— C’est bien, monsieur, mais gouvernez au plus près, vous allez apercevoir, j’imagine, le phare de la pointe.
Il n’avait pas fini de parler que derrière le comte Piotrowski apparaissait le lieutenant Alexis.
— Mon Commandant, demanda le jeune officier, comment dois-je piloter ? J’ai deux feux par tribord, ce doit être la passe, et cependant à bâbord j’aperçois encore deux autres feux dans la brume, deux feux qui sont certainement les feux de position de deux barques, car ces feux se balancent au rythme de la houle.
Le comte Piotrowski demeura muet, déférent. Fantômas ordonna :
— Il faut être prudent, messieurs, ces parages sont dangereux. Puisque vous apercevez à bâbord deux navires, gouvernez droit dessus, nous sommes certains, d’avoir la mer ouverte et, dans une heure, si la brume ne s’est pas levée, nous mettrons en panne.
Les deux officiers se retirèrent. Fantômas, semblait déjà vouloir reprendre la conversation interrompue lorsque soudain il bondit en avant. Il ne laissa même pas à Juve et Fandor le temps de se mettre en garde. Déjà ils étaient violemment frappés au visage par l’extraordinaire bandit.
— L’heure de la vengeance sonne, hurlait Fantômas.
Atteints en plein visage, Fandor gisait sur le canapé.
Juve, assommé, se cramponnait à la muraille, la face couverte de sang.
Les événements se précipitaient.
Fantômas, d’un bond, avait laissé la cabine. Un effroyable vacarme avait retenti. Le plancher se dérobait sous Juve et Fandor jetés l’un sur l’autre sous les meubles qui s’écroulaient.
— Malédiction, criait Juve, et Fandor jurait.
Il y eut un grand raclement contre la coque. Le Skobelefftout entier se disloqua, semblait-il. Puis des coups de feu, des sifflets, des cris.
— Fichu, dit Juve en secouant la porte fermée à clef, Fandor, nous coulons.
Il ne put ajouter un mot. La cabine venait d’effectuer un « tonneau » complet.
— Nom de Dieu, cria le policier, au sein du tumulte, et le portefeuille ?
Juve se traîna vers l’angle de la petite pièce. Tout en causant avec Fantômas, Juve, en effet, merveilleux de sang-froid, avait parfaitement aperçu, posé sur une étagère, le fameux portefeuille rouge qu’il était venu chercher au péril de sa vie. Et maintenant même que le Skobeleffsemblait s’enfoncer dans l’abîme, c’était vers ce portefeuille que Juve s’élançait.
Indifférent au bouleversement des choses, Juve atteignit enfin la serviette de maroquin. Ses doigts crispés s’incrustèrent dans le cuir, cependant que, pour retenir Fandor, il mordait à pleines dents le collet du veston du journaliste.
Et alors, avec l’instantanéité des catastrophes, la cabine où demeuraient prisonniers les deux amis était défoncée par une énorme lame, une douche d’eau crevait les murailles, enlevait la fragile prison des deux hommes.
Sans même en avoir conscience, tandis que le Skobeleff, éventré par un récif, coulait, Juve et Fandor, balayés par la houle étaient jetés à l’eau, roulés par le courant, entraînés dans la mer disparue sous la brume.
6 – UN CADAVRE MAQUILLÉ
Entre la mer et le haut de la falaise, deux êtres fuyaient la pointe Saint-Mathieu. Jean-Marie l’équarisseur et Fleur-de-Rogue, la farouche fille d’Ouessant.
— Jean-Marie, disait Fleur-de-Rogue, voici le jour qui se lève, c’est l’heure de nous en aller, il ne faut pas rester longtemps dans leur voisinage.
— Penses-tu que les gendarmes oseraient se risquer ici, pour venir nous cueillir ?
— Non, c’est la mer qui m’effraie. Vois-tu par le large, comme elle est grise et moutonneuse, sûr qu’elle médite encore un mauvais coup. L’affaire de cette nuit n’a pas dû lui plaire, et aussi vrai que je suis ici, je suis certaine qu’elle se vengera. Écoute comme elle gronde, et puis, vois donc, vois donc là-bas ?
D’un geste terrifié, la farouche Bretonne montrait un paquet lourd qu’une lame agonisante était venue jeter sur un petit rocher : c’était un cadavre, encore un, dont l’Océan ne voulait pas, encore une victime du naufrage du Skobeleff, que la mer restituait à ses auteurs.
