Le policeman, après avoir mûrement réfléchi, se décidait à répondre :
— Oui, monsieur, je ne serais pas éloigné de croire que le docteur Garrick a pu… a pu…
Et prêt à accuser nettement, le policeman, une fois encore hésita :
— A pu tuer sa femme ? répéta Shepard.
— Oui…
— Hum… hum…
— Vous savez que Garrick a une maîtresse ?
— Je l’ai entendu dire, monsieur…
— Vous savez où habite cette femme ?
— Non, je ne le sais pas…
— C’est bien. Je vous remercie.
Abandonnant à nouveau le policeman aux loisirs de sa faction, Shepard descendit, à grands pas Elsted Street… Il marcha cinq minutes, puis rejoignit au long du trottoir un fiacre d’apparence vétuste. À l’encontre de la généralité des voitures publiques, ce n’était point d’ailleurs un cab, mais un four-wheelers, c’est-à-dire une voiture à quatre roues, semblable aux fiacres parisiens.
D’un bref coup de sifflet, Shepard réveilla le cocher vêtu d’une redingote noire, au col irréprochable, mais coiffé d’une casquette de jockey.
L’homme ralluma sa pipe, leva les rênes, attendant les ordres :
— Conduisez-moi au poste des Messagers le plus proche…
— Bien, monsieur.
À peine remonté en voiture, le faux mendiant baissa les stores des portières, et le plus tranquillement du monde, enleva sa veste, quitta son pantalon, remplaçant ces vêtements par d’autres qu’il prenait dans une petite valise et qui le transformaient, lui tout à l’heure pauvre hère, en gentleman.
Shepard finissait tout juste de reprendre son aspect habituel, que le fiacre s’arrêta devant la porte d’une boutique de messagers…
C’était là l’un des bureaux où les habitants de Putney pouvaient le plus facilement trouver ces petits commissionnaires qui sont chargés, moyennant une rétribution modique, d’effectuer des démarches, de porter des lettres, de livrer des paquets…
Shepard traversa le bureau, et glissant deux mots à l’oreille d’un employé, se fit introduire dans le cabinet particulier du directeur de l’agence qui d’un léger signe de tête l’accueillit :
Le détective se présenta :
— Shepard, du Conseil des Cinq, de Scotland Yard…. C’est bien à M. Wooland Junior que j’ai l’honneur de parler ?
— À lui-même, monsieur.
— Vous avez parmi vos clients un certain docteur Garrick ?
— Oui, monsieur.
— Voulez-vous me dire l’adresse exacte de sa maîtresse, à laquelle il devait faire porter souvent, si je suis bien informé, des lettres et des paquets ?
M. Wooland fit oui de la tête.
— Le nom de cette personne ? demanda-t-il…
— Françoise Lemercier.
— Veuillez attendre…
M. Wooland quitta son cabinet, et revint quelques instants après, ayant vérifié ses livres :
— Miss Françoise Lemercier, dit-il, demeure 7, Jewin Street…
— Le quartier de la Banque ?
— Justement.
— Je vous remercie, monsieur…
***
— Madame Françoise Lemercier ?
Le détective Shepard, résolu à faire son devoir jusqu’au bout, s’était décidé en quittant le policeman de Putney, à aller rendre visite à la maîtresse du docteur Garrick…
À coup sûr, s’il pouvait joindre cette femme, il en tirerait des renseignements intéressants…
Et après avoir pris l’adresse de cette Françoise Lemercier au bureau des messagers, il s’était fait conduire près de la Banque.
Les maisons anglaises comportent rarement des concierges ainsi qu’il en existe à Paris. Toutefois, le plus souvent, les immeubles sont à la garde d’un quelconque employé, habitant souvent au troisième, au quatrième étage, dont la fonction consiste surtout à encaisser le loyer.
C’était à l’un de ces gardiens que Shepard s’adressa…
Il l’avait déniché après une courte enquête auprès des boutiquiers, dans une chambre du sixième étage… Mais le brave gardien semblait stupéfié…
— Vous demandez ?
