Le mobilier très simple était en chêne clair, le local propre, peu meublé, nullement décoré…
En face de Mirat, sur une estrade assez élevée se trouvait le juge-président, juge unique de l’affaire et, conformément à la loi, délégué par mandat spécial du souverain qui choisit les magistrats criminels parmi les membres de la Haute Cour de justice.
En considérant ce président, lord Pilgrim, le journaliste français se croyait reporté aux années de son enfance où ses parents le menaient au théâtre voir des féeries.
Lord Pilgrim avait, en effet l’aspect d’un de ces rois débonnaires et joyeux, comme on n’en voit qu’au théâtre.
Il avait une grosse figure ronde, complètement rasée, au milieu de laquelle s’écrasait un nez épaté au-dessus de lèvres lippues.
Peu solennel, sa longue robe rouge lui donnait l’aspect majestueux. Ce caractère, d’ailleurs, s’accroissait encore du fait que lord Pilgrim portait sur la tête une énorme perruque blanche coiffée à la Louis XIV, mais dont la noblesse de ligne, malheureusement, cessait d’impressionner dès que l’observateur s’apercevait qu’à son sommet se trouvait une petite soupape, que son propriétaire pouvait à son gré, au moyen d’une ficelle, ouvrir et refermer afin de se donner de l’air sur le crâne.
Devant lord Pilgrim se trouvait, dans un vase, dépourvu d’eau, un petit bouquet de fleurs artificielles enveloppé de papier blanc.
— Quel est donc ce monsieur tout en bleu ? demanda Mirat, se penchant à l’oreille de son voisin et désignant du doigt un personnage qui avait pris place à la gauche du juge :
Le voisin du journaliste français lui répondit aussitôt, serviable comme le sont chez eux tous les Anglais :
— C’est l’Attorney général…
Quelques instants, Mirat considérait avec curiosité ce fonctionnaire vêtu d’une longue robe bleue, de fourrures sombres. Devant lui se trouvait également le petit bouquet de fleurs artificielles qui assurément constitue l’une des prérogatives de la haute magistrature anglaise.
Le journaliste savait, pour avoir étudié son affaire quelques jours auparavant, que l’Attorney général n’est autre qu’une sorte de Directeur des poursuites qui doit légalement assister au procès, mais n’y prend jamais part et n’a aucunement la permission d’élever la voix : personnage de pure figuration, l’Attorney général du procès Garrick promettait de bien remplir son rôle. Grand, maigre et sec, mais tout courbé dans son fauteuil, il paraissait déjà prêt à s’assoupir.
Cependant, l’attention de Mirat était attirée à gauche de la Cour vers les gradins réservés aux membres du Barreau.
Une douzaine d’avocats en robes noires et perruques blanches y avaient pris place. Bien que n’ayant rien à faire à cette audience, ils désiraient évidemment assister à ce procès qui, par l’arrestation sensationnelle du prévenu, avait suscité une vive curiosité.
Au premier rang de ces gradins, feuilletant leurs documents se trouvaient, d’une part M eKidney, chargé par l’Attorney général de soutenir l’accusation, et de l’autre M eIslingford, l’avocat désigné pour prendre la parole au nom de l’accusé.
Rien ne distinguait ces deux avocats qui allaient être adversaires l’un et l’autre.
Vêtus de même, ils étaient assis au même banc. Tour à tour, ils allaient se lever et discuter sans animation, sans animosité, afin de faire prévaloir leur thèse.
Les avocats sont en effet en Angleterre, où il n’y a pas de ministère public, aussi bien à la disposition de l’accusation que de la défense.
Cela était pour surprendre un peu le journaliste français qui était accoutumé à l’apparat solennel de la justice criminelle française.
Mais il n’avait guère le temps de se plonger dans ses réflexions s’il voulait tout observer, tout retenir avant le début de l’audience.
Rapidement, il notait dans son esprit l’estrade élevée en face des gradins des avocats réservée aux témoins.
