allures équivoques, qui ne s’est pas étonné de mon intervention, qui n’a même pas protesté en m’entendant parler de police…
La nuit s’avançait. Le clignotement des becs de gaz devenait plus jaune et plus sale, l’aube se levait, pluvieuse, froide, sinistre…
French qui n’avait pas chaud durant la promenade solitaire qu’il s’entêtait à faire devant l’entrée du bouge finit, pour se garantir un peu des attaques de la bise, par aller s’embusquer dans une encoignure de mur, une sorte de renfoncement de la muraille d’où il lui était possible de surveiller tous ceux qui quittaient le Cabaret des Égorgeurs.
Il y avait à peine quelques instants que le détective anglais avait trouvé ce poste d’observation qu’il voyait enfin, et avec une joie réelle, apparaître celui qu’il prenait pour Juve.
Le premier mouvement de French avait été de se précipiter… Mais il maîtrisa vite son impatience…
Parbleu ! si l’inconnu n’avait pas voulu lui répondre dans le Cabaret des Égorgeurs, il était à supposer qu’il ne se montrerait pas plus loquace à quelques mètres du bouge. Mieux valait le filer quelque temps et n’engager la conversation avec lui qu’à une certaine distance de Vaugirard.
French pouvait être assez maladroit en raison de sa précipitation instinctive, de son caractère impétueux, il n’en était pas moins excellent policier et fort au courant de toutes les manœuvres utiles dans les enquêtes du genre de celles qu’il menait.
C’était avec un sang-froid parfait qu’il laissait maintenant l’inconnu prendre un peu d’avance sur lui, puis qu’il lui emboîtait le pas…
La filature était facile.
L’homme n’avait pas dû s’apercevoir que French marchait sur ses talons, il avançait tête basse au milieu de la chaussée, les deux mains dans les poches, de l’air d’un badaud qui rentre chez lui, non d’un homme qui cherche à faire perdre ses traces…
— Où diable peut-il aller ? songeait French. Si vraiment c’était Juve, il me semble qu’à cette heure-ci il se dirigerait vers le centre de Paris, or nous voici rue des Morillons, nous allons arriver d’ici quelques minutes aux terrains vagues des fortifications…
Le détective ne se trompait pas…
Arrivé aux talus herbeux, l’homme se retourna pour crier :
— Halte, maintenant ! que me voulez-vous ? qui êtes-vous ?…
— Qui je suis ? je vous l’ai dit tout à l’heure : le détective anglais French, ce que je veux ? je viens vous voir de la part de Tom Bob, pour vous parler de M meGarrick.
— Ah, je dois être victime d’un cauchemar ?… vous êtes détective ? et c’est Tom Bob qui vous envoie vers moi ?…
— Monsieur Juve, je vous affirme que je vous dis la vérité, et je ne comprends pas du tout ce qui vous étonne. Voyons, je suis un collègue, et je viens vous demander un service ? Voulez-vous que nous causions ? voulez-vous rengainer votre revolver et m’autoriser à m’approcher ?…
— Ma foi, monsieur French, vous avez peut-être raison… Le fait est que si vous êtes réellement détective et réellement envoyé par Tom Bob, je suis grotesque…
Il rengainait son revolver et la main tendue, marchant vers French :
— Vous m’avez bien reconnu, je suis Juve, en effet, mais je vous avoue que j’aimerais avoir une preuve de votre identité ?
— Voici la carte m’accréditant.
Juve – car c’était bien Juve – y jeta un coup d’œil surpris. Il connaissait trop bien la police anglaise et les méticuleuses précautions qui sont prises dans la délivrance des brevets de détective, pour pouvoir douter dès lors de la qualité de son interlocuteur…
— Vous êtes donc French, parfait ! vous êtes réellement French… mais cela ne m’apprend rien… encore… que voulez-vous de moi ?…
On avait averti le policier britannique : son collègue parisien était un original. Aussi, se mit-il en devoir de l’éclairer avec beaucoup d’ardeur.
Quand il eut conté l’extraordinaire aventure qui avait si cruellement bouleversé la vie privée de Garrick, c’est-à-dire de Tom Bob, il vit Juve comme frappé du tonnerre .
— Quoi, disait le roi des policiers… Tom Bob me prie de rechercher sa femme ?… M meGarrick ?… Et comme il ne sait où la trouver il vous envoie vers moi pour que je vous renseigne ?
— Exactement.
Et Juve se tut, abasourdi.
