Le pendu de Londres (Лондонская виселица) - Сувестр Пьер 24 стр.


Elle a compris.

Il faut se taire, en effet…

Dévorant sa colère, ne sachant à qui s’en prendre, furieuse à la fois contre elle-même et contre les événements, Nini Guinon, pensive, retourne dans son bouge.

Derrière elle, à pas de loup, se glisse Beaumôme… Nini Guinon est si absorbée qu’elle ne l’a pas entendu entrer…

Le pâle voyou a cru l’occasion bonne. Audacieusement, il pince la taille de celle dont il convoite les charmes depuis longtemps.

Hélas, ce n’est pas encore l’heure où ses vœux seront exaucés…

Nini est moins que jamais disposée à subir les fantaisies de Beaumôme… Elle se retourne tout d’une pièce, et d’un violent coup de poing met en capilotade l’œil et le nez de son amoureux…

Celui-ci en maugréant, prend la porte à toute allure.

Nini demeure seule chez elle. Le jour se lève. Machinalement, la mégère se penche à la fenêtre, scrute des yeux la mer des toits innombrables qui s’étendent à perte de vue devant elle, espérant qu’elle y découvrira quelque trace, quelque indice du petit Daniel…

19 – LE POLICEMAN 416

— Hop ! policeman… que diriez-vous policeman, si l’on vous demandait de lever les yeux jusqu’à ce mur qui est devant vous, et de donner votre opinion ?

— Je dirais, gentleman, que c’est là une question saugrenue, qu’il ne m’est pas nécessaire d’examiner…

— Que diriez-vous, policeman, si on vous faisait remarquer que ce mur immensément vieux est muni, dans sa partie supérieure, de crampons qui forment une véritable échelle, par laquelle on peut monter sur les toits ?…

— Je répondrais que ce n’est pas là un chemin d’honnête homme, et je conseillerais à qui me parle de passer son chemin…

— Que diriez-vous, policeman…

— Que diriez-vous, gentleman, si je vous invitais à faire demi-tour et à déguerpir ?

— Que diriez-vous, policeman, si je refusais de partir…

— Que diriez-vous, vous même alors, si je vous arrêtais ?…

Cette étrange conversation avait lieu dans une rue écartée de Whitechapel, précisément dans Belmont Street, entre un robuste policeman – le « 416 » – et un gaillard aux apparences non moins solides, modestement vêtu…

Il était aux environs de quatre heures du matin. Une aube pâle pointait au-dessus des toits noirs de la ville, qui se silhouettaient sur le ciel jaune, en allure d’ombres chinoises.

Un silence absolu régnait alentour. À peine, de temps en temps, une rumeur sourde se percevait-elle au loin, ou encore le bruit d’une course effrénée, d’une bataille que les chats de la Cité livraient aux innombrables rats qui pullulent dans le quartier pauvre et populeux de Londres.

Le policeman et le civil s’étaient rapprochés l’un de l’autre, et tout en parlant à mi-voix, comme s’ils redoutaient d’être entendus, ils s’étaient toisés du regard. Désormais, les deux hommes étaient à se toucher, s’observant les yeux dans les yeux, cherchant à se comprendre.

La menace du policeman n’avait pas paru effrayer outre mesure son interlocuteur.

Ce personnage ironique, qui semblait insuffisamment respecter l’autorité, synthétisée par l’uniforme, avait sans doute l’habitude de se faire arrêter, et ne craignait rien.

Ou alors avait-il droit à l’indulgence de la police ?

Cette dernière hypothèse devait être la bonne. Le civil se pencha à l’oreille du policeman, et d’une voix railleuse, souffla :

— Que diriez-vous si j’étais Shepard ? détective, membre du Conseil des Cinq ?

Le policeman ne sourcilla pas :

— Je vous dirais de montrer votre carte, déclara-t-il.

Il achevait à peine sa phrase que son vœu était exaucé.

Le policeman, aussitôt rectifia la position, esquissa un salut : c’était bien le chef, celui qu’il avait devant lui.