— Je demande Françoise Lemercier… Une jeune femme qui a un petit enfant d’un an, un an et demi, appelé Daniel…
— Oh, je connais, je connais, dit-il…, mais vous arrivez trop tard, monsieur, cette jeune femme est partie hier…
— Partie ? où cela ?
— Je l’ignore… elle est partie sans crier gare, et à la suite d’une assez curieuse aventure…
Shepard, pour le coup, dressa l’oreille : on lui parlait d’une aventure, cela promettait d’être intéressant :
— À quoi faites-vous allusion ? demanda-t-il…
Et, comme le gardien ne semblait pas disposé à répondre, il insista, montrant sa carte :
— Parlez, mon ami, je suis de la police…
Le gardien, du coup, devint loquace…
— Eh bien, monsieur, expliqua-t-il, M meFrançoise Lemercier qui est, comme vous devez le savoir, une chanteuse, est partie subitement pour courir après son enfant qui, disait-elle, lui avait été volé…
— Le petit Daniel ?
— Oui, monsieur, le petit Daniel, un soir, en revenant de faire des commissions, elle ne l’a plus retrouvé.
— Dites-moi, elle avait un ami, cette jeune femme ? un monsieur qui devait venir la voir assez souvent ? s’est-il présenté ici depuis son départ ?
— Oui, oui, faisait-il, elle avait un ami… Il avait les clés de son appartement. Il est venu en effet depuis le départ. Il est monté à l’appartement, il en est redescendu quelques minutes après, l’air furieux…
— Et il n’est pas revenu depuis ?
— Non monsieur.
***
Une heure plus tard, Shepard remontait en voiture, non plus Jewin Street, mais bien Elsted Street, devant la maison du docteur Garrick, où il venait vainement de carillonner : miss Editha devait être sortie.
Et jetant l’adresse de Scotland Yard à son cocher, Shepard songea :
— Bigre, cela devient bizarre, grave, inquiétant même ! D’une part le bruit public accuse nettement Garrick d’avoir tué sa femme… d’autre part il est constant que M meGarrick a bel et bien disparu… et puis que veut dire le subit départ de cette Françoise Lemercier, l’histoire de l’enfant envolé, et tout cela qui coïncide avec l’absence du docteur Garrick que la femme de chambre n’a pas revu depuis cinq jours ?… sapristi de sapristi… L’affaire se présente de cette façon : un homme marié a une maîtresse et veut vivre avec elle. Cette maîtresse a un enfant, l’enfant disparaît, l’épouse légitime disparaît, les deux amants sont en fuite… hum… en tout cas je vais bien voir ce que dira le coroner.
5 – LE DÉPART DU « VICTORIA »
Ce matin-là, lundi 26 avril, à l’heure du flot, les lourdes portes de l’écluse du Princess Dock, à Liverpool, s’étaient lentement ouvertes, grinçant sur leurs gonds gigantesques.
L’écluse avait donné passage à un petit remorqueur qui portait à sa cheminée noire l’étoile blanche de l’ American White Star Company.
Vomissant des torrents de fumée sombre, le remorqueur, lancé à toute allure et dont l’hélice se vissait avec énergie dans les flots opaques, décrivit une large courbe en sortant du bassin.
Ce n’était qu’un grand navire qui sortait et ce spectacle était trop fréquent pour qu’on y prêtât attention.
Le navire qui sortait du Princess Dock n’appartenait pas à la catégorie des transatlantiques de luxe.
Réputé solide, sinon fin marcheur, le Victoriaassurait, depuis des années, le service Liverpool-Montréal.
Le Victoriamettait d’ordinaire de neuf à onze jours pour effectuer ce trajet. Il prenait non seulement des passagers à des conditions fort avantageuses, vu la lenteur relative du voyage, mais aussi – et c’était cela le plus productif pour la Compagnie, qui en était propriétaire – des marchandises dites « de service accéléré »…
Les passagers à destination de Montréal, massés tout autour du pont, observaient, en curieux, la manœuvre qui s’effectuait, lente, majestueuse, muette presque.
Coups de sifflets. Quelques mouchoirs agités sur le quai, quelques adieux lancés par des badauds juchés sur les piliers de l’écluse, au ras desquels passait l’énorme masse flottante.