Tom Bob, ce Tom Bob que French prenait sincèrement à coup sûr, pour un détective honnête, mais c’était Fantômas, Juve le savait. Par conséquent la femme de Garrick, cette femme disparue qui ne donnait plus signe de vie, alors qu’assurément, par les journaux, elle savait que sa disparition équivalait à une condamnation à mort de son mari, ne pouvait être que lady Beltham !…
C’était clair : lady Beltham, l’amante follement éprise de Fantômas, avait dû savoir que celui-ci, sous les traits de Garrick, avait une maîtresse, Françoise Lemercier.
Elle s’était enfuie. Et c’était volontairement qu’elle se cachait et qu’elle laissait croire qu’elle avait été assassinée par son mari.
Juve d’ailleurs frémissait en songeant aux conséquences possibles de l’extraordinaire intrigue dont il commençait à comprendre le mystère.
— Si Tom Bob m’a dépêché French, pensait-il, c’est que Tom Bob n’ignore pas que je sais qu’il est Fantômas… Il a deviné qu’au moment où French me demanderait de l’aider à retrouver M meGarrick, je saurais que c’était en réalité lady Beltham que j’avais à chercher.
« Mais, dès lors, c’est presque un service que Fantômas me demande. Comment peut-il avoir imaginé que je le lui rendrai, comment n’a-t-il pas craint que je ne veuille, au contraire, le laisser condamner ?… Une seule explication possible : donnant donnant, si je ramène lady Beltham en Angleterre, si j’innocente Fantômas d’un crime qu’il n’a d’ailleurs pas commis, il me rend Fandor. Car c’est lui qui a fait disparaître mon malheureux ami…
— À coup sûr, votre chef a été bien inspiré, je sais en effet où se trouve M meGarrick… ou du moins, je crois le savoir…, dit enfin Juve.
***
Dans le train qui les emportait au long de la ligne du Havre, Juve et French causaient…
— Ce qui m’inquiète, affirmait le détective anglais, c’est que j’ai grand-peur que M meGarrick ne se refuse à retourner en Angleterre avec moi… or…
— Bah ! ne vous tourmentez pas pour cela, j’ai quelques raisons de croire, tout au contraire, que vous la déciderez facilement… M meGarrick habite, à quelque distance de Bonnières, une petite maison tranquille, retirée, que je vous indiquerai… Vous vous présenterez devant elle, vous lui direz que son mari est accusé de l’avoir assassinée, ce qui ne lui apprendra rien de bien nouveau, bref vous lui demanderez très gentiment de revenir en Angleterre avec vous pour le faire innocenter… Et puis, ma foi, si elle refuse… si elle refuse, j’interviendrai…
— Vous interviendrez, monsieur Juve ? mais vous ne venez donc pas la trouver avec moi ?
— Nullement…
— Pourquoi donc ?
— Parce que…
French n’osa pas insister.
Il ne comprenait point ce qui pouvait gêner Juve, mais il était évident que le policier français ne tenait en aucune façon à rencontrer la femme de Tom Bob. Aussi était-ce très timidement qu’il demandait :
— Puis-je au moins lui parler de vous ? lui dire que vous lui conseillez ce retour ?
Juve toussait quelque peu :
— Hum… hum… non, ne lui parlez pas de moi. Qu’il vous suffise de savoir que je suis dans la coulisse, tout près de vous, derrière vous. Si jamais mon intervention était nécessaire, elle ne se ferait pas attendre. Mais j’aime autant que vous vous en passiez… Donc, je reprends, monsieur French, voici ce qu’il faut faire : vous allez voir M meGarrick, vous la décidez à revenir en Angleterre, et vous partez avec elle par le train de onze heures du matin. Ce soir, Dieppe, demain Londres, et ma foi l’affaire est bouclée… Ah, encore un mot pourtant ! Près de M meGarrick, avec elle, vous trouverez une jeune fille qui probablement vous accompagnera jusqu’à Dieppe. Cette jeune fille, je vous en avertis, aura l’air d’être votre ennemie, de faire cause commune avec M meGarrick, qui très probablement cherchera à vous fausser compagnie. N’y faites pas attention, je vous garantis, tout au contraire que vous aurez en elle une alliée. Aussi bien, monsieur French, vous verrez que je ne me trompe pas… tout cela va se passer le plus facilement du monde… Préparons-nous, voici Bonnières…
***
— Dieu du ciel, c’est elle, c’est bien elle… Tom Bob est sauvé… mais pourvu qu’elle se décide à m’accompagner ?… il est vrai que Juve !… ah ! comment faire ?…
Il y avait vingt minutes que French s’était séparé du policier français, et maintenant il se trouvait embusqué dans un fourré devant la maison que lui avait signalé de loin Juve, et à l’une des fenêtres de laquelle il venait d’avoir la surprise, soudain, d’apercevoir M meGarrick…