Mais à peine avait-il fait cette démonstration de politesse que le visage du policeman, qui venait de s’empourprer d’une rougeur subite, affectait à son tour une expression d’ironie :

— Que diriez-vous à votre tour, Monsieur Shepard, si moi-même j’étais…

Mais le mystérieux gardien de l’ordre public s’arrêta net, sans doute ne jugeait-il pas opportun de sortir de l’anonymat que lui concédait l’uniforme.

Shepard, au surplus, avait reculé de quelques pas. Il avait gagné l’angle de la rue, rasant les murs, frôlant les façades, en homme habitué à marcher sans bruit…

Soudain il revenait précipitamment, interpellait à nouveau le policeman :

— Hum, murmurait-il, ça sent le gibier par ici, vous allez m’aider…

Celui-ci se gratta le menton et objecta :

— C’est que, monsieur Shepard, je ne suis pas de service… ça n’est pas mon quartier… tout de même je vous donnerais bien volontiers un coup de main… mais excusez-moi si je ne suis pas un aussi bon guide que je le voudrais, je vous répète, ce n’est pas mon secteur…

— En effet, reconnut Shepard qui venait de constater en considérant d’un coup d’œil rapide la manche du policeman, que celui-ci ne portait pas en évidence le brassard bleu et blanc caractéristique du gardien de la paix en service, en effet, je m’en aperçois, mais que faisiez-vous donc par ici ?… à cette heure ?… dans ce quartier perdu ?

Le policeman eut un sourire. Shepard rit à son tour :

— Parbleu, je comprends, fit-il, vous sortez au moins de chez votre petite amie…

— Hé ! hé !…

Mais le membre du Conseil des Cinq avait mieux à faire que de s’inquiéter des amours du policeman. En deux mots il lui expliquait :

— Je cherche dans ce coin un individu suspect dont je tiens à connaître les moyens d’existence et dont il importe que j’identifie le domicile. Cet homme habite un hôtel meublé dont la porte est à cinquante mètres de nous… la voyez-vous là… à droite ? tout à côté du bar ?

— En effet, détective, je vois la maison que vous désignez…

— Cet individu, poursuivit Shepard, est un Français. On l’appelle le Bedeau… je n’ai pas besoin de vous en dire plus. Il m’a semblé tout à l’heure que précisément les toits de la maison où il demeure présentaient une activité anormale…

Le policeman interrompit le chef :

— Bien que n’étant pas de service, je crois monsieur Shepard, avoir fait la même remarque que vous, il m’a semblé, voici dix minutes environ, voir quelqu’un se glisser le long de cette corniche…

— Une femme, n’est-ce pas ? interrogea Shepard…

— Une femme ? non, répliqua le policeman après une légère hésitation, je crois plutôt que c’était un nègre…

— Policeman, reprit le détective, ne perdons pas une minute, suivez-moi… Êtes-vous armé ?

— Bien que n’étant pas de service, répondit le policeman, j’ai toujours mon revolver chargé de six balles.

Se hissant sur un muretin haut de deux mètres environ, et profitant des crampons de fer dont le détective Shepard avait signalé l’existence quelques instants auparavant, les deux représentants de la police londonienne atteignirent rapidement le niveau des toits.

Cette ascension achevée, ils se trouvèrent à la hauteur d’une multitude de cheminées qui se dressaient vers le ciel, isolées au milieu des toitures de tuiles, ou alors adossées à des fenêtres mansardées qui s’ouvraient, soit sur la rue, soit sur des courettes intérieures.

Shepard devait savoir exactement où il voulait aller, car, avec une adresse d’acrobate, il passait d’un immeuble à l’autre, montait sur des charpentes pointues, s’accrochait à des gouttières, avec une habileté toute professionnelle.

Le policeman, nullement gêné dans son lourd uniforme, le suivait sans la moindre difficulté.

Le membre du Conseil des Cinq s’en aperçut et se félicita que le hasard l’eût mis en présence d’un second aussi habile à se promener dans ces parages qu’à monter la garde sur un refuge au milieu du Strand.

Combien de temps cette promenade aérienne allait-elle durer ?

Shepard, soudain, fit un signe de la main à son compagnon, lui signifiant de s’arrêter.

Le détective s’accroupit derrière une fenêtre, prêt à bondir si d’aventure quelque chose surgissait.

