— Et depuis ?
— Depuis, mon cher médecin, mais depuis pas un de nous, pas un, n’a vu le commandant du Skobeleff. Ce n’est pas tout. Rappelez-vous, par exemple, l’extraordinaire affaire du salut donné à Gibraltar…
— Je n’ai rien su au juste.
— À peine étions-nous en vue du fort que je faisais demander au commandant des ordres pour la salve à tirer. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ?… « Faites le nécessaire. » Alors je me suis informé. Il s’est fâché : « Je n’admets pas que vous me demandiez ces détails. Décidez. » Que dites-vous de cela, docteur ? Que pensez-vous de ce commandant qui ne veut point commander ? qui s’enferme ? qui paraît ignorer les plus simples éléments de la conduite d’un cuirassé comme le Skobeleff ?
— Vous exagérez.
— Voulez-vous d’autres détails ? Dois-je vous rappeler qu’il n’a point paru une seule fois, le matin sur cette passerelle, pour saluer notre drapeau ? Dois-je vous répéter la conversation que nous avons eue hier soir, lui et moi ?
— Vous l’avez donc vu ?
— Pas même. J’ai dû lui parler à travers la porte.
— Que vous a-t-il dit ?
— Le lieutenant Alexis pourrait vous répéter ses paroles comme moi. Il m’accompagnait, cher docteur. D’ailleurs voici notre entretien : je venais aviser le commandant des comptes de l’officier-charbonnier. Nos soutes sont aux deux tiers vides, car depuis Monaco nous marchons à toute allure, et je venais demander si nous devions faire relâche à Brest, ou ailleurs.
— Et le commandant vous a répondu ?
— Une réponse insensée, une réponse qui semble prouver son ignorance absolue des capacités de notre vaisseau. Voici sa propre phrase : « Combien pouvons-nous naviguer encore sans faire de charbon et en marchant à toute allure ? » Je lui ai indiqué le chiffre exact de ce que contiennent nos soutes. « Hé, m’a-t-il dit, je ne vous demande pas cela, commandant. Dites-moi combien de jours de navigation nous avons ? » Je vous avoue que j’étais stupéfait. Pourtant, je me suis efforcé de ne pas trahir mon étonnement, et j’ai répondu alors que nous pouvions encore naviguer pendant quarante heures.
— Hum, et qu’est-ce qu’il a décidé ?
— Il m’a donné un ordre, un ordre ahurissant : « Marchez donc, monsieur, faites surchauffer les machines et prenons au plus court par le raz de Sein. J’entends ne pas relâcher. »
Le comte Piotrowski avait raison. La conduite du commandant du Skobeleffétait pour le moins surprenante.
— Mon cher ami, tout ce que vous me dites est absolument incompréhensible. Toutefois, je vous connais trop pour ne pas deviner que, le cas échéant, vous sauriez prendre toutes les mesures qui pourraient s’imposer. Là-dessus, une question. Que comptez-vous faire ? Il est évident que, si vous avez le moindre doute sur la qualité du commandant, il convient que vous preniez des précautions.
— Il n’y a pas de précautions à prendre. C’est ce qu’il y a d’épouvantable dans notre situation : Nous ne pouvons rien faire sans… Mais vous m’entendez, j’imagine ? sans réaliser une véritable révolution. J’ajoute, mon cher docteur – et le lieutenant Alexis m’approuvera, j’en suis sûr – que cette révolution, le cas échéant, je n’hésiterais pas à la faire s’il en était besoin. Mais – et vous m’entendez toujours – tant qu’il y a doute sur la nature et l’état du commandant, j’obéis. Seulement, j’ai peur.
Pendant ce temps, Fantômas, dans sa cabine, n’était pas autrement rassuré.
Certes, au cours de sa vie extraordinaire, perpétuellement traversée des plus surprenantes, des plus invraisemblables aventures, Fantômas avait maintes et maintes fois donné la preuve de ses capacités de dissimulation, d’audace inouïe, de courage fantastique, mais cette fois, quel que fût l’homme, le Sort lui imposait un rôle terriblement lourd, effroyablement compliqué.