Appuyée au bastingage de bâbord du pont des secondes classes, une jeune femme demeurait pensive.
Elle était vêtue d’un long vêtement noir, et n’était la plume blanche qui ornait sa toque, on l’aurait prise pour une personne en deuil.
La voyageuse, qui pouvait avoir vingt ans au plus, était jolie, soigneusement habillée, mais son visage semblait empreint d’une grande tristesse. Elle frissonnait, comme sous le coup d’une vive émotion.
Soudain, alors que le Victoriaallait définitivement perdre tout contact avec la terre et le port, la jeune passagère à l’attitude douloureuse laissa échapper un cri violent.
Ses bras s’écartèrent, ses yeux démesurément, s’ouvrirent, puis instinctivement, comme si elle venait d’être surprise par une apparition redoutable ou terrifiante elle recula en arrière et s’en fut tomber inerte, à demi évanouie, sur l’une des confortables bergères d’osier qui étaient placées le long des cabines du pont.
L’émotion, la défaillance de la jeune femme passèrent inaperçues des passagers qui l’entouraient, car ceux-ci, avaient eux aussi, éprouvé la même surprise. Tous, sans s’inquiéter de la voyageuse reculée en arrière, se pressaient le long du bastingage ou couraient à l’arrière du bâtiment, pour ne rien perdre du spectacle dont ils venaient d’apercevoir le commencement.
Fendant soudain la foule qui encombrait la jetée, se frayant un passage jusqu’au ras même de la porte de l’écluse, un homme, en dépit des observations et même des bourrades que lui octroyaient ses voisins, s’était précipité.
En dépit de la largeur de l’écluse, les flancs du Victoriaétaient si larges qu’ils touchaient presque les portes du bassin.
Pour éviter des contacts meurtriers à la carène du navire, on avait disposé, comme d’habitude, tout le long du bordage, de gros ballons en filin attachés par des câbles aux superstructures du pont.
Or, cet homme, profitant de la stupéfaction que sa course rapide déterminait, et avant que personne eût songé à le retenir, à l’empêcher d’entreprendre une aussi périlleuse aventure, s’était précipité sur le flanc du navire, se servant d’un ballon de filin comme d’un piédestal, puis, avec une agilité inouïe, grimpant le long du cordage amarré au haut du pont, il avait atteint le bastingage le plus élevé.
C’était un personnage d’une quarantaine d’années, stupéfiant acrobate, robuste, le visage énergique, de longs cheveux noirs qui bouclaient sur la nuque, une forte moustache, des favoris épais.
Lorsqu’il parvint au terme de sa périlleuse entreprise, les applaudissements crépitèrent.
Sans doute, il s’agissait là d’un voyageur qui, mis en retard par une cause quelconque, n’avait pas hésité à sauter à bord du Victoria, comme on monte dans le tramway en marche.
En voyageur qui a l’habitude des paquebots, il avisa un escalier et s’y lança impétueusement. L’escalier menait aux cabines des deuxièmes classes.
L’énigmatique personnage fit quelques pas rapides dans l’entrepont et soudain poussa une exclamation à laquelle un cri de joie répondit.
Il venait de se trouver face à face avec la jeune et jolie voyageuse que sa montée à l’assaut du navire avait tant impressionnée.
— Françoise Lemercier…
— Garrick…
Ces deux êtres s’étaient aussitôt reconnus et ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre.
Cependant que sur les lèvres du personnage, qui n’était autre, en effet, que le docteur Garrick, se pressaient de nombreuses questions, la jeune femme s’abandonnant à l’émotion heureuse et inespérée de retrouver ce compagnon, que sans doute elle n’attendait pas, laissait aller la tête sur son épaule, tout en donnant libre cours à ses larmes.
Garrick interrogeait :
— Françoise, ma chère Françoise, m’expliqueras-tu ?… que fais-tu ici ?
— Je suis folle, murmura-t-elle… c’est épouvantable, c’est effrayant, tu sais, n’est-ce pas ?… Garrick…
— J’ai reçu ta lettre, ma chérie…, lettre incompréhensible… j’ai couru chez toi aussitôt après, mais tu étais déjà partie… heureusement tu m’expliquais ton but… un train se trouvait en partance, par bonheur il m’a amené assez à temps de Londres à Liverpool, pour que j’aie pu te rejoindre… c’est ainsi que j’ai appris.