Au milieu enfin de la salle, un enclos comportant deux chaises à l’intérieur. Elles étaient inoccupées au moment où Mirat avait pénétré dans la salle.
Mais précisément, alors qu’il les observait, une légère rumeur se fit entendre, une porte dissimulée dans les boiseries s’ouvrait.
Accompagné par un policeman, un homme vint prendre place sur l’une de ces chaises, et avant de s’asseoir s’inclina respectueusement devant le juge président.
C’était Garrick.
L’inculpé ne paraissait pas autrement ému, bien qu’un peu pâle.
Sans indifférence exagérée, de même que sans vanité aucune, il jeta un rapide coup d’œil sur l’assistance qui se trouvait groupée dans la petite salle.
Puis son attention se fixa sur le président.
Lord Pilgrim, en effet, s’arrachant à son apparence de torpeur, procéda aussitôt à l’interrogatoire d’identité du prévenu.
Il faisait cela, ce lord Pilgrim, sur un ton si naturel, si simple que l’on aurait cru voir non point un magistrat et un accusé en présence, mais bien deux hommes d’égale importance, dont l’un questionnait l’autre dans leur intérêt commun.
— Voilà un gaillard, pensa Mirat en songeant à lord Pilgrim, qui n’a pas l’air de tenir à l’opinion publique et qui ne paraît pas disposé à faire des mots au cours de l’audience, pour se tailler une réclame personnelle.
— Comment vous nommez-vous ?
— Garrick, Walter.
— Votre âge ?
— Trente-neuf ans.
— Votre profession ?
— Médecin-dentiste.
— Vous possédez, en effet, un diplôme délivré par une académie américaine, bien que vous soyez sujet australien… Vous êtes établi à Londres depuis deux ans, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur.
Lord Pilgrim, au cours de cet interrogatoire, avait pris quelques notes, car conformément à la loi anglaise, le juge unique doit être son propre greffier.
Il avait repris :
— Vos papiers sont d’ailleurs parfaitement en règle.
Il ajouta sur un ton volontairement peu intelligible :
— Vous exercez aussi en Angleterre une autre profession, mais il est inutile, n’est-ce pas, d’en parler ici ?…
— C’est inutile en effet…
Mirat à ces mots avait prêté l’oreille :
— Que peuvent-ils bien vouloir dire ?
Et il s’attendait à des protestations de la part de l’assistance, il escomptait l’intervention de l’avocat de la défense, ou tout au moins de l’accusation :
À sa grande surprise, nul ne broncha : la profession exercée par Garrick en dehors de celle de dentiste, n’intéressait évidemment pas le procès ; il n’y avait donc pas lieu de s’en préoccuper…
C’est dans le même esprit que l’on n’avait pas cité Françoise Lemercier comme témoin. Elle avait été jugée « innocente » de l’infanticide qu’on lui avait reproché, on ne l’avait pas accusée de complicité dans l’assassinat de M meGarrick reproché au dentiste, on ne la faisait donc pas venir…
— Parbleu, grommelait en lui-même le journaliste français, si la Justice est expéditive en Angleterre, les instructions m’ont l’air d’y être faites d’une drôle de façon.
Il revenait machinalement par la pensée au sous-entendu qui l’avait intrigué :
Que diable pouvait être cette seconde profession de Garrick sur laquelle on se mettait d’accord pour ne pas en parler ?..
Le journaliste eut beau interroger ses voisins, ceux-ci n’en savaient rien, et d’ailleurs n’y attachaient aucune importance.
L’attention de Mirat fut encore une fois captivée par l’intervention dans l’affaire d’un vieil homme à lunettes d’or qui, d’une voix chevrotante, s’était levé pour lire un document.
C’était l’équivalent du greffier de nos cours d’assises, le Clerk of the Court, personnage chargé de la lecture de l’acte d’accusation.
Le document était bref, contrairement à ceux que rédigent les bureaucrates français, et contenait l’exposé aussi succinct que possible des faits reprochés à l’inculpé :
Le mercredi 17 avril les inspecteurs de la police du District de Londres recueillaient, dans le quartier de Putney, des bruits vagues et singuliers qu’ils faisaient préciser, interrogeant les fournisseurs, les domestiques et les voisins.