Lorsque, en rade de Monaco, Fantômas, gêné par les poursuites de Juve et de Fandor, comprenant que s’il ne prenait pas rapidement un parti c’en allait être fait de lui, avait décidé en effet de s’embarquer à bord du cuirassé et de se sauver avec le Skobeleff, il n’avait pas prévu toutes les difficultés de sa tâche de faux commandant.
Du jour au lendemain, il avait en effet fallu que le forban prît toutes les qualités d’un vrai commandant.
Alors qu’il ne savait rien de la navigation, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds sur un vaisseau de guerre, il avait dû, d’instinct, deviner les ordres à donner, le maintien à prendre, les formalités à remplir.
Fantômas toutefois était mille fois trop habile, mille fois trop prudent, pour essayer longtemps de donner le change aux officiers du bord, en tout et pour tout.
Sachant fort bien que son imposture éclaterait s’il essayait de tenir du matin au soir le rôle d’un véritable capitaine de vaisseau, il avait donc immédiatement songé à confier la conduite effective du bateau au capitaine en second du Skobeleff, au comte Piotrowski.
***
… Au moment où le lieutenant Alexis rencontrait sur la passerelle le médecin du Skobeleff, l’insaisissable bandit faisait précisément appeler dans sa cabine un jeune aspirant embarqué en même temps que lui en rade de Monaco, et qu’il avait présenté comme étant son secrétaire particulier. Quel était cet aspirant ?
— Ma fille, dit le bandit.
— Mon père ?
… C’est en effet, au moment même où Fantômas, échappant à la poursuite de Juve et de Fandor, se jetait dans une chaloupe pour joindre le Skobeleffet s’enfuir sur le cuirassé, que le forban insaisissable avait eu la surprise de se voir suivi par un jeune aspirant de marine, un aspirant de marine en qui il n’avait pas eu de peine à reconnaître, malgré un déguisement habile, sa fille, sa fille Hélène, ou plus exactement la jolie Denise, puisque Hélène avait pris le nom de Denise pour vivre incognito dans la Principauté.
Fantômas, qui avait été avisé par le planton de service que cet officier demandait à lui parler, n’avait pas hésité à donner l’ordre de l’introduire.
Interrompant son père, Hélène déclarait :
— Oubliez qui je suis, comme j’oublie qui vous êtes. Je suis ici pour des choses graves.
— Mais il n’y a rien de plus grave, rien de plus grave, pour moi, que la haine que tu me portes. Cette haine que je ne mérite pas.
— Vous me faites horreur. Mais de grâce, laissons cela. Je venais vous prévenir des incidents qui se sont passés à votre bord cette nuit : la révolte gronde. On se doute de votre imposture. Qu’allez-vous faire ?
Fantômas, pour toute réponse, se prit à rire :
— Écoute, Hélène. Jadis, dans les plaines du Natal, j’ai manqué me faire tuer pour toi, pour toi, oui, tu le sais, parce que je te veux riche, heureuse, puissante. Non, ne m’interromps pas. Un soir même, t’en souviens-tu, je t’ai juré que j’arriverais à te faire chérir ton père.
— Jamais.
— Ne dis pas ça, je l’ai juré. Je n’oublie pas mon serment. Je ne puis, mon enfant, te dire pourquoi je me suis emparé de ce navire, mais, n’en doute point, j’ai un plan, j’ai un but, je sais ce que je veux et comment je l’obtiendrai.
— Par des crimes ?
— Pourquoi m’accuser toujours ? Pourquoi, enfant, toujours te dresser contre ton père ? Je suis un misérable ? Peut-être. Qu’en sais-tu ? Qu’en sait-on ? Ne crois-tu pas que, pour les hommes d’exception comme moi, il y a des lois d’exception, il y a une morale d’exception ? Et puis, je t’en prie, ne discutons pas ainsi. Ce n’est pas à toi, Hélène, de réclamer ma tête. Tu m’annonces que la révolte gronde à ce bord, tu m’annonces que les officiers du Skobeleffvont découvrir mon imposture ? Aucune importance. D’abord apprends ceci : Ivan Ivanovitch, dont j’ai pris la place sur ce cuirassé, allait trahir sa patrie. En prenant le commandement de ce navire, j’ai rendu service au tsar. C’est vers le tsar que nous allons, vers le tsar que je conduis le Skobeleff. Tu verras, l’Empereur de toutes les Russies devra me dire merci quand j’aurai pu le mettre au fait de ce que je sais, de ce que je suis seul à savoir.