— Allons nous-en, dit Fleur-de-Rogue, j’ai peur.
Jean-Marie n’était pas rassuré non plus.
Fleur-de-Rogue savait où retrouver les autres membres de la bande qui, après le naufrage, s’étaient éparpillés comme une volée de corbeaux.
Quant à Jean-Marie, il s’était décidé à regagner le manoir de Kergollen.
L’apache-équarrisseur avait été embauché par Dame Brigitte, en qualité de jardinier, il occupait là un poste facile, était ignoré des gens de la ville, passait inaperçu auprès de la police et cela lui convenait à merveille.
Dame Brigitte, au surplus, et les deux hôtes qu’elle avait recueillis la veille au soir, avaient dû passer une nuit pleine d’inquiétude.
Peut-être convenait-il pour Jean-Marie d’aller s’en enquérir et de leur fournir, avec la plus parfaite hypocrisie, des renseignements de témoin oculaire ?
Mais, soudain, Jean-Marie fit un brusque écart, et se dissimula derrière un tronc d’arbre. Il venait de voir sortir de la propriété, un homme en uniforme.
Or, la seule vue de l’uniforme troublait toujours l’énigmatique jardinier du manoir de Kergollen.
L’uniforme était sombre, orné d’un galon d’or, la tenue d’un officier de marine : ce doit être un naufragé du Skobeleff, se dit l’amant de Fleur-de-Rogue.
Visiblement, l’officier russe cherchait à passer inaperçu.
C’était un tout jeune homme de dix-huit à vingt ans au plus. Son visage imberbe était d’une beauté régulière, il avait un teint de pêche, encore qu’un peu hâlé par l’air de la mer.
Curieux de sa nature, Jean-Marie remit à plus tard le moment de rentrer au manoir et suivit des yeux la promenade hésitante de l’officier. Celui-ci portait sous le bras un gros paquet de linge. Pourquoi ?
Après plusieurs allées et venues incertaines, il finit cependant par pénétrer dans une chaumière en ruines, isolée au milieu de la falaise.
Jean-Marie hésitait à s’approcher de cette masure, car il lui aurait fallu traverser un terrain dénudé.
Mais, de loin, il attendait, se disant que l’officier, sans doute, ne tarderait pas à sortir.
Au bout d’un quart d’heure, quelqu’un sortit de la cabane. Mais ce n’était plus un officier ni même un homme, c’était une femme.
La femme disparut, on ne vit plus d’officier, et Jean-Marie ne conserva que le souvenir d’une jupe, celle de la petite Naick, servante de Dame Brigitte.
Mais il était temps de regagner le manoir.
À peine, toutefois, Jean-Marie eut-il disparu derrière un repli de terrain que du côté opposé à la falaise arrivait un homme marchant à grands pas. Vêtu de noir, sur ses épaules un long manteau drapé à l’espagnole. Le visage dissimulé sous un grand feutre noir, et quiconque aurait vu se profiler sur l’horizon cette silhouette imposante, n’aurait pu retenir un cri d’effroi. Cet homme ne pouvait être que Fantômas.
L’insaisissable bandit s’était-il donc échappé du naufrage du Skobeleff ?
Ses vêtements étaient secs et propres. Le monstre avait donc dans le voisinage un asile secret, un domicile ignoré de tous, où il avait pu, alors que ses compagnons se débattaient dans les flots, prendre quelque repos et réconfort ?
Fantômas, sans souci de se faire apercevoir ou remarquer, longea le bord de la falaise, souriant. C’est que Fantômas pensait que parmi ces morts, ainsi ballottés au gré des flots, se trouvaient ses deux implacables ennemis : Juve et Jérôme Fandor.
Fantômas, cependant ramassait quelque chose et le considérait avec anxiété. C’était une casquette d’officier, la coiffure d’un aspirant de marine.
Qu’était-il donc advenu d’Hélène ? La malheureuse jeune fille dont Fantômas n’avait plus de nouvelles depuis l’explosion du navire avait-elle péri dans les flots ?
— Ah, si cela était, gronda Fantômas.