Une fenêtre venait de se relever : un individu à la face patibulaire avait passé le haut du corps par cette fenêtre, et considéré d’un air méfiant les toits sur lesquels elle donnait.

À peine toutefois avait-il fait ce geste qu’il avait eu un brusque recul en arrière, étouffa un cri, tenta de disparaître. Trop tard !

Shepard, plus vif que l’éclair, l’avait appréhendé par le poignet, avait sauté avec lui à l’intérieur de la maison, le maintenant vigoureusement.

Quant au policeman qui avait suivi le mouvement de son chef, il avait bondi à son tour par la croisée entrebâillée dans la pièce qu’elle faisait communiquer avec les toits.

Les deux policiers se trouvaient dans la mansarde, à peine éclairée par une lampe fumeuse. Deux lits sordides constituaient le seul ameublement de cette pièce, avec une grande malle noire et plate, dont le couvercle ouvert montrait un intérieur sordide, encombré d’objets hétéroclites : vieux vêtements, bouteilles vides, objets de toilette, chaussures dépareillées…

Shepard qui n’avait toujours pas lâché son homme, venait d’allumer sa lanterne de poche qu’il braqua en plein sur le locataire de la mansarde. Le policier eut un geste de désappointement :

— Ce n’est pas lui, murmura-t-il…

Mais, chose curieuse, en même temps qu’il marquait son dépit, le policeman qui l’accompagnait avait laissé échapper une exclamation de satisfaction :

— Comment vous appelle-t-on ? interrogea Shepard en secouant son prisonnier…

Celui-ci articula lentement :

— Beaumôme.

L’interrogatoire se poursuivit :

— Qui est votre compagnon de chambre ?

— Le Bedeau.

— Où est-il ?

— Je ne sais pas.

Shepard, un peu interloqué par la netteté des réponses qui lui étaient faites, s’arrêta. Beaumôme s’enhardit alors. Il avait compris qu’on ne lui en voulait pas à lui personnellement, dès lors il était tout prêt à se montrer aimable avec la police dans l’espoir que celle-ci ne tarderait pas à s’en aller…

— Le Bedeau, affirma-t-il effrontément, est parti depuis une dizaine de jours pour la France. Depuis il n’est pas revenu… J’en suis même fort ennuyé car il ne m’a pas laissé sa part de loyer, et je me demande comment je paierai le logeur à la fin de cette semaine…

Beaumôme mentait.

Son interrogatoire avait lieu précisément une demi-heure à peine après la scène au cours de laquelle il avait essayé d’aller consoler Nini dont l’enfant venait de disparaître… En rentrant dans leur chambre il n’avait pas retrouvé le Bedeau.

Peu importait, du reste, à Beaumôme, pourvu qu’on le laissât tranquille.

Beaumôme poussa un soupir de satisfaction.

Le détective venait de le lâcher.

À mots précipités, il murmurait à l’oreille du policeman :

— L’individu que je cherche n’est peut-être pas très loin… nous allons fouiller l’étage, faites-moi le plaisir de visiter les logements du côté gauche, moi je verrai le reste… Le Bedeau est un homme gros, glabre et chauve… arrêtez-moi tous ceux qui répondront plus ou moins à ce signalement… Quant à vous, poursuivit le détective en s’adressant à Beaumôme, défense de quitter votre logement jusqu’à nouvel ordre.

Beaumôme pour toute réponse alla s’étendre sur son grabat…

Les deux policiers s’étaient séparés.

Sans la moindre vergogne, l’un et l’autre effectuaient leurs perquisitions domiciliaires.

Elles avaient quelque chose de sinistre et de déconcertant, de macabre, leurs incursions dans ces misérables logis où grouillait une foule innombrable d’individus dépenaillés…

Shepard d’un côté, le policeman de l’autre, lorsqu’un coup violent frappé à la porte ne leur suffisait pas pour se faire ouvrir, crochetaient froidement les serrures, projetaient à l’intérieur des mansardes la lueur aveuglante d’une lanterne sourde, puis refermaient les portes s’ils n’avaient rien découvert de suspect, avant même que les habitants surpris dans leur sommeil aient pu s’apercevoir de ce dont il s’agissait…

Cependant, le policeman, qui venait de frapper à un logement dont l’entrée se trouvait tout au fond du couloir vit, derrière la porte qui s’entrebâillait, surgir un énorme nègre, gris de peur.

