Juve, car c’était Juve auquel la bonne infirmière du Skobeleffadressait ces puissantes exhortations, se souleva sur sa couchette, se pencha, regarda dans la direction que lui indiquait l’infirmière.
Celle-ci n’avait pas menti.
Docilement, Fandor avait absorbé la boisson capiteuse qu’on avait préparée à son intention.
Et maintenant, bien tranquille, étendu de tout son long sur le lit de repos sur lequel il avait été déposé, Fandor dormait avec un grand calme.
Le matin même, Juve et Fandor avaient été miraculeusement repêchés par le Skobeleff, et cela grâce à la manœuvre ordonnée par l’officier de quart, puis par le lieutenant Alexis, alors qu’accrochés à leur épave, ils couraient grand risque de se noyer, de trouver dans les flots tourbillonnants du raz de Sein une mort cruelle.
Depuis, ni l’un ni l’autre n’avaient échangé une parole et Juve devait s’avouer qu’il n’avait plus, somme toute, qu’une idée confuse de la façon dont le sauvetage s’était effectué.
Il n’en éprouvait d’ailleurs qu’une sensation plus pénétrante de calme et de paix à s’éveiller dans la tranquille infirmerie, en cette petite pièce, toute blanche, toute silencieuse, où flottaient de vagues relents de potions et de remèdes et qui semblait un véritable asile.
Quelle que fût cependant sa fatigue, quel que fût l’état d’épuisement où il se trouvait, Juve était bien trop énergique pour se laisser longtemps aller au besoin de somnolence qui l’engourdissait. Aussi, aux injonctions de l’infirmière, le policier qui, brusquement, dans un éveil de sa mémoire venait de songer à Fantômas, se contentait-il de répondre :
— Ma sœur, vous êtes infiniment bonne, mais je vous assure que maintenant, je suis parfaitement rétabli. Je veux bien boire votre potion, mais je ne veux pas dormir.
— Bois toujours, petit père, et on verra.
Des mains de l’infirmière, Juve prenait donc le grand bol fumant, le punch d’un nouveau genre, que la religieuse avait préparé.
Juve but avidement, puis, tout ragaillardi par l’absorption de cette liqueur, s’assit sur la couchette.
— Ma sœur, déclarait le policier, je vous assure qu’il faut m’autoriser à me lever.
Et avant que la religieuse, qui s’effarait des intentions de ce rescapé récalcitrant, eût pu s’opposer à ses désirs, Juve appelait d’une voix forte, bien timbrée :
— Fandor, veux-tu te réveiller, paresseux.
Fandor, à vrai dire, dormait tout son saoul.
Mais le journaliste était trop habitué à toujours se tenir prêt aux pires éventualités pour ne pas, même en dormant de toute son âme, garder le sentiment de ce qui se préparait.
À l’appel de Juve, Fandor brusquement se dressa sur son lit et d’une voix comique, encore tout empâtée de sommeil, répondit :
— Présent, Juve. Bon Dieu, je dormais bien… Que diable voulez-vous ? Ah oui, voilà.
Juve, pour toute réponse, éclata de rire. Et c’était la bonne sœur qui intervint :
— Petit père, cria-t-elle, veux-tu bien laisser dormir en paix ton ami.
Mais elle devait elle-même rester interdite car Fandor éclata lui-même d’un grand fou rire.
— Petit père, répéta le journaliste. Ma foi, Juve, cela vous va très bien.
Puis, comprenant ce qu’avait d’irrespectueux son intempestive gaieté à l’endroit de la garde-malade, Fandor s’efforça de rattraper son sérieux…
— Ma sœur, déclarait le journaliste, d’une voix qu’il voulait raffermir, ne m’en veuillez pas de rire un peu : je ne suis point méchant, mais je ne puis jamais être sérieux plus de dix minutes de suite.
Et comme la religieuse hochait la tête, souriante, Fandor ajoutait pour Juve :
— Ah ça, mon bon ami, mais savez-vous qu’à bord du Skobeleffon nous a parfaitement recueillis tous les deux et que pour deux noyés volontaires, nous apparaissons, somme toute, maintenant, en excellente santé.
— Hum.
Et le policier allait ajouter quelques phrases sceptiques, lorsque soudain, la porte de l’infirmerie s’ouvrit : un officier, le médecin-chef, faisait son apparition :
— Eh bien, mes gaillards, demanda-t-il, vous voilà rétablis, je pense ?
