Le pendu de Londres (Лондонская виселица) - Сувестр Пьер 8 стр.


— En effet, reconnut Hill, j’ai remarqué, Mr. Higgins que lady Puffy et vous, vous étiez de véritables loups… de mer, insensibles au mal de mer.

Mrs. Puffy, une petite femme boulotte, d’un blond décoloré, dont les dents perçaient les gencives, et qui riait toujours, quand elle ne mangeait point – car elle passait son temps à se sustenter – protesta :

— En vérité, capitaine Hill, voilà maintenant que vous nous reprochez de résister au galop que nous fait danser depuis ce matin le Victoria ?

— Depuis ce matin, lady Puffy ?… Oui, avoua le capitaine Hill, vous avez raison, nous dansons beaucoup depuis ce matin !… Mais encore une fois, croyez-le bien, il n’y a pas là de ma faute… Une aile de ce poulet, mistress Puffy ?…

— Volontiers, capitaine Hill… Et si ce n’est pas de votre faute, c’est de la faute de qui ? car je ne me suis pas aperçue que le temps soit devenu plus mauvais, la mer plus houleuse ?…

— Je ne dis pas cela non plus, mistress Puffy, mais cela ne signifie pas davantage que Mr. Higgins ait raison… si nous sautons plus, c’est que nous allons moins vite. Depuis notre départ de Liverpool, nous marchons à allure forcée, alors qu’en ce moment les machines du Victoriabattent tout juste à moitié de leur vitesse…

Pour le coup, Higgins reposa la fourchette :

— Le Victoriaralentit, fit-il… Hello ! capitaine Hill, auriez-vous l’intention de flâner en route ?… D’où vient cette diminution de la vitesse ?

Le capitaine Hill eut d’abord un geste vague, et, versant à sa voisine une large rasade d’un Mercurey que n’eût pas désavoué le plus fin connaisseur :

— Je ne puis vous le dire, déclara-t-il, c’est un secret…

— Un secret ? fit Mr. Higgins, quel gros mot. Mais il n’y a pas de secret, capitaine Hill, avec des gens qui ne peuvent vous trahir, et comme nous sommes entourés d’eau, vous êtes, j’imagine, parfaitement assuré de notre discrétion. Ne pouvons-nous donc savoir véritablement la cause qui vous a fait ralentir la marche du Victoria ? Ce n’est pas une avarie aux machines, je suppose ?

— C’est plus grave, Mr. Higgins…

— Serions-nous dans un passage dangereux, interrogea lady Puffy ?

— C’est plus terrible…

— Plus terrible ? auriez-vous peur d’un corsaire, ou tout prosaïquement, vous seriez-vous aperçu que le charbon manquait dans vos soutes ?

Le capitaine Hill secoua la tête :

— Il se passe une chose terrible à bord, dit-il lentement.

Et comme son voisin et sa voisine, soudain, s’arrêtaient stupéfaits, l’excellent commandant posa le doigt sur les lèvres.

— Chut ! fit-il, c’est une chose que je ne puis vous confier, car nul ne doit s’en douter à bord…

Mais, Mr. Higgins, de même que lady Puffy, demeurant toujours sans manger, l’air profondément ahuri, intrigué, le capitaine Hill reprit :

— Je vous conterai l’histoire, cependant, parce que je sais que vous ne la direz vous-mêmes à personne d’autre, mais…

Le capitaine Hill jeta autour de lui un regard circonspect.

La grande table à roulis sur laquelle l’on servait à ce moment le déjeuner présentait la plus vive animation. Après un certain moment de froideur qui avait porté chacun des passagers du Victoriaà feindre, lors du départ de Liverpool, de ne vouloir lier connaissance avec personne, des amitiés s’étaient nouées, et l’on causait avec animation.

Seul le capitaine Hill, placé à l’un des hauts bouts de la table, ayant à sa droite Mrs Puffy, à sa gauche Mr. Higgins, gardait un air sérieux.

— On pourrait nous entendre… je ne vous dirai donc rien en ce moment, mais tout à l’heure, sur la passerelle, je vous raconterai ça…

Mais comme le second service faisait son apparition, que la conversation devenait bruyante, le capitaine Hill, convaincu que nul ne pouvait entendre ses paroles, décida de ne pas se taire plus longtemps :

— Lady Puffy, avez-vous remarqué la vergue blanche qui part du mât de misaine ?