Et le bandit serrait le poing, menaçant de sa terrible vengeance quelque invisible ennemi. Mais non, et il poussa un cri de joie. Il venait de retrouver les restes de l’uniforme, et dès lors la lumière avait jailli : sa fille était sauvée. C’était elle qui avait volontairement abandonné ce costume compromettant pour son sexe, elle avait dû trouver d’autres vêtements, puis, toujours désireuse de fuir son père, elle avait disparu encore. Mais que lui importait ? Le bandit songeait :
— Quoi qu’elle fasse, je l’aiderai malgré elle, je la protégerai contre ses adversaires, je lui faciliterai la disparition qu’elle médite évidemment.
Fantômas se disait que si, d’aventure, les gendarmes que l’on avait dû réclamer d’urgence à la brigade allaient découvrir cet uniforme, ils s’inquiéteraient d’en trouver le propriétaire. Il fallait donner à ses vêtements déchiquetés déjà, par les rochers, saturés d’eau de mer, un possesseur, un propriétaire nouveau.
Le bandit, avec une agilité surprenante, descendit jusqu’au fond de l’abîme, et là, ainsi qu’un vautour, il examinait les morts, il chercha parmi eux un corps jeune et mince qu’il pût, sans difficultés, revêtir de l’uniforme abandonné par Hélène. Bientôt Fantômas avisa un cadavre de mousse, que les rochers et la mer, en se le disputant avec fureur avaient dépouillé de ses effets. Sans souci du sacrilège qu’il commettait, Fantômas, par les cheveux, attirait le cadavre sur le sable. Avec des gestes hâtifs et brutaux, il le glissa dans l’uniforme d’aspirant de marine.
Satisfait de son œuvre, Fantômas attira le mort à terre, le plaça bien en évidence au sommet d’un rocher, à l’abri, sinon des oiseaux de proie, du moins des caresses traîtresses de la vague en furie. Il s’en allait enfin, l’ignoble bandit, puis revint soudain, un pli soucieux marquant son front.
Il avait oublié quelque chose. Le visage de cet enfant, surpris en plein sommeil par la mort implacable, n’était nullement défiguré. Dès lors quand, avec la police, les survivants du Skobeleff, feraient le dénombrement des victimes, il pourrait se trouver quelqu’un qui reconnaîtrait un simple mousse sous l’uniforme de l’officier.
Le Roi du crime s’empara d’une lourde pierre, puis, de toute la vigueur de son bras, lâcha le quartier de roche sur le crâne du trépassé. Les os volèrent en éclat, les chairs du visage s’arrachèrent, se transformèrent instantanément en une bouillie informe et sanguinolente, et, Fantômas satisfait regarda son œuvre. Nul ne reconnaîtrait plus jamais le cadavre défiguré, et lui-même, si le hasard des circonstances et sa volonté téméraire l’y engageait, pourrait venir témoigner que le corps du mutilé était celui de l’aspirant de marine, du secrétaire particulier de l’énigmatique Commandant.
Il y avait à peine une demi-heure que Fantômas s’était retiré, que le monstre avait disparu du sombre théâtre de son dernier sacrilège, qu’un couple s’avançait lentement, avec une extrême prudence, dans le voisinage du roc sur lequel gisait le cadavre mutilé du mousse.
C’étaient deux membres de la bande, qu’un chef énigmatique et généreux avait fait venir de Belleville sur la côte bretonne deux jours auparavant en les alléchant par l’appât d’une excellente affaire. L’homme était Œil-de-Bœuf, elle Loulou Planche-à-Pain.
Œil-de-Bœuf était d’une humeur massacrante et s’en prenait à Loulou.
— Tâche donc de grouiller, grognait-il, salope, tu n’es pas foutue de marcher plus vite que ça, des fois qu’on resterait encore à radiner deux ou trois plombes dans ce potager, sûr qu’on se ferait poisser par les flics.
— J’peux plus, j’peux plus, geignait la fille, j’comprends qu’il faut s’barrer, mais tant qu’à faire, si faut cavaler encore des heures comme ça, j’aime mieux crever sur place.
Et la pierreuse poussa un cri de douleur.
Sans la moindre pitié, Œil-de-Bœuf, de sa large main, l’avait empoignée sous le bras, la forçant à courir sur une crête de rocher. La malheureuse chancela, tomba, demeura couchée par terre. Un coup de pied la releva, une bourrade entre les deux épaules l’obligea à poursuivre sa marche, en dépit d’elle-même, en dépit de tout.