À ce moment précis, un officier venait de frapper à la porte de la cabine où le bandit et sa fille s’entretenaient :
— Mon commandant.
— Quoi donc ?
— Une chaloupe par notre travers. C’est l’officier de quart qui l’a signalée. Il y a deux hommes qui se noient à son bord. Nous manœuvrons pour les recueillir.
— Alors ? Que fait-on ? Quels ordres ont été donnés par l’officier de quart ?
— Mon commandant, les machines battent pleine vapeur arrière. La barre est sous le vent ; le Skobeleffva recueillir ces deux hommes…
Fantômas, brusquement, avait tressailli.
Il semblait toutefois faire un violent effort sur lui-même pour répondre :
— C’est bien, c’est très bien. Veuillez dire à l’officier de quart que ces deux hommes une fois à bord, il importe que nous reprenions notre marche. J’entends, cette nuit même, doubler la pointe Saint-Mathieu.
Fantômas sortit de sa cabine. Le bandit suivit la coursive menant à l’escalier qui communiquait avec le pont. Il fut rapidement au bastingage du navire :
— Une lorgnette.
— Mon commandant, demanda l’officier de quart, j’imagine que nous avons un fond suffisant ?
Fantômas n’avait pas daigné répondre.
Le bandit était soudain devenu fort pâle.
À peine avait-il collé ses yeux aux oculaires de la jumelle marine qu’on lui avait si obligeamment prêtée, qu’il avait mal retenu un juron étouffé.
Les deux hommes que le Skobeleffallait sauver, Fantômas venait de les reconnaître, en effet, avec une indicible angoisse :
C’étaient Juve et Fandor.
4 – LES NAUFRAGÉS
— Ah, les bandits. Est-il possible de mettre dans un état pareil un citoyen de la libre Angleterre ? Véritablement, ces cambrioleurs français manquent du savoir-vivre le plus élémentaire.
Ellis Marshall, les menottes aux poings, se tortillait comme un ver, s’efforçait de gagner le bas-côté de la route. Il n’en revenait pas.
Les deux inconnus surgis tout à coup, la voiture volée, Sonia Danidoff tirant des coups de revolver sur les agresseurs. En vain d’ailleurs.
Et impossible de défaire ces menottes :
— Heureusement que ces monstres m’ont laissé le sac d’outils de mon automobile. Peut-être va-t-on pouvoir trouver là-dedans de quoi me délivrer.
À ce moment même, la princesse Sonia Danidoff se rapprochait de son infortuné compagnon :
— Eh bien, mon pauvre ami, vous n’êtes donc pas arrivé à vous débarrasser de vos liens ?
— Malheureusement non, princesse, répliqua Ellis Marshall, mais si vous voulez bien me venir en aide, je sais comment il faut faire.
— Bien volontiers.
— Puisque vous y consentez, prenez donc dans la pochette gauche de la musette, là tout à côté de la chignole, un peu sous les mèches, il y a une solide cisaille.
— Pardon, pardon, interrompit Sonia Danidoff, mais je ne comprends absolument rien à ce que vous me dites, mon cher ami. Ce sont évidemment les noms techniques des outils que vous m’énumérez, et je vous félicite de les savoir. J’aimerais mieux cependant que vous les désigniez par des appellations plus simples.
Pleine de bonne volonté, cependant, la princesse fouilla le contenu du sac.
— C’est dégoûtant, fit-elle, on se salit les doigts.
— Excusez-moi, repartit Ellis Marshall, je ne pouvais pas me douter que vos jolies mains viendraient un jour tremper leurs ongles roses dans cet horrible cambouis, mais, je vous en prie, prenez la cisaille avec laquelle on pourra peut-être couper la chaînette d’acier qui me lie les mains.
Cependant que Sonia Danidoff plongeait courageusement ses mains jusqu’au poignet dans le sac saturé d’huile et de graisse, un homme silencieux, immobile, s’était planté devant eux et les regardait faire avec un ahurissement certain.
C’était Yvonnick, qui n’avait rien compris aux événements. Comme il ne voyait pas revenir ses clients, il s’était décidé à avancer de vingt-cinq mètres pour les retrouver.