— Bon monsieur, dit le nègre, moi pas méchant. Moi rien fait. Moi pas aller en prison. Ici personne.

Le policier l’écarta sans l’écouter et s’introduisit dans le logement.

Une femme devait habiter ici : des jupes pendaient au mur, des chapeaux à plume étaient accrochés aux clous. Des bottines sans boutons voisinaient sur la table-toilette avec un peigne édenté, le savon encore humide où collaient les épingles à cheveux… Partout, un désordre à l’avenant. Le policier paraissait prodigieusement intéressé, en proie à une sorte de passion, presque. Tellement, qu’il en parlait à mi-voix, répétait un nom comme une litanie :

— Nini… Nini… Nini Guinon…

Un peu après, il ajouta :

— La misérable !… Quelle déchéance !

Puis, après cette minute d’émotion, il manifesta une surprenante activité, ouvrant les placards, fouillant les tiroirs sans rien négliger, inventoriant jusqu’au moindre recoin de la pièce.

Au moment où il avait mis la main sur un petit coffre noir, le nègre resté silencieux devant la porte, avait poussé un gémissement de terreur, et gémit :

— Non… Non… C’est pas moi… Job pas voleur…

Puis il avait bondi hors de la mansarde et plongé dans l’escalier noir… au bas duquel un grand cri avait éclaté… En se sauvant, le pauvre Job devait avoir fait une chute grave.

Sans broncher, le policier avait ouvert le coffret, il en avait extrait une pellicule photographique aussitôt glissée dans la poche intérieure de sa tunique. Son visage était transfiguré, il rayonnait.

— Par exemple, murmura-t-il, c’est un coup de veine ou je ne m’y connais pas. Non, véritablement, c’est de la chance…

Mais une porte s’entrebâillait.

Était-ce le Bedeau, pourchassé par Shepard, qui, ayant échappé aux premières recherches, tentait de fuir ?

D’un bond, le policeman fut à l’endroit d’où le bruit partait. Une porte, en effet, s’était ouverte, celle de la mansarde par la fenêtre de laquelle le détective et le policier étaient entrés quelques instants auparavant…

Mais ce n’était pas le Bedeau que le policeman aperçut, mais Beaumôme, Beaumôme attiré par le bruit de la chute de Job, et qui venait aux renseignements.

Le policeman posa la main sur l’épaule de l’apache.

Décidément, c’était un policeman bizarre, voilà qu’il s’exprimait dans le plus pur des argots de Paris :

— La Nini Guinon… elle s’est débinée de sa piaule ? Tu dois savoir ousqu’elle a cavalé ? Jaspine…

Subjugué, Beaumôme répondit sans barguigner :

— La Nini, fit-il lentement, comme à regret, all’ s’est pourtant ramenée ici ce soir, vers les douze plombes… même qu’elle était fin saoule… Puis, comme ça sur le coup de deux heures, on l’a entendue qui gueulait tant que ça peut…

— Pourquoi ?

— Est-ce que je sais, moi…

— Allons… allons… poursuivit le policeman, ne fais pas de magnes, autant te mettre à table tout de suite… c’est peut-être le meilleur moyen pour éviter la boîte…

— Je crois que la Nini gueulait rapport à ce qu’on lui a chauffé son gosse…

— Chauffé son gosse ?

— Oui, le mignard s’est barré… or, probable qu’il ne s’est pas carapaté tout seul comme ça, dans la nuit… faut croire plutôt que c’est quelqu’un qui aura eu envie de se payer un salé sans avoir la barbe et l’honneur de le mettre au monde…

— Qu’est-ce qu’elle est devenue ensuite ?

— Probable qu’elle cavale après le salé…

La conversation s’interrompit.

Shepard, de l’étage inférieur, appelait impérativement :

— Policeman ?

L’interpellé rompit aussitôt l’entretien qu’il avait avec Beaumôme, laissant libre l’apache étonné de tant de condescendance, puis, à pas pressés, descendit l’escalier pour rejoindre son chef…

— Un petit whisky chaud, policeman ?

Назад Дальше