— Cavale, Planche-à-Pain, hurlait Œil-de-Bœuf, sans ça je te broie.
La colère d’Œil-de-Bœuf semblait d’ailleurs augmenter à chaque mètre :
— Si seulement, grommela-t-il, on s’était calé les joues dans cette affaire-là, y aurait trop rien à dire, mais nibe de braise, rien à faire avec tous ces macchabées, on a eu beau les retourner sens dessus dessous, ils étaient plus fauchés que les blés en septembre. Ah malheur de malheur. Qu’est-ce que je m’en vas y raconter au Bedeau quand on se retrouvera.
Œil-de-Bœuf fut interrompu dans ses lamentations, par un cri strident, qui s’échappait des lèvres pâles et gercées par le froid de son infortunée compagne. Surmontant sa faiblesse, et animée d’une vigueur nouvelle, Loulou Planche-à-Pain tendait le bras en direction d’un gros rocher, qu’elle surplombait de toute sa hauteur.
— Là qu’est-ce que c’est ? Encore un macchabée, mais il est couvert de sang.
Œil-de-Bœuf se rapprocha, il regarda, lui aussi, mais lui, il n’avait pas peur. L’apache était habitué à ces horribles spectacles. Au surplus des lueurs de cupidité s’allumaient dans son œil.
— Comment qu’il a l’air cossu, dit-il à Loulou, c’est un galonné celui-là. Jusqu’à présent, j’ai rencontré que des purées, des marins sans grade, des rien du tout quoi. Probable que celui-là, doit être plein aux as.
Œil-de-Bœuf eut un mouvement instinctif, celui de se précipiter sur le rocher, où reposait le cadavre ensanglanté. Loulou s’efforça de le retenir.
— Que vas-tu faire ?
Mais l’apache la repoussa brutalement.
— Comment que je m’en vas lui faire passer la visite de l’octroi, histoire de savoir s’il n’a pas sur lui de la marchandise de contrebande.
Œil-de-Bœuf grimpa sur la roche et, sans souci des taches de sang là où il plongeait les mains, il se hissa à côté du mort.
Puis, prenant son couteau, l’apache fendit les vêtements, visita les poches, poussant des rugissements de triomphe dès qu’il y trouvait une pièce d’or, même quelque menue monnaie. Loulou Planche-à-Pain avait chancelé, perdu l’équilibre. L’infortunée était tombée en arrière, elle gisait désormais sans connaissance, évanouie, dissimulée, perdue dans l’anfractuosité humide et froide d’un rocher découvert à marée basse.
Œil-de-Bœuf, cependant, poursuivait sa sinistre besogne. Il était si occupé à dépouiller le cadavre qu’il ne put entendre le bruit des pas autour de lui.
Et soudain, quelques claquements secs retentirent autour du rocher sur lequel il était juché : l’apache releva la tête.
— Nom de Dieu, jura-t-il, je suis fait.
Tout autour d’Œil-de-Bœuf, avaient surgi une dizaine d’hommes armés qui braquaient sur lui leur revolver. C’étaient des gendarmes, auxquels s’étaient adjoints les douaniers, armés de fusils.
Une voix s’éleva :
— Rends-toi. Tu as dix secondes, sans quoi nous tirons.
— Bon, grommela Œil-de-Bœuf, on y va, ne vous faites pas de mauvais sang. Plus souvent, grommela le bandit, que je me laisserai descendre par ces feignants.
Œil-de-Bœuf résigné, descendit lentement, se laissant glisser le long du rocher.
En vain jeta-t-il un coup d’œil furtif pour voir s’il ne pourrait pas profiter d’un moment d’inattention, d’une circonstance fortuite pour échapper à la surveillance dont il était l’objet. Rien à faire, vingt-cinq armes étaient braquées sur lui. De quelque côté qu’il se dirigeât, c’était la fusillade irrémédiable et certaine.
— Me v’là, qu’est-ce qu’il y a pour vot’ service, Messieurs, dames.
Cependant que deux gendarmes s’emparaient du bandit, et lui passaient les menottes, le brigadier s’approcha :
— Votre nom ?
— Œil-de-Bœuf.
— Ce n’est pas un nom. Comment vous appelez-vous ?
— J’vous dis, répéta l’apache, que j’m’appelle Œil-de-Bœuf, j’suis enfant trouvé, paraît que je suis tombé d’une fenêtre.