Il résultait de ces bruits qu’une certaine dame Garrick, épouse de M. Garrick, médecin-dentiste, avait subitement disparu de chez elle, sans en avoir informé qui que ce fût. Cette disparition causait de la surprise dans le quartier et aussi une certaine émotion, car M meGarrick était fort sympathique à son entourage. Il n’en était pas de même de M. Garrick, homme aux apparences rudes, mystérieuses et brutales.
L’enquête effectuée par les détectives établissait rapidement que M. Garrick entretenait, dans le centre de Londres, des relations adultérines avec une artiste du music-hall, une Française, épouse séparée d’un Canadien.
Lorsque l’interrogatoire du docteur Garrick fut décidé et que le détective chargé de l’effectuer se rendit à son domicile, il découvrit que le docteur Garrick était absent.
Ce départ coïncidait avec celui de sa maîtresse.
Il était d’autant plus suspect qu’il avait toutes les apparences d’une fuite précipitée, ayant pour but de se soustraire aux recherches de la police et aux questions des magistrats.
Les détectives parvenaient néanmoins à savoir quel était le lieu de refuge qu’avait provisoirement choisi le docteur Garrick.
Celui-ci s’était embarqué le même jour que sa maîtresse, à bord du steamerVictoria qui se rendait au Canada.
Si le docteur avait pu débarquer en Amérique en dépit des bonnes relations qui unissent le Royaume-Uni de Grande-Bretagne avec la République Canadienne, l’arrestation du présumé coupable aurait donné lieu à de nombreuses complications. Mais, grâce à la télégraphie sans fil, on put savoir que le docteur Garrick était à bord duVictoria et grâce à la rapidité du TransatlantiqueMajestic , le prévenu put être rejoint en mer par un inspecteur de police chargé de l’appréhender.
Entre temps, au cours des investigations faites au domicile du docteur Garrick, des vestiges humains étaient découverts dans sa cave.
Ceci tendait à prouver de la façon la plus formelle que le docteur inculpé du meurtre de sa femme, M meGarrick, avait ensuite fait disparaître le corps de sa victime par des procédés chimique connus de lui, et dont les experts ont déterminé la nature.
Le docteur Garrick, arrêté à bord duVictoria, a déclaré au détective chargé de son arrestation, ne rien comprendre aux faits qui lui étaient reprochés.
Cet acte d’accusation, tel qu’il vient d’être lu, a été déclaré valable par le grand jury, siégeant à huis clos.
En foi de quoi Garrick a été renvoyé devant laCentral Criminal Court pour y être jugé.
On avait écouté la lecture de cet acte qui en réalité ne faisait que résumer des choses connues de tout le monde, et dont l’énumération sèche contrastait étrangement avec les récits circonstanciés et dramatiques que les journaux, à l’époque, avaient consacré à ces épisodes.
Au milieu du silence, lord Pilgrim s’adressant à Garrick lui demanda, conformément à la loi :
— Que plaidez-vous, Garrick, coupable ou non coupable ?
Si l’accusé avait répondu coupable, l’audience aurait été aussitôt levée, on n’aurait même pas constitué un jury et le juge aurait sur-le-champ, ne consultant que lui-même, prononcé la peine qu’il aurait estimé devoir être appliquée.
Mais Garrick répondait :
— Je plaide non coupable.
On s’y attendait d’ailleurs. Nul n’éprouva de surprise.
Brouhaha dans la salle : on s’occupa aussitôt d’introduire les douze jurés qui devaient se prononcer à l’issue des débats sur le sort de l’accusé.
Un à un, ceux-ci gagnèrent leur place, non sans avoir, au préalable, prêté le serment que leur soufflait le Clerk of the Court.