— Vous voulez dire, l’antenne des appareils de télégraphie sans fil ?

— Justement… eh bien, cette histoire abominable c’est par cette antenne que je l’ai apprise ce matin…

— Quoi ? fit-il, vous avez donc reçu des dépêches de télégraphie sans fil ?

— Oui, Mr. Higgins…

— Envoyées par qui ?

— Envoyées par Scotland Yard…

— Et que vous câblait-on ?

— Qu’à notre bord, oui, parfaitement, à bord du Victoriase trouvaient un assassin et sa complice…

« Voici exactement comment les choses se sont passées, reprit le capitaine Hill, ce matin j’ai reçu un télégramme me demandant si je n’avais pas, à mon bord, un Monsieur et une Madame Normand. »

— Ce serait donc eux ?… ce grand monsieur et cette jolie jeune femme ?…

— Oui, lady… ce sont eux… on m’a câblé qu’ils étaient d’horribles criminels, et qu’il fallait à toute force les arrêter…

— Mais ils sont encore libres, pourquoi ?

— Parce que, lady Puffy, Scotland Yard m’a enjoint de garder le plus grand secret sur la chose… Mr. Higgins, c’est bien simple, le directeur des poursuites m’a câblé des instructions très précises : je devais réduire de moitié la vitesse et attendre l’arrivée des détectives…

— Capitaine Hill, Capitaine Hill, je ne comprends rien du tout à ce que vous nous dites ! Nous sommes en pleine mer, comment un détective pourrait-il nous rejoindre ?… demanda lady Puffy.

— De la façon la plus simple, lady Puffy. Il y a trois jours que nous sommes partis de Liverpool, or hier matin, de Southampton, un grand liner, le Majesticde la Cunard, est également parti. Le Victoriamarche à moitié de vitesse, il attend le Majesticqui va le rattraper, le Majesticsur lequel se trouve le détective, qui, dans quelques heures, demain soir, sans doute, montera à notre bord, pour arrêter les passagers criminels qui, certes, ne se doutent de rien. Mais vous ne mangez plus lady Puffy…

— Capitaine Hill, je n’ai plus faim…

— Désolé…

***

Le déjeuner s’achevait.

Entraînant Mr. Higgins et lady Puffy sur la passerelle de commandement, le capitaine Hill lançait vers le ciel bleu les savoureuses bouffées d’un superbe havane, et désignait du doigt à ses passagers un couple qui, accoudé au bastingage causait amoureusement, les yeux perdus à l’infini de l’horizon :

— Les voilà, vous voyez qu’ils ne se doutent de rien…

Dès le soir même – le troisième jour de la traversée du steamer – le Majesticétait entré en communication avec le Victoria.

Et c’étaient d’incessants crépitements sur les antennes…

Le capitaine Hill câblait :

«  Je marche à vitesse réduite, forcer vos feux pour nous rejoindre au plus vite. Tout va bien à mon bord. Les Normand ne se doutent de rien… »

Et le Majestic, d’heure en heure, répondait :

«  Nous filons à pleine allure, mer calme, vent arrière. Vous rejoindrons demain à midi. Attention à éviter que les deux individus suspects ne se tuent de désespoir. »

Quelle allait être l’issue de l’extraordinaire poursuite que le policier de Scotland Yard avait engagée à travers l’Océan, et qui devait se terminer, suivant toute espérance, en plein Océan ?…

***

— Armez la baleinière… bien, envoyez les filins… hep, de l’ensemble, garçons… un quart tribord, l’homme de barre… en panne, les machines. Hop ! hisse garçons… ça va, laissez filer… c’est bien… quittez… allez… tout ! bon !

Au flanc du superbe steamer Majestic, immobilisé à quelques encablures du Victoriaqui, lui-même, avait mis en panne, en plein Atlantique, sans que rien ne vînt rompre l’harmonie de la ligne d’horizon, une baleinière descendait des porte-manteaux…

Le quartier-maître qui en avait le commandement complétait la manœuvre ; d’un coup de sifflet, il avertissait les hommes demeurés à bord du steamer :

— Attention ! larguez !

Puis, se tournant vers ses matelots :

— Vous autres… avant partout ! pousse !