Or, au lieu de rencontrer les deux hommes montés dans sa voiture à la gare de Quimper, il se trouvait en présence d’une élégante, aux mains noires de cambouis, et d’un Anglais poings liés derrière le dos.
Suivit un dialogue obscur.
La princesse Sonia Danidoff, qui malgré la pénible situation dans laquelle elle se trouvait, réprimait difficilement une violente envie de rire, avait d’ailleurs trouvé la cisaille et, très complaisamment, Yvonnick avait consenti à débarrasser de ses liens le malheureux Anglais, qui certes était à cent lieues de se douter de la nature et de la situation sociale des individus qui l’avaient ainsi ligoté.
Une fois libre, Ellis Marshall mit encore une bonne heure pour faire comprendre à Yvonnick qu’il comptait sur lui pour le reconduire à Quimper, où il aviserait.
On convint d’un prix, puis Sonia Danidoff et son compagnon grimpèrent dans la tapissière abandonnée avec tant de désinvolture par Juve et Fandor à quelques kilomètres de Quimper. On tourna bride et l’équipage retourna à la ville.
L’Anglais et la princesse prirent le train pour Brest.
Mais pourquoi avaient-ils changé de destination ?
Ellis Marshall et Sonia Danidoff, qui perpétuellement se trouvaient ensemble dans diverses circonstances de la vie, n’étaient pas dupes du rôle qu’ils jouaient respectivement.
Certes Ellis Marshall était, vis-à-vis de Sonia Danidoff, un amoureux sincère et convaincu, et peut-être la jolie princesse russe n’était-elle pas indifférente aux hommages du riche baronnet.
Mais l’un et l’autre avaient, en se rapprochant constamment, un autre but que l’amour. L’Anglais et la princesse russe avaient raisonné ainsi :
« Le Skobeleffsignalé quelques heures auparavant au sud de la Bretagne allait évidemment passer à proximité de Brest et peut-être, s’il n’y faisait pas halte, y demanderait-il du charbon. Il s’agissait de s’en assurer et, dans l’affirmative, de s’efforcer de joindre le vaisseau russe s’il faisait escale.
C’est pourquoi ils étaient partis pour Brest.
Leur après-midi se passa à parcourir les nombreux bureaux maritimes du grand port de guerre. Ellis Marshall, fort au courant des usages de la navigation, se renseignait adroitement : le Skobeleffn’avait fait aucune demande de charbon. Toutefois, on avait signalé son passage à la pointe du Raz dans la nuit, puis, dans l’après-midi, au cap de la Chèvre. Ces deux pointes étant très peu distantes l’une de l’autre, il était évident que le Skobeleffmarchait à très vive allure et qu’il devait de temps en temps stopper en mer.
Vers six heures du soir, Ellis Marshall et Sonia Danidoff, installés, en bons touristes qu’ils avaient l’air d’être, à l’intérieur d’un café, discutaient, la carte sous les yeux, des mouvements probables du Skobeleff.
— Il est évident, disait Ellis Marshall, qu’il sera dans quelques heures aux environs de la pointe Saint-Mathieu.
Sonia Danidoff approuvait. Ellis Marshall poursuivit :
— C’est là sans doute qu’il faudrait nous rendre, mais comment procéder pour atteindre le navire ?
Sonia Danidoff avait un petit sourire mystérieux :
— Ceci, déclara-t-elle, me regarde et je ferai le nécessaire, soyez-en certain. Tout ce que je vous demande, mon cher Ellis Marshall, c’est de m’amener à cette pointe Saint-Mathieu dans le plus bref délai.
***
Il était dit que les deux agents mystérieux de l’Angleterre et de la Russie ne parviendraient pas à accomplir paisiblement leur voyage.
Après leur conversation au café, Ellis Marshall s’en était allé découvrir un loueur de voitures. C’est en vain qu’il avait cherché à se procurer une auto, il n’avait pu y réussir. En revanche, on lui avait trouvé une voiture attelée, et le cocher assurait qu’il lui fallait deux heures à peine pour se rendre à la pointe Saint-Mathieu.
Après un rapide dîner, Ellis Marshall et Sonia Danidoff avaient pris place dans ce véhicule et on était parti à travers la région aride et montagneuse qui sépare Brest de l’extrémité nord du Finistère.