D’un geste spontané, Juve tendit la main au praticien.
— Docteur, répondait-il, croyez bien que sœur Natacha et vous-même, vous avez fait un miracle. Mon ami et moi, nous voici sur pieds.
— Complètement ? pas de malaise ? pas de fièvre ?
— Mais non, docteur, répondit Fandor. Nous sommes même si bien portants que nous étions en train d’exiger notre bulletin de sortie.
— Mon bon ami, vous allez vite en besogne. Voyons d’abord votre pouls ?
Juve laissa le docteur tranquillement ausculter Fandor, et se prêta lui-même à l’examen médical. Mais comme l’homme de l’art gardait un bon sourire, il demanda :
— Vous nous autorisez à nous lever, docteur ?
Le médecin venait de remettre sa montre dans le gousset de son gilet, il hocha la tête :
— Parfaitement ! faisait-il, levez-vous, mes bons amis, il n’y aura d’autre suite à votre aventure que la perte de votre jolie embarcation. Mais, aussi, quelle drôle d’idée avez-vous eue d’aller vous promener par le raz de Sein ? Dès que vous serez prêts, sœur Natacha vous conduira sur le pont, vous trouverez à l’escalier de la coupée un planton qui vous conduira vers notre Commandant, notre nouveau Commandant, qui désire vous parler.
Le médecin cependant, après un cordial salut à la sœur Natacha, venait de quitter l’infirmerie.
— Debout, Juve.
— Debout Fandor.
Les deux amis en un clin d’œil se jetèrent à bas de leur couchette.
Mais comme Juve passait sa veste et machinalement tâtait sa poche, il étouffait un juron :
— Bigre de nom…
Sœur Natacha accourut.
— Ah ! petit père, déclarait la bonne religieuse, tu t’étonnes de ne point retrouver tout ce que tu avais dans tes poches ? Ne te fâche pas ! vois-tu, on te rendra tes armes quand tu quitteras le Skobeleff, à notre prochaine escale, mais, ici, l’ordre est formel : j’ai dû faire porter ton revolver, ainsi que celui de ton ami à notre capitaine d’armes.
Il n’y avait rien à dire. Juve fronça les sourcils.
***
Sous la conduite de sœur Natacha, ainsi qu’il avait été convenu, Juve et Fandor au sortir de l’infirmerie avaient suivi un étroit petit couloir, puis étaient arrivés en une sorte de vestibule où débouchait un tortueux escalier menant sur le pont.
Avec un bon sourire, sœur Natacha les quitta alors, en bas des marches :
— Montez, disait l’excellente religieuse, et Dieu vous garde, petits pères. Je ne vous oublierai point dans mes prières aux Saintes Images. Pour vous, souvenez-vous quelquefois de sœur Natacha qui fut heureuse de vous soigner. Montez donc, mes petits pères, les règlements du bord m’interdisent à moi, pauvre femme, de paraître sur le pont, mais vous trouverez en haut de ces degrés un planton qui vous conduira à notre Commandant.
Que répondre ?
— Ma sœur, disait le policier, fouillant dans son portefeuille et en tirant un billet de banque, vous avez bien, quelque part, un pauvre malade à qui vous vous intéressez ? Voilà de quoi améliorer son sort.
Et Fandor avait ajouté :
— Mais ne croyez pas, ma sœur, que nous pensions, avec un peu d’argent, payer vos soins. Vous saurez peut-être, quelque jour, que les deux pauvres diables que vous avez aidés sont de braves gens. Si vous ne les oubliez pas, ils ne vous oublieront pas eux non plus.
L’escalier qui menait au pont était long et étroit. Juve marchant devant, Fandor suivant le policier, le gravirent pourtant en moins d’une minute, car il leur prenait une hâte extrême de se trouver en face du commandant du Skobeleff.
Qu’allait-il se passer ?
Fantômas les avait-il reconnus alors qu’on les repêchait ?
À mi-chemin, Juve s’arrêta et regardant Fandor :
— Mon petit, déclara froidement le policier, tu comprends bien, j’imagine, l’importance de la partie que nous allons jouer ? nous n’avons aucune arme. Matériellement, nous sommes dans ses mains. Moralement, nous sommes en son pouvoir. S’il lui fait plaisir de nous envoyer par-dessus le bastingage piquer une tête dans l’Océan, rien ne peut s’opposer à l’accomplissement de sa fantaisie. Par conséquent…
— Par conséquent, conclut le journaliste, en poussant doucement le policier qui s’était retourné vers lui, par conséquent ne perdons pas de temps !