Les huit avirons, en cadence, se levaient et s’abaissaient, la baleinière que le Majesticdétachait vers le Victoria, coquille de noix qui semblait encore plus petite de voisiner avec les deux grands courriers, s’éloignait à force de rames…

À bord du Majestic, tous les passagers, massés, s’appuyaient aux bastingages, criant : « Bonne chance ! », poussaient des « hurrah » en l’honneur de la vieille Angleterre… À bord du Victoria, pareillement, tous les passagers sur le pont, au comble de l’émotion attendaient…

Et seul, peut-être, de tous ceux qui vivaient ces minutes, un homme demeurait calme, qui se tenait debout, au centre de la baleinière, un homme qui était sanglé dans un complet noir, très correct… le détective Shepard.

Shepard, au sortir du bouge de Old Fellowavait deviné bien des choses. Une enquête rapide lui en avait appris d’autres encore et, comme sa baleinière allait joindre l’escalier de la coupée du Victoria, un sourire flottait sur ses lèvres… Le détective pensait toucher au but…

Par une manœuvre savante, le quartier-maître avait réussi l’accostage, le sifflet aux dents, les matelots du Victoriarendaient les honneurs, des gaffes accrochaient l’embarcation, Shepard, lestement, sautait à bord du Victoria

— Le capitaine Hill vous attend dans son carré… dit l’officier.

En haut de l’escalier, Shepard, qui suivait son guide, trouva la foule des passagers accourus sur son passage, et le dévisageant curieusement :

— Dommage ! murmura le détective. Tout le monde sait évidemment qui je suis, et pourquoi je viens à bord… Ce capitaine Hill doit être un bavard…

Il allait continuer, lorsque soudain il sentit que quelqu’un lui frappait sur l’épaule. Shepard se retourna :

— Dieu divin ! fit-il, sur un ton de stupéfaction absolue, vous ? Tom Bob ?… ici ? sur le Victoria ? mais je rêve ?…

— Parbleu, déclarait-il, mais c’est bien vous, Shepard ? en vérité mon ami, je croirais que mes yeux me trompent… que diable tout cela veut-il dire ?… et pourquoi…

— Vous ne le savez pas ?

— Nullement !

— Vous n’êtes donc pas ici pour l’arrêter ?

— Arrêter qui ?

— Mais Garrick !

— Vous dites, arrêter Garrick, Shepard ?

— Je dis Garrick, Tom Bob, Garrick ? le docteur Garrick ?… voyons ?…

Devant le détective Shepard, le gentleman qui répondait au nom de Tom Bob, recula de trois pas.

— Ah ça, faisait-il d’un ton de voix qui trahissait son ahurissement absolu, vous prétendez arrêter Garrick ?… mais savez-vous qui c’est Garrick ?…

— Parfaitement, je sais que c’est un des passagers de ce steamer, et qu’il se fait appeler Normand. Il est accompagné de sa maîtresse…

Shepard allait continuer à fournir des explications, lorsque d’un mouvement imprévu, Tom Bob, lui posant les mains sur les épaules, l’entraîna rapidement loin des passagers qui ne comprenaient rien au colloque des deux hommes.

— Bonté divine, s’exclama Tom Bob… il me semble que je suis le jouet d’un cauchemar… Shepard… que se passe-t-il, pour l’amour de Dieu ?… Mais vous ne comprenez donc pas que le docteur Garrick, master Normand, c’est…

— C’est qui ? haleta Shepard.

— C’est moi !…

— Vous ?

— Mais oui, moi…

— Vous ? Tom Bob ? vous, mon cher ami ? vous le plus célèbre de tous les détectives d’Angleterre, vous mon collègue du Conseil des Cinq, vous mon chef, vous osez me dire, que vous êtes le docteur Garrick ? que vous êtes master Normand ?… Mais je sens que je deviens fou.

Prenant une décision soudaine, Tom Bob, saisit Shepard par le bras et l’entraîna rapidement :

— Ne restons pas là, disait-il, nous sommes victimes tous les deux de quelque chose d’extraordinaire et d’incompréhensible… Shepard, venez dans ma cabine, il faut que nous causions…

L’émotion du détective Shepard était compréhensible.