L’installation de ces magistrats uniquement chargés d’apprécier le fait était à peine achevée que M eKidney se leva et prit la parole :
Développant l’acte d’accusation et l’étayant d’arguments probants, il présenta les faits sous un jour éminemment défavorable à l’accusé.
M eKidney n’était-il pas l’avocat chargé de soutenir l’accusation ?
Dans une argumentation serrée, il s’évertua à démontrer l’invraisemblance de la justification de son départ, invoquée par Garrick.
— Le docteur, déclarait-il, a prétendu que s’il se trouvait à bord du Victoria, ce n’était point pour échapper à la justice, mais uniquement pour courir après sa maîtresse qui, précisément, s’en allait au Canada afin d’y retrouver, croyait-elle, l’enfant qu’elle disait lui avoir été volé…
Garrick a prétendu ignorer complètement la disparition de sa femme légitime, qu’il dit avoir trouvée toute naturelle. M meGarrick, estime-t-il, est libre d’aller se promener comme bon lui semble… Tout cela est bien étrange et d’ailleurs, je ferai remarquer au jury que Garrick a été dans l’impossibilité absolue d’indiquer à la justice l’endroit où M meGarrick aurait pu se rendre.
Ce réquisitoire était présenté sans exagération, sans emphase. Il semblait que l’avocat de l’accusation discutait là de petites questions sans importance.
Sans gestes, il ne recherchait pas de formules élégantes. Non seulement ce n’était pas un orateur, mais on l’aurait vexé même en lui attribuant cette qualité, que se défendent d’avoir la plupart des hommes de loi britanniques.
Pressé d’en terminer, il déclara enfin :
— Nous allons d’ailleurs entendre les témoins.
Et l’huissier appela :
— Shepard.
Quelques instants après, le sympathique détective gravissait les gradins qui conduisaient à l’estrade.
Et dès lors, une conversation simple, presque cordiale s’engagea entre lui et les deux avocats : maître Kidney d’une part et maître Islingford, le défenseur, de l’autre.
Le détective, de façon brutale et précise, raconta exactement ce qui s’était passé, depuis le jour où il s’était occupé de l’affaire jusqu’au moment où il avait ramené Garrick à Old Bailey.
Toutefois, sur une question du défenseur, Shepard ajouta :
— Un de nos collègues, le détective French est parti depuis plusieurs jours pour la France, où se trouve, croit-on, M meGarrick. Nous n’avons pas eu de nouvelles de French pendant près d’une semaine, mais il a adressé une dépêche hier à M. le juge-président, dépêche dont il nous a envoyé le double à Scotland Yard…
— Je vous demande la permission de donner connaissance de cette dépêche au Jury, demanda maître Islingford, en se penchant vers son confrère.
Celui-ci n’y voyait aucun inconvénient. Maître Islingford lut :
« Viens de faire découverte importante, rentrerai à temps Londres pour assister à audience de la cour… »
Signé : French.
Avec une parfaite impartialité, l’avocat de l’accusation suggéra en regardant maître Islingford :
— Voulez-vous que nous entendions immédiatement la déposition du détective French ?
Les deux avocats étaient d’accord.
Le Clerk of the Courts’en fut, de sa voix nasillarde, appeler dans la salle voisine, ce témoin dont la déclaration aurait certainement une grande importance.
Le greffier, toutefois, revenait seul et s’adressant aux avocats :
— M. French, fit-il, n’est pas encore là…
Dans l’assistance jusqu’alors silencieuse, courut un frisson d’incrédulité.
Il semblait, autant que l’on pouvait en juger – car nul ne manifestait ouvertement ses opinions – que pour une fois le public n’était pas favorable à la police et que, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, il était fort disposé à croire à la culpabilité de l’accusé.
Le docteur Garrick pâlit en apprenant l’absence de French. Il comptait beaucoup, lui aussi, sur la venue du détective.
Mieux que personne, Tom Bob savait combien son collègue avait dû mettre d’acharnement à retrouver la femme de son camarade. Si French avait télégraphié dans le sens que l’on savait, c’est qu’il avait une bonne nouvelle à apporter…