Juve tendit sa main à Fandor. Puis Juve haussa les épaules :
— Allons, Fandor.
— Allons.
Ils trouvèrent un fusilier-marin au débouché de l’escalier.
Fandor et Juve suivirent leur guide, sans mot dire, et fort occupés à résister aux surprises du roulis et du tangage. Ils passèrent sur cette partie du pont que l’on appelle « la plage », encombrée d’engins formidables, de canons aux culasses reluisantes, aux mécanismes complexes, de mitrailleuses, à peine reconnaissables sous les housses de toile épaisse qui les garantissaient des intempéries. Ils arrivèrent enfin :
— Entrez, petits pères.
Le brave matelot qui, sans doute, ne connaissait que quelques mots de français, car si tous les Russes de haute condition tiennent à honneur de parler couramment notre langue, il n’en est pas de même chez le peuple, venait de pousser une porte toute ceinturée d’épaisses barres de cuivre, garnie d’un robuste vitrage dépoli, qui donnait accès dans une sorte de petit salon attenant à la cabine du Commandant. Juve et Fandor entrèrent. Fantômas allait-il paraître ? Juve et Fandor entendirent la voix du bandit. Il murmura quelque chose d’incompréhensible, peut-être un mot russe, le fusilier entrouvrit la porte à laquelle il venait de frapper, puis il s’effaça, il répéta, regardant Juve et Fandor :
— Entrez.
Et les deux amis pénétrèrent dans la cabine où se trouvait Fantômas.
C’était une pièce, petite, mais confortablement meublée, toute garnie de tapis et de tentures. Au fond se trouvait un lit de dimensions exiguës, devant lui, une table-bureau surchargée de papiers. Les chaises étaient fixées au sol. Un jour timide et blême pénétrait par des hublots s’ouvrant sur le pont.
Pas plus que Fandor, toutefois, le policier ne s’attardait à regarder les détails de l’installation de la cabine du Commandant du Skobeleff. Au premier coup d’œil, en effet, Juve avait aperçu, assis derrière le bureau, le monstrueux criminel, celui qui se donnait pour le commandant du Skobeleff, Fantômas.
Juve, très à son aise, avec un léger signe de tête, tranquillement, salua en disant :
— Bonjour.
Fantômas, ne sourcilla pas.
Si Juve était à son aise, le bandit ne paraissait nullement troublé : imitant la voix de Juve, plagiant son intonation, il riposta :
— Bonjours, Juve. Bonjour, Fandor. Vous allez bien ? Oui ? Vraiment ? Allons, tant mieux.
Puis, jugeant sans doute qu’il avait sacrifié suffisamment à l’ironie, brusquement, avec cet art de parfait comédien qui faisait une grande partie de sa force, Fantômas changea de ton :
— Ah ça, demanda-t-il, d’une voix qui était devenue brève et impérative, j’imagine que vous allez me fournir une explication ?
Mais jamais Fantômas ne devait surprendre Juve. À sa phrase qui était presque une menace, Juve haussa les épaules.
— Nous fournirez-vous des justifications, vous, Fantômas ?
— Des justifications, Juve ? à quoi ? Que voulez-vous savoir ?
Fantômas éclata de rire : puis il ajouta :
— Sans doute vous prétendez que je vous livre mon but ? Le plan que je poursuis ? Vous êtes monté à bord du Skobeleffpour apprendre où Fantômas menait le Skobeleff ? C’est cela ?
— Nous sommes montés, répondit-il, parce que la malchance nous a fait naufrager devant votre bâtiment.
Là encore, Fantômas éclata de rire :
— Allons donc, vous plaisantez. C’est enfantin.
Et changeant encore une fois de ton, devenant insinuant, Fantômas reprit :
— Juve, jadis, nous avons eu à lutter ensemble, à lutter, mon Dieu, la chose fut amusante, contre les Autorités. Vous rappelez-vous les aventures de Tom Bob ?
— Certes, mais où voulez-vous en venir ?
— Vous allez le savoir. À ce moment, Juve, je me souviens fort bien que nous jouâmes certaine partie de cartes intéressante au plus haut point. Je vois à votre air que vous ne l’avez pas oubliée non plus ? Mais vous rappelez-vous tout spécialement mon cher Juve, la façon dont nous jouâmes cette partie ?