Il avait enquêté longuement et acquis, sinon la certitude, du moins la conviction que ce docteur Garrick avait, pour vivre tranquillement avec sa maîtresse, une certaine Françoise Lemercier, tué sa propre femme. Plus tard il avait appris que ce docteur Garrick, devenu master Normand et accompagné de sa maîtresse, Françoise Lemercier, se trouvait à bord du Victoriaà destination du Canada…

Shepard avait alors réussi, usant des précieuses ressources que mettaient à sa disposition les appareils de télégraphie sans fil, à rejoindre en pleine mer, le steamer Victoria, pour y opérer l’arrestation de ce master Normand et si besoin en était, de cette mistress Normand, qu’il inculperait vraisemblablement de complicité…

Et voilà qu’en montant à bord du Victoria, il se trouvait en face du fugitif, mais devait reconnaître en lui qui ? un homme au-dessus de tout soupçon !… un de ses propres collègues, son chef même… le détective Tom Bob, comme lui, membre du Conseil des Cinq, comme lui appartenant à la haute direction de la police anglaise, évidemment innocent…

Mais pourquoi Tom Bob était-il le docteur Garrick ?…

Pourquoi se faisait-il appeler master Normand ?

— Voyons, demanda Tom Bob, soyons de sang-froid ! Shepard ? c’est bien le docteur Garrick, « enfui » sous le nom de master Normand que vous veniez arrêter ?…

— Parfaitement, Tom Bob, et c’est bien vous qui étiez le docteur Garrick, habitant à Putney et passez ici pour master Normand ?

— Parfaitement, Shepard, c’est bien moi. Mais d’abord pourquoi voulez-vous m’arrêter ?

— Vous êtes accusé, Tom Bob, en tant que docteur Garrick, d’avoir tué M meGarrick.

— D’avoir tué ma femme ?

— Oui…

— Mais pourquoi, Seigneur ?

— Elle a disparu, Tom Bob…

— Mais cela ne prouve pas que je l’ai tuée ?…

— Non, sans doute, mon cher Tom, mais pourtant ?… voyons, pourquoi avez-vous fui ?

— Fui ? Mais je n’ai pas fui. On m’en accuse ?

Et, faisant preuve du merveilleux sang-froid qui lui avait valu tant de succès, dans son métier, le détective Tom Bob mit son collègue Shepard au fait de sa vie privée.

— Mon bon ami, lui disait-il, il faut d’abord que je vous conte, afin de débrouiller toute cette intrigue, qui je suis exactement… Vous me connaissez, Shepard, sous le nom de Tom Bob… Bon. Tom Bob, c’est mon véritable nom, mais c’est mon nom officiel, mon nom de détective, de policier, en réalité je me fais appeler, dans la vie privée, docteur Garrick, ce qui est un nom supposé… Je suis marié… j’ai une femme… M meGarrick…

— Que vous êtes réputé avoir assassinée…

— Pas si vite, Shepard… pour l’amour de Dieu écoutez-moi… Je suis donc marié à M meGarrick et j’ai une maîtresse, Françoise Lemercier, que je vais faire appeler tout à l’heure, qui m’accompagne ici et que j’aime aussi passionnément, que j’ai peu d’affection pour M meGarrick…

— Mais justement…

Tom Bob, d’un geste, interrompit son confrère :

— Non… non… écoutez-moi. Il y a quinze jours, à peu près, je vous dirai la date exacte en vérifiant mon carnet, ma propre femme, légitime, M meGarrick, a abandonné mon domicile… Dieu vivant, je vous jure qu’elle l’a abandonné de son plein gré… Aussi bien, elle était follement jalouse de ma maîtresse, Françoise Lemercier, dont elle connaissait l’existence. Où est allée ma femme ? cette femme que l’on m’accuse d’avoir tuée ?… je l’ignore. Jusqu’à présent je n’ai même pas cherché à le savoir… Je vous ai dit qu’elle m’était parfaitement indifférente. Toujours est-il, hélas ! qu’il y a quelques jours, quatre exactement après le départ de ma femme, de M meGarrick, comme j’allais chez ma maîtresse, Françoise Lemercier, je ne l’ai pas trouvée chez elle… j’ai appris son départ… Mais elle m’avait adressé une lettre, une lettre dans laquelle elle m’avertissait du plus terrible malheur. Shepard, mon bon Shepard, Françoise Lemercier, ma maîtresse, est une femme mariée… elle s’est séparée, depuis longtemps déjà de son mari… qui vit au Canada… Or, mon ami, écoutez et jugez de son affolement : de cet homme, Françoise avait eu un fils, le petit Daniel, le plus joli bébé de la terre, le petit Daniel que j’aimais, et que Françoise adorait… Eh bien, Shepard, cet enfant venait de lui être volé, volé par son mari…

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