— Daniel… Daniel, dit la jeune femme, qui de nouveau se laissait aller à sa douleur incommensurable, mon pauvre petit Daniel, qu’est-il devenu ?…
Garrick, à ces mots crispa les poings :
— Qui donc s’est permis de nous troubler ?… en plein bonheur.
Puis, menaçant du geste un ennemi imaginaire, un adversaire inconnu, l’amant de Françoise Lemercier, car c’était bien, en effet, la maîtresse du dentiste de Putney qui se trouvait là, poursuivit :
— Ah ! si seulement j’avais pu me douter… oui, ce doit être « lui » qui a voulu reprendre son enfant…
Mais, au fait, Françoise, comment se fait-il que tu sois à bord de ce paquebot ?… pourquoi veux-tu partir en Amérique ?…
— Je pars chercher Daniel, je n’aurai de cesse, que Daniel une fois retrouvé…
— Françoise, je veux t’aider à retrouver ton enfant, poursuivit Garrick. Cela ne me dit toujours pas tes intentions, pourquoi tu pars pour le Canada ?
— Pourquoi ! s’écria Françoise Lemercier, qui paraissait surprise d’une telle interrogation, convaincue sans doute qu’il n’y avait pas, pour retrouver son fils, d’autre solution à adopter que celle qui consistait à s’embarquer à destination de Montréal.
Garrick lui imposa silence ; il murmura à son oreille :
— Descendons dans ta cabine, veux-tu ?… nous causerons plus librement.
***
Françoise Lemercier, jeune Française, mariée à un Canadien et séparée de son époux depuis qu’elle exerçait la profession d’artiste, était non seulement la mère d’un délicieux bambin de dix-huit mois, enfant blond, aux yeux clairs, mais encore la maîtresse du docteur Garrick.
Ce dentiste était marié. Et il ne bénéficiait pas de la sympathie de ses voisins. On le tenait pour un être mystérieux, étrange, perpétuellement en voyage… Dans le voisinage de sa maîtresse, bien que beaucoup moins connu, beaucoup moins remarqué, il n’était pas l’objet d’une beaucoup plus grande considération.
On se rendait parfaitement compte que cet homme qui venait voir son amie en cachette, qui prenait les plus grandes précautions pour se dissimuler lorsqu’il entrait ou sortait de chez Françoise Lemercier, devait avoir quelque chose à cacher.
Françoise Lemercier était plus sympathique que Garrick aux habitants de Jewin Street.
La jeune femme était modeste, réservée, accueillante et serviable. Avait-on besoin d’elle, qu’elle se mettait toujours aimablement à la disposition de ses voisins. Toutefois « la Française », comme on disait, n’était guère loquace. Elle avait beau parler assez correctement l’anglais, elle restait muette sur sa vie privée.
On attribuait cela à la pudeur qu’elle éprouvait, peut-être même à la honte qu’elle ressentait de vivre en concubinage avec un homme marié, sûrement…
***
Or, alors qu’elle était rentrée et qu’elle avait trouvé l’appartement vide, le petit Daniel avait disparu, Françoise avait fixé son regard sur un journal qui traînait sur la table.
Machinalement, Françoise Lemercier en avait lu le titre : Le Précurseur, et soudain la malheureuse s’était écroulée sur le plancher, en proie à une nouvelle émotion, en proie à une lueur d’espoir.
La découverte de ce journal venait de lui ouvrir des horizons nouveaux.
Le Précurseur, c’était en effet une feuille canadienne qui se publiait à Montréal. Françoise Lemercier n’était pas abonnée, elle ne la recevait jamais.
Ce journal avait donc fait son apparition chez elle depuis quelques instants à peine, pendant sa malencontreuse absence, pendant les dix minutes qui avaient suffi au mystérieux ravisseur pour lui dérober son enfant… N’était-ce pas le ravisseur lui-même qui avait involontairement laissé traîner derrière lui ce document révélateur ?