— Je ne vous comprends pas.
— Eh bien, vous allez me comprendre : Nous jouâmes, alors, cartes sur table. Voulez-vous que nous recommencions à jouer ainsi ?
Il fallait en vérité que Fantômas eût une belle impudence pour oser parler sur ce ton à Juve.
Ce n’était pas, toutefois, le moment de discuter avec lui, d’user de formalisme.
Juve, brusquement, se leva :
— Soit, déclara le policier, cartes sur table. Jouons franc jeu, Fantômas. Dites-moi quel but vous poursuivez, dites-moi ce que vous comptez faire, je vous dirai ce que je vais tenter.
Mais pour toute réponse, nouvel éclat de rire de Fantômas.
— Franchement, déclara le bandit, votre ami, monsieur Fandor, est déconcertant. Cartes sur table me dit-il, mais quelles cartes a-t-il donc dans la main à retourner contre moi ? Juve, vous me dites : « Confessez-moi votre but, je vous confesserai le mien. » Quel but pouvez-vous avoir, mon bon Juve ? Vous voici à bord du Skobeleffet c’est superbe à vous d’être parvenu à embarquer de force à mon bord, car, je n’ai pu empêcher votre sauvetage, c’est entendu, mais, maintenant, que pouvez-vous contre moi ? Pensez-vous me démasquer ? Non, n’est-il pas vrai ? Vous ne pouvez tenter un pareil scandale, vous n’avez aucune preuve, on vous croirait fou, le médecin de ce bord serait le premier à appuyer l’ordre d’une mise aux fers que je ne manquerais pas de donner. Alors ?
— Donc, vous estimez, Fantômas, que je ne puis rien contre vous ? Parfait. Mais que pouvez-vous vous contre Fandor et moi ? Pouvez-vous donner un ordre quelconque qui nous porte préjudice ? Vous le savez aussi bien que moi, cela vous est impossible. Nous sommes des naufragés, des rescapés. Aux termes des règlements maritimes vous devez, vous, Fantômas, au premier navire que nous croiserons, à la première escale que vous ferez, nous débarquer. Par conséquent…
— Permettez, fit le bandit. Voulez-vous que nous résumions la situation ? Je vous défie Juve, de tenter quoi que ce soit contre moi et vous me défiez, vous de tenter quoi que ce soit contre vous ou contre Fandor, c’est bien ça ?
— Parfaitement Fantômas. À votre défi, je réponds par un autre défi.
— De sorte que la situation vous paraît inextricable ? Eh bien, mon cher Juve, laissez-moi vous dire que vous vous trompez. Voyons, quelle heure est-il ?
— Dix heures et demi, dit Fandor.
— Merci. Et maintenant, savez-vous, messieurs, exactement où nous sommes ?
— Comment où nous sommes ?
— Je veux dire : où se trouve le Skobeleff.
— Mais sur les côtes de Bretagne ?
— Exactement, à quelques kilomètres de la pointe Saint-Mathieu. Nous y parviendrons, si je suis bien renseigné par les officiers du bord, par mes officiers, mon cher Juve, d’ici à vingt minutes au plus tard. Or, à la pointe Saint-Mathieu…
La plainte d’une sirène lui coupa la parole.
D’un même mouvement Juve et Fandor s’étaient levés.
Fantômas, nonchalamment, s’était levé, lui aussi :
— Oh oh, gouailla-t-il vous n’êtes pas habitué aux choses de mer, mon cher Juve, ni vous non plus, Fandor ? Ce qui se passe ? Mais rien du tout. Le brouillard est épais, nous naviguons en des mers assez fréquentées, par des bateaux de pêche, le Skobeleffdonne de la sirène pour signaler son passage. Voilà tout.
On frappait à la porte de la petite cabine. C’était le comte Piotrowski qui venait aux ordres :
— Mon Commandant, je tiens à vous signaler que nous sommes entièrement gagnés par la brume. D’après le point fait à midi et l’estimation du loch nous devons être juste à la hauteur de la pointe Saint-Mathieu. J’ai fait allumer les feux de position, je viens d’ordonner à la sirène de siffler toutes les deux minutes. Je gouverne, d’après la carte, nord-nord-ouest. Est